«Je suis de plus en plus persuadée que la politique d’immigration européenne s’accommode de ces victimes humaines pour endiguer les flux migratoires. C’est peut-être dans une perspective de dissuasion. Quand on sait que pour ces personnes, la traversée en canot est la dernière lueur d’espoir, alors je dis que leur mort est une honte pour l’Europe» (...) «J’ai été élue en mai 2012 et depuis, jusqu’au 3 novembre, on m’a déjà remis 21 cadavres de personnes qui se sont noyées en essayant de rejoindre Lampedusa. Pour moi c’est insupportable et pour notre île c’est une grande souffrance».
Ces phrases sont extraites d’une lettre ouverte impressionnante, adressée, en décembre 2012, à l’opinion publique européenne par Giusi Nicolini, la nouvelle mairesse de l’île de Lampedusa.
Contrôler les contrôleurs
Témoignages de l’autre rive de la Méditerranée: le 12 septembre 2012, la radio tunisienne Shems FM interviewait des contestataires, dans la ville d’El-Fahs: «Il y a sept jours, beaucoup de nos proches sont partis pour Lampedusa. Le bateau a coulé et bien qu’ils aient envoyé des signaux de détresse, les équipes de sauvetage sont arrivées beaucoup trop tard. Nous ne savons pas qui s’est noyé et qui a survécu. Les survivants se trouvent maintenant au centre de rétention de Lampedusa. Mais on ne nous donne pas leurs noms. Nous sommes descendu dans la rue, mais le gouvernement a envoyé sa police qui nous a matraqués et a tiré sur nous avec des grenades lacrymogènes. Est-ce qu’on nous prend pour des bêtes? Sommes-nous des chiens auxquels on donne des coups de pied?».
Ce qui se passe en mer Méditerranée est effectivement inacceptable. Les survivants ont maintes fois témoigné de cas de non assistance aux naufragés. Manifestement, le «laisser mourir» appartient à la stratégie de dissuasion de l’Union européenne aux frontières maritimes. Le motif principal du projet de surveillance Watch The Med1 est d’intervenir de manière efficace contre les violations continuelles des droits de la personne. Les résultats des recherches menées à l’aide de nouvelles technologies ne servent donc pas seulement à dénoncer publiquement cette situation, mais peuvent aussi apporter des preuves pour alimenter des dépôts de plaintes.
Watch the Mediterranean Sea s’appuie sur une carte interactive, sur laquelle figurent des données concernant les divers domaines de responsabilité géographique pour le sauvetage en mer ainsi que les zones d’intervention, reliées avec d’autres informations, comme par exemple: d’où venait le vent? Comment était le courant marin?
On peut se faire une idée des déplacements des embarcations en situation de détresse, en associant des photos satellites et des enregistrements SOS ou bien des données de téléphones portables – aux abords des côtes – ainsi que des témoignages de réfugiés survivants. Il est ainsi possible, le cas échéant, d’établir et d’apporter des preuves de non-assistance à personne en danger devant le tribunal.
«Contrôler les contrôleurs de frontière» et «mettre un terme à l’impunité sur la mer» sont, selon les deux fondateurs de Watch the Med, Charles Heller et Lorenzo Pezzani, les deux objectifs prioritaires de ce projet. De plus, les éléments d’information ainsi rassemblés pourront servir aux migrants et aux réfugiés, aux pêcheurs comme aux marins. A travers la coopération transnationale se met en place un réseau s’opposant formellement au non-droit en mer.
Left-to-Die-Boat2
En 2011, plus de 40 bateaux et avions de guerre étaient en action en Méditerranée, dans le cadre de l’intervention militaire engagée contre le régime libyen. Cette zone maritime, la plus surveillée de toute la planète, est pourtant devenue simultanément une fosse commune pour des boat people. Un cas particulièrement dramatique, relaté par la presse internationale, a déclenché l’indignation de l’opinion publique. Le 27 mars 2011, 72 migrants subsahariens avaient quitté Tripoli à bord d’un petit bateau, en direction de Lampedusa. A la moitié de la traversée, ils sont tombés en panne d’essence et l’embarcation est partie à la dérive, en haute mer. Grâce à un téléphone satellite, ils ont réussi à informer les garde-côtes italiens (qui plus tard avertiront leurs collègues maltais et l’OTAN) de leur situation désespérée. Et bien qu’à la suite de cela, un avion patrouilleur, un hélicoptère de l’armée, deux bateaux de pêche et un grand bateau de guerre se soient approchés d’eux, personne ne leurs a porté secours. L’embarcation a dérivé durant 14 jours; 63 personnes y perdirent la vie, faute d’eau et de nourriture à bord. Il n’y avait plus que 9 survivants lorsque le canot atteignit de nouveau la côte libyenne.
Des ONG se sont associées pour enquêter en détail sur cet incident scandaleux, dans le but d’entamer une procédure juridique au cours de laquelle les responsables de la mort de ces migrants auront à rendre des comptes. Un groupe de chercheurs de l’université de Londres a soutenu concrètement cette initiative; ils sont à l’initiative du projet Watch the Med. Ils ont comparé les informations des survivants et les documents officiels avec les recherches cartographiques, les modélisations des courants marins ainsi que les photos satellites pour reconstituer aussi précisément que possible le déroulement des événements et afin également de localiser les bases des bateaux militaires qui se trouvaient à proximité.
Beaucoup de questions restent certes encore ouvertes, mais grâce à ces moyens technologiques, il a été possible d’étayer les témoignages des survivants. La reconstitution montre que les garde-côtes italiens mais aussi maltais, de même que les militaires, ont refusé toute opération de sauvetage bien qu’ils aient été informés sur la situation de détresse de la barque des réfugiés et sur sa position exacte. Des plaintes ont été, depuis, déposées en France et en Italie, d’autres pays suivront. De sorte que quelques procédures ont déjà été engagées, avec le chef d’accusation de non-assistance à personnes en danger.
L’exemple de Lampione
Le 6 septembre 2012 au matin, 135 harragas (désignation nord-africaine des boat people) quittaient la plage Sidi Mansour à Sfax, à bord d’un cotre en bois de 10 mètres de long, direction la côte italienne. Curieusement, ils furent accompagnés dans les eaux tunisiennes par les garde-côtes tunisiens (la garde nationale maritime); le bateau patrouilleur Alyssa les a filmés à maintes reprises. Les gendarmes ont pris contact avec les harragas: ils les ont mis en garde contre la surcharge du bateau et la menace d’une tempête. Finalement, ils ont fait appel à leurs collègues italiens.
Le même jour, en début de soirée, le cotre a coulé, à une distance de 12 milles marins de Lampedusa, près de l’île rocheuse de Lampione. A 17h20, les harragas ont envoyé un message SOS par téléphone mobile. 56 personnes ont survécu à cette tragédie. Elles ont pu rejoindre l’île rocheuse à la nage; quelques-uns seulement ont été sauvés de la mer au milieu de la nuit. Les survivants ont raconté que le cotre a coulé très rapidement et que beaucoup n’ont pas réussi à sortir du pont inférieur. Dans les jours et les semaines suivants, 6 corps ont été repêchés. Les survivants estiment à 79 le nombre de passagers qui ont péri en mer, parmi lesquels des femmes et des enfants.
L’opération de sauvetage et la recherche de survivants auraient soi-disant commencé tout de suite. Mais c’est seulement le 7 septembre 2012 à 2 heures qu’un bateau de l’OTAN allemand a repêché deux personnes. Les survivants arrivés sur l’île de Lampione n’ont été découverts que vers 4 heures. Les garde-côtes italiens, la douane volante, trois bateaux de guerre de l’OTAN (un italien, un turc et un allemand) et des avions se trouvaient directement dans le périmètre du naufrage. Les dix heures de retard restent à ce jour non expliquées. C’est pour cette raison et au vu de la politique de désinformation des gouvernements italien et tunisien que des actions de protestation ont eu lieu dans plusieurs villes tunisiennes en septembre dernier.
Watch the Med a recherché les traces des messages de détresse envoyés, a trouvé les coordonnées du naufrage du bateau et les a mis en relation avec les zones de téléphones mobiles, des radars de Frontex et de la douane volante. Les données cartographiées ont servi dans un premier temps à un travail de communication avec les médias, couronné de succès, et doivent devenir à moyen terme des pièces à conviction pour d’autres procédures pénales.
Plus d’info:
- watchthemed.crowdmap.com - watchthemed.crowdmap.com
- ffm-online.org- ffm-online.org
- www.afrique-europe-interact.- www.afrique-europe-interact.
- Voir archipel No 208, octobre 2012, Nouvelle solidarité transméditéranéenne et No 207, septembre 2012, Une semaine avec Boats4People.
- Un bateau pour laisser mourir.
Boats4people C’est en réaction aux plus de 2.000 réfugiés noyés ou morts de soif en 2011 que le projet de coopération euro-africain Boats4people a commencé ses premières actions. Entre la Sicile, la Tunisie et Lampedusa ont eu lieu, grâce à un bateau affrété pour l’occasion ainsi que sur un ferry commercial, une série d’actions de protestation, de conférences de presse ainsi que des réunions et des rassemblements commémoratifs. Cette tournée de protestation symbolique en mer Méditerranée visait à rendre cette problématique publique et à élargir les contacts. Cette tournée a servi de phase-test pour le projet monitoring Watch the Med.
Un monde sans frontière et la liberté d’aller et de venir pour tous sont nos objectifs sur le long terme et la suppression du régime de visas meurtrier, une revendication corollaire. Avec Watch the Med se combinent des options d’actions concrètes à court et à moyen terme qui vont au-delà de la reconstitution de décès et de plaintes contre les responsables. Des interventions en temps réel, techniquement envisageables, permettraient d’imposer le sauvetage de boat people en situation de détresse. Cela ne demanderait pas seulement un système d’appel d’urgence fonctionnel et l’information des migrants concernés, mais aussi l’existence d’un réseau de la société civile prêt à agir des deux côtés de la mer Méditerranée. Watch the Med va continuer à participer à différents projets des deux côtés de la Méditerranée dont, entre autre, la caravane de bus traversant plusieurs villes tunisiennes, prévue pour septembre 2013.