Notre dernier voyage en Bosnie-Herzégovine et en Croatie remonte à un an et demi. Nous avions alors rencontré plusieurs collectifs de la société civile, ainsi que des personnes qui s’engagent en faveur des réfugié·es sur la route des Balkans. Depuis, nous soutenons ces personnes courageuses et sommes resté·es en contact avec elles. Aujourd’hui, nous* leur avons rendu à nouveau visite.
Notre motivation pour ce voyage était avant tout de développer les contacts personnels, de res-sentir la situation sur place et de collecter des informations qui pourraient nous aider en Suisse à empêcher les renvois Dublin de requérant⸱es d’asile vers la Croatie. Notre séjour d’une semaine a été rythmé par la visite de plusieurs lieux en conséquence.
Première étape, le 10 novembre 2022: arrivée dans la petite ville de Velika Kladuša en Bosnie – l’un des principaux points de passage pour les personnes fuyant vers l’Europe occidentale – située non loin de la frontière croate. Ces dernières années, des milliers de personnes sont arrivées dans la ville et le canton d’Una Sana pour tenter leur chance. Mais la plupart des personnes en quête de protection ont été renvoyées illégalement en Bosnie par les garde-frontières croates, avec le soutien de Frontex. Il existe des centaines de témoignages et de preuves de mauvais traitements et d’humiliations systématiques. Aujourd’hui, la ville est beaucoup plus calme que la dernière fois. Nous croisons peu de mi-grant⸱es dans les rues. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus personne sur la route. Nous rencontrons Admir, qui gère avec son père un café et une auberge où les réfugié·es peuvent séjourner et se ressourcer. Il fait partie de ceux que l’on appelle les «locaux», les habitant·es de la région qui s’engagent pour les réfugié⸱es. Il est toujours très occupé à remonter le moral des désespéré·es, à organiser l’hébergement et d’autres formes d’aide. Les autorités ont tenté à plu-sieurs reprises de lui mettre des bâtons dans les roues, en vain jusqu’à présent.
Un vide fantomatique
Alma, enseignante dans un village voisin, a fondé l’association Rahma (en français: grâce), qui a été la première initiative locale à être officiellement reconnue comme organisation d’aide. Le lendemain, nous visitons son local où il y a des espaces pour la nourriture, les vêtements, les chaussures, les machines à laver et les douches pour les passant⸱es. Son collaborateur Idin, également enseignant, prépare un transport de nourriture et de produits d’hygiène qu’il doit apporter aux bâtiments auparavant vides où les réfugié·es sont installé⸱es provisoirement. Rahma effectue régulièrement ce genre de transport mais aujourd’hui, un appel téléphonique vient l’en empêcher. Alma raconte que les squats ont été évacués par la police et que tous les «habitant⸱es» ont été déporté·es. Nous partons de notre côté pour comprendre la situation sur place: il n’y a plus personne dans la maison isolée et inachevée à la campagne, où les «people on the move» avaient trouvé refuge et qu’ils appellent «Bon courage».
Devant la maison, une paire de chaussures abandonnées, comme si leur propriétaire s’était volatilisé. Une vision fantomatique s’offre également à nous dans l’immense ruine d’une usine à la périphérie de Velika Kladuša: partout, dans les pièces et les halls nus, des traces des personnes soudainement disparues qui nous font prendre conscience de l’ampleur de la misère de ces per-sonnes en fuite. Nous apprendrons plus tard que les migrant⸱es ont été emmené·es de force en bus vers le tristement célèbre camp d’État de Lipa, mais que certaines auraient déjà repris le chemin du retour par leurs propres moyens. Le sens de cette opération policière reste totalement obscur. S’agit-il d’un simple harcèlement et d’une intimidation ou y a-t-il autre chose derrière?
Soutiens internationaux et locaux
Outre les soutiens locaux, nous rencontrons les activistes internationaux de No Name Kitchen et Blindspot, tous des jeunes qui restent généralement ici au moins un mois pour aider de diverses manières les «people on the move». Iels doivent agir avec beaucoup de prudence, car même la plus petite aide est une épine dans le pied des autorités et peut donner lieu à des représailles. Le collectif Medical Volunteer International (MVI) est officiellement reconnu aux côtés de Rahma, mais n’est autorisé qu’à fournir les premiers secours. Le transport de blessé·es ou de malades vers un hôpital leur est déjà interdit. Tant les internationaux que les locaux rapportent que les pushbacks brutaux se poursuivent, mais moins qu’avant, et qu’entre-temps, les migrant⸱es qui arrivent en Croatie reçoivent une notification d’obligation de quitter le territoire dans les sept jours, ce qui leur permet quand même de poursuivre leur voyage. Outre les nombreux réfugié⸱es afghan⸱es, de nombreuses personnes en provenance du Burundi ont récemment pris la route et ont pu entrer en Serbie sans visa. Mais cette voie est à nouveau bloquée depuis, sous la pression de l’UE et de la Suisse. Certain·es sont arrivé·es en Suisse via la Bosnie et la Croatie, ont demandé l’asile, mais risquent d’être renvoyé·es en Croatie selon la procédure Dublin.
L’après-midi du 12 novembre, nous poursuivons notre route vers Bihać, chef-lieu du canton, et rencontrons Daka et Nicola de Kompas, un collectif également reconnu officiellement et originaire de Sarajevo. L’association a ouvert ses locaux en janvier 2022 et depuis, environ 1300 réfugié·es sont passés par là. Le local est situé à l’extérieur de la ville, sur la route menant à Velika Kladuša. Les activistes solidaires offrent du thé aux personnes de passage, lavent leur linge, rechargent leurs téléphones et mettent des douches à disposition. En outre, les voyageur·euses peuvent choisir des vêtements et des chaussures dans un magasin gratuit. Depuis environ trois mois, beaucoup moins de personnes passent chez Kompas. Malgré des conditions très précaires, les femmes et les mineur·es ont tendance à rester dans les camps, tant à Bihać qu’à Lipa, en raison des pushbacks et par peur de l’hiver. C’est pourquoi les activistes en profitent pour distribuer des vêtements aux autochtones qui ne possèdent pas grand-chose non plus.
L’après-midi du 13 novembre, nous sommes en route de Bihać vers Sarajevo. Le trajet en voiture traverse des vallées au paysage montagneux, un haut plateau dans le brouillard, des villages aux minarets graciles et de petites villes. Là où le soleil passe, il baigne le paysage d’une douce lumière automnale qui rend irréelles les maisons détruites que nous voyons presque partout. La guerre est terminée depuis 27 ans, mais les blessures sont profondes.
Des containers et des humains
Arrivé·es à Sarajevo, nous rencontrons Dijana Muzicka de Caritas; elle est responsable pour les questions de migration. Elle nous donne un aperçu des lieux et des activités de Caritas et nous permet de visiter deux camps de réfugié·es dans les environs. Accompagné·es par une jeune collaboratrice, nous nous rendons d’abord dans le camp d’Uzevak pour les familles et les mineurs. Le camp se compose principalement de containers en tôle avec des lits superposés. Caritas a aménagé un «Social Corner», c’est-à-dire une pièce où les résident⸱es actuel⸱les peuvent boire un thé et s’occuper en dessinant ou en jouant à des jeux de société. Il semble que ce soit le seul endroit accueillant du camp. Une cuisine collective est en projet, où les personnes réfugiées pourront cuisiner leur propre nourriture. Sur le mur d’un container qui abrite un petit atelier de couture, on peut voir la photo d’une femme musulmane habillée à la mode sous l’emblème de l’OIM (Organi-sation internationale des migrations).
L’OIM organise également des défilés de mode, comme si elle ne savait pas quoi faire des millions qu’elle reçoit des États membres et de l’UE. L’organisation est présente dans la gestion des camps gouvernementaux et par le biais d’affiches appelant les personnes à retourner «volontairement» dans leur pays d’origine. Les organisations les plus diverses ont collé leurs logos sur les containers, dont la Direction du Développement et de la Coopération suisse (DDC). Mais les conditions de vie des personnes restent ici très rudimentaires. Heureusement, il n’y a actuellement qu’environ deux cents personnes dans le camp. Nous nous rendons ensuite au camp de Blazu pour les hommes voyageant seuls, où un collabo-rateur de Caritas nous accueille et nous fait visiter le camp. Le terrain est beaucoup plus vaste et un mirador s’élève dans le ciel au-dessus des containers, mais il ne serait plus en service. Le camp a été construit sur un ancien terrain militaire, comme presque tous les camps de Bosnie-Herzégovine. Il accueille actuellement 1800 hommes, principalement des Afghans, pour une capacité d’accueil de 2000. Ici aussi, il existe de petits projets de Caritas et d’autres organisa-tions, mais les conditions restent extrêmement précaires. C’est l’heure du déjeuner: les hommes s’alignent en une longue file pour collecter leur repas. Cela peut durer deux bonnes heures avant que le dernier ne soit nourri. Avec le recul, nous nous demandons jusqu’à quel point ces visites de camps sont utiles. On nous fait officiellement visiter le camp et on nous donne à voir ce que l’on a le droit de voir, et il n’est guère possible de parler avec les migrant⸱es. Nous pensons qu’il est malgré tout important de garder un pied dans la porte.
Une nouvelle route vers l’Europe?
Dans le local de Kompas 071 à Sarajevo, Ilma, une jeune femme très chaleureuse portant le hijab, le foulard des femmes musulmanes, nous accueille. L’association fonctionne avec trois personnes rémunérées et deux bénévoles. Ici aussi, il y a un magasin gratuit, des machines à laver et des douches. Environ quatre-vingts personnes passent chaque jour. Elle nous fait un rapport dé-taillé sur la situation actuelle. Sarajevo est toujours un lieu de passage important, tout comme Tuzla, d’où les réfugié⸱es traversent la République serbe de Bosnie pour rejoindre la Croatie et l’UE à Gradiška. Il s’agit d’une nouvelle route qui est dangereuse. De nombreuses personnes ont déjà perdu la vie en traversant la Save à Gradiška. 90 pour cent des voyageur·es sont actuellement des Afghan⸱es. En effet, la Turquie renvoie massivement les personnes originaires d’Afghanistan dans leur pays d’origine. Les Iranien⸱nes sont également de plus en plus nombreux. Depuis que le bruit s’est répandu que la Croatie délivrait un «papier de 7 jours», les people on the move voient à nouveau de meilleures chances.
Lorsque nous rencontrons des représentantes de Are You Syrious, de Border Violence Monitoring Network et du Center for Peace Studies à Zagreb, la capitale croate, sur le chemin du retour vers la Suisse, elles nous expliquent que le document n’est pas un «laisser-passer» pour l’Europe – au contraire, il appelle à quitter aussi bien la Croatie que l’UE. L’odyssée des personnes en quête de protection n’est pas terminée pour autant. A partir du 1er janvier 2023, la Croatie deviendra probablement membre de l’espace Schengen. D’ici là, une pratique un peu plus légère semble prévaloir, probablement en raison des nombreuses critiques concernant les violations des droits humains à la frontière avec la Bosnie. La Croatie ne veut pas perdre sa probable admission dans l’espace Schengen. Mais que se passera-t-il ensuite? Il faut s’attendre à une fermeture encore beaucoup plus importante à partir de 2023 envers les pays hors UE et Schengen, tels que la Serbie et la Bosnie. La Croatie deviendra alors le chien de garde de l’espace Schengen.
Le fait que la Suisse renvoie les requérant∙es d’asile vers la Croatie selon la procédure Dublin est critiqué par toutes les personnes que nous rencontrons. Selon elles, la situation des droits hu-mains pour les réfugié⸱es est catastrophique. Nos interlocutrices nous donnent de nombreuses informations qui confirment ce fait. Aux Pays-Bas et en Allemagne, des décisions de justice ne permettent plus de procéder à des renvois automatiques. Depuis notre retour en Suisse, nous évaluons toutes les informations et espérons pouvoir amener la Suisse à renoncer également aux ren-vois. Nous reviendrons vers vous en janvier.
Michael Rössler, membre du FCE-Suisse
- Membres de la délégation: Sophie Guignard (Solidarité Sans Frontières), Miriam Helfenstein (No-Frontex), Claude Braun, Camillo Römer, Michael Rössler (FCE/Cercle d’Amis Cornelius Koch).