Voilà bientôt deux ans et demi qu'il était bien compliqué de se rendre au Maroc! Comme partout dans le monde, le Covid a sévi et les conséquences en sont encore visibles, surtout pour les personnes les plus vulnérables et précaires.
C'est avec une certaine émotion que j'ai retrouvé Ivonne, Prisca, Aurore, David, Camara et bien d'autres ami•es rencontré•es lors de voyages effectués entre 2016 et 2019 à Rabat, dans le cadre d'ac-tions de soutien et d'accompagnement de personnes en migration. Nous avons tenté de ne pas nous perdre de vue en échangeant des nouvelles régulièrement. Ce bouleversement qui parfois, ici, s'est transformé en atteinte à "nos libertés" a été vécu là-bas comme un moment de survie extrême pour ces personnes en situations déjà bien précaires. Beaucoup n'avaient plus d'autre choix que de "tenter leur chance" et Ivonne, accompagnée de sa petite Lina Rose, s'est rendue en forêt parce qu'un passage s'était soi-disant ouvert vers Melilla. De passage il n'y en avait pas et Lina Rose a bien failli y perdre la vie, la pente abrupte qui descendait vers la mer l'a happée et sans l'aide d'un camarade migrant, elle aurait disparu en contre-bas sur la côte rocheuse. Iels ont été nombreux/euses à n'avoir plus que cet espoir: passer coûte que coûte parce que finalement souffrir ici ou là-bas…
Quelques chiffres
Les chiffres officiels avancés par la marine marocaine concernant les sauvetages, départs ou passages sont quelque peu obscurs: 14.236 migrant•es dans l'Atlantique et en Méditerranée en 2021, sources du ministère marocain de l'Intérieur. Dans le même temps, Rabat affirme avoir déjoué 63.121 tentatives d'immigration vers l'Espagne. Au cours du premier trimestre 2022, la marine royale a porté assistance à 97 personnes. Les informations officielles font également état de 14.746 tentatives de passages déjouées pour les trois premiers mois de cette année. Les autorités marocaines affirment par ailleurs qu'elles ont procédé au démantèlement de 256 réseaux de trafic de migrant•es l'an passé, contre 52 au premier trimestre de cette année.
Quant aux franchissements des clôtures des enclaves situées au nord du Maroc, Ceuta et Melilla, ils sont au nombre de 49 (sic!) en 2021. Et de 12 de janvier à mars 2022, tous enregistrés à Melilla. Le 2 mars 2022, environ 2500 personnes ont tenté de pénétrer sur ce territoire espagnol, un record selon les autorités puis deux nouvelles tentatives, impliquant respectivement 1200 et un millier de personnes, ont eu lieu. Alors qu’au total, 871 migrant•es ont réussi à entrer à Melilla, par rapport à 1 092 (sic!) sur l'ensemble de l'année 2021. (Tous ces chiffres proviennent du site Infos-migrants)
En fait, lorsqu'on commence a regarder de plus près les chiffres officiels donnés au gré des acro-batiques relations "incestueuses" du Maroc et de l'Espagne, on se rend vite compte qu'il s'agit d'une propagande assez grossière pour afficher, au moment opportun, des résultats ressemblant à des carnets de notes de bons ou de mauvais élèves! Le Maroc, à l'instar de la Lybie et de la Turquie, peut se permettre, vu sa position géographique, d'ouvrir ou de fermer ses frontières au rythme des aléas di-plomatiques avec l'Espagne et l'UE.
Coopération hispano-marocaine
Une réunion hispano-marocaine avec le secrétaire d'État espagnol à la Sécurité, Rafael Pérez s'est tenue au printemps 2022 et la coopération bilatérale sur la gestion des flux migratoires y a été largement abordée. Quelques extraits des résolutions sorties de cette réunion: "Face aux défis partagés induits par l'action des réseaux de trafic des migrant•es et l'environnement régional instable, les deux parties ont décidé de renforcer leurs mécanismes de coordination et d'échange d'informations". En gros, pour ne pas se faire accuser de mener une guerre inhumaine contre les personnes qui cherchent une vie meilleure, la rhétorique anti-maffieuse est convoquée, elle est facile et utiliser des méthodes illégales pour soi-disant lutter contre ne leur fait pas peur... Et comme il faut lâcher quelque chose, le Maroc propose de faire ce qu'il a peu fait jusqu'à aujourd'hui: "En matière de lutte contre les réseaux criminels de trafic, le retour [des migrant•es] cons-titue également un instrument de dissuasion essentiel". Sauf que la complexité des expulsions d'illé-gaux reste entière puisqu'il est souvent impossible de prouver d'où viennent ces personnes qui sont pour la plupart démunies de papiers d'identité.
Et puis, là où les choses deviennent intéressantes pour le Maroc: les deux parties ont dit accorder "une importance particulière aux possibilités accrues d'accompagnement financier en faveur du Maroc" dans le cadre financier pluriannuel de l'Union européenne (UE). Les accords de coopération sont juteux et les voitures et maisons de luxe qui fleurissent ici ou là en sont, en partie, des retombées concrètes pour celles et ceux qui ont "ratissé" au bon endroit au bon moment…
La militarisation, la répression et les chasses, irrégulières mais néanmoins conséquentes, des per-sonnes précaires qui attendent aux lieux de passages, pompent une bonnespartie de ces subventions. Pour les autres les restes! Cela leur permettra de mettre en place quelques programmes d'aides aux migrant•es: accueil temporaire, aide à la professionnalisation pour les chanceux/ses qui ont pu accéder à la carte de séjour et autres bonnes actions qui ne sont quasi jamais pérennisées. Il y a aussi, heureusement, des ONG telles que Caritas ou Médecin du Monde, et d'autres moins renommées, qui investissent le terrain de l'accueil et de la formation professionnelle. Elles ont pour la plupart leurs propres financements.
Camerounais•es et subsaharien•nes
Nous avons rencontré Iréné Ledoux, chef de la communauté camerounaise au Maroc, il est aussi médiateur et assistant social. L'une de ses prérogatives est de faire le lien entre les camerounais•es et l'ambassade. Il se rend au pays pour y collecter les papiers nécessaires à celleux qui veulent ou doivent prouver leur identité officielle pour mettre en place les démarches d'accès au séjour régulier. Iréné refuse de prouver des identités auprès de l'ambassade qui pourrait servir aux expulsions, posture pas facile à tenir.
Iréné est aussi actif au sein du groupe Alarmphone et venait de passer un mois à Laâyoune, au Sa-hara occidental, pour y diffuser de l'information, faire de la prévention et témoigner de ce qui s'y passe. Le Maroc reste un pays accessible à la traversée vers l'Europe. Pour cause de pandémie et des confinements successifs, les passages de Ceuta et Melilla étant fermés hermétiquement, ceux de Tanger et des côtes du nord très difficiles d'accès, celles et ceux qui voulaient "tenter leur chance" se sont principalement regroupé•es autour des villes du Sud, telle Laâyoune, point de départ vers les Îles Canaries.* La répression y est intense et s'abat sur elleux comme une bête enragée. Les arrestations n'ont jamais cessé; elles s'effectuent sous forme de rafles dans une temporalité aléatoire et de manière totalement arbitraire. Aucune catégorie de population ne trouve grâce aux yeux de l'armée et de la police qui, après avoir temporairement rassemblé leurs "prises" dans des campements de fortune, les dispersent à la frontière algérienne où dans des petits villages du Sud situés aux portes du désert. Et tout cela sans aucun moyen de subsistance; des mort•es, il y en a mais on n’en entend jamais parler! Iréné n'en était pas à sa première visite mais il a, cette fois été particulièrement choqué de ce qu'il a vu et entendu. Il essaie de convaincre ses frères et sœurs d'exil de rester en Afrique et d'y développer leurs talents et leurs savoirs.
Prisca, elle, survit grâce à un petit étal qu'elle aménage chaque jour devant la maison dans laquelle elle loue un logement de fortune. Son propriétaire lui en a donné la permission. Le matin elle se lève tôt, part faire quelques ménages harassants; à l'heure de l'école, elle court y amener son fils parce que lui fera des études c'est obligatoire! A son retour elle monte son étal et la voilà partie pour une journée de vente de produits subsahariens venus du port de Casablanca. Prisca a la charge de son plus jeune fils qu'elle a pris avec elle en exil, mais aussi de ses deux grands garçons et de son mari restés au pays, le Congo Brazzaville. Il y a quelques mois, sa sœur est décédée et personne d'autre ne pouvait nourrir ses enfants, c'est donc Prisca qui les a pris en charge… Elle mesure un mètre cinquante cinq. Sa détermination n'a d'égale que sa colère contre le dictateur qui l'a fait fuir et les pays occidentaux qui en sont les complices affichés. Prisca est une des protégé•es du HCR mais les relocalisations sont rares, elle l'attend malgré tout avec patience.
Elle fait partie de celles et ceux qui trouvent des espaces de protection dans l'anonymat des grandes villes et qui ont survécu péniblement aux confinements successifs. Pas de petits commerces, plus de ménages ou autres accès au secteur de la domesticité, pas de possibilité de faire la manche dans les rues et pour les rares artistes subsaharien•nes qui avaient trouvé ainsi quelques moyens de subvenir à leurs besoins, plus d'accès aux espaces publics. Pour beaucoup, il n'était plus question de partir vers l'Europe, iels avaient trouvé des possibilités là, au Maroc, et voilà que tout s'effondre. On peut parler de conditions extrêmes de survie; iels ont eu faim, ont fait jouer les réseaux solidaires lorsqu'il y en avait. Le lien communautaire a joué sont rôle pour le meilleur dans ce cas précis. L'accessibilité à la carte de séjour est de plus en plus difficile. Beaucoup n'ont pas la possibilité de la renouveler, les cri-tères sont de plus exigeants: contrat de travail, contrat de location, compte en banque... on se doute bien que peu de personnes nouvellement arrivées au Maroc ont accès à toutes ces "faveurs".
David est poète, grâce au soutien d'une fondation belge, il a eu l'opportunité d'éditer deux recueils de poésie "Boza" et "l'Enfant Clandestin". Après avoir vécu en tant que clandestin pendant plus de quatre ans au Maroc, il a pu retourner au Cameroun pour en revenir régulièrement. Une aubaine pour l'aider à obtenir cette fameuse carte de séjour. Malheureusement le confinement l'a jeté une nouvelle fois dans la misère puisque l'accès à l'espace public a été largement restreint et, suite à une erreur judiciaire, il s'est retrouvé sept mois et demi en prison, oublié de la justice marocaine qui pour seule réparation a accepté de ne pas inscrire cette peine non méritée dans son casier judiciaire, vide jusqu'à ce jour. Traumatisé, il a besoin d'un sérieux coup de main pour se remettre en selle. Nous vous en reparlerons...
Pour conclure cet article, j'ai envie de reprendre une des phrases récoltées dans ce rapport tout droit sorti de la réunion de coopération hispano-marocaine qui, entre autres, s'intéresse à la gestion des flux migratoires. Lisez-la attentivement: "Concernant la gestion des frontières et ses enjeux pluriels, l'accent a été mis sur la nécessité d'articuler les efforts autour de la solidarité agissante en terme d'appui technique et financier pérenne qui puisse optimiser la résilience et l'efficience opérationnelles."
Il y a là tout le cynisme de la rhétorique politique et administrative agissant aux frontières de l'Europe et au-delà, puisque l'externalisation de ces frontières organise et accroît continuellement le broyage systématique de celles et ceux qui s'exilent et cherchent un refuge.
Marie-Pascale, FCE – France
- Voir Archipel 305, juillet 2021, Migrations / îles Canaries: une prison à ciel ouvert pour les réfugié•es et Archipel 309, décembre 2021, Migration/Espagne: 11 jours de mer, 11 ans de prison.