A l’été 2015, pendant plus de 100 jours, une centaine d’exilé-e-s et de personnes solidaires ont fait exister le camp autogéré Presidio No border Ventimiglia, à 100 mètres de la frontière franco-italienne entre Vintimille et Menton. Il-elles ont vécu et lutté contre les frontières, les contrôles au faciès, les déportations quotidiennes et pour la liberté de circulation pour toutes et tous.*
Jusqu’à l’expulsion du camp par les forces de police, qui a valu aux occupant-e-s européen-e-s des poursuites pénales (privations de liberté, interdiction de territoire), la situation de Vintimille a été relatée avec plus ou moins de pertinence dans un certain nombre de médias, petits ou grands. Depuis l’automne, le relais médiatique français est quasi inexistant, alors que la situation n’a pas changé et que les arrivées augmentent depuis quelques semaines.
Avec l’état d’urgence, la France a renforcé le dispositif de contrôle mis en place en juin sur le littoral, avec une présence accrue de militaires armés le long de la ligne de la frontière. La COP21, le plan Vigipirate et la «lutte contre le terrorisme» ne sont que des prétextes utiles au renforcement des politiques sécuritaires et liberticides de ces dernières années.
Selon le ministre de l’Intérieur Cazeneuve, cette décision, applicable initialement pour une période d’un mois et étendue depuis, ne visait pas les «migrant-e-s» mais les potentiels candidats au terrorisme supposés se cacher parmi eux.
Fin mars 2016, les personnes bloquées à cette frontière sont entre 100 et 200 en ville, principalement à la gare où elles dorment, et plusieurs dizaines arrivent chaque jour. On estimerait à une dizaine le nombre de passages quotidiens en France.
A la gare de Vintimille, on peut rencontrer des shebab (jeunes en langue arabe, pour désigner les «migrants»), des policiers et des passeurs. Les personnes en transit vers la France sont principalement des hommes seuls, ainsi que quelques familles et femmes seules, parfois enceintes. Il y a beaucoup de nationalités différentes mais les Soudanais-e-s représentent une bonne partie.
Ils dorment dehors sur le parvis de la gare, sans auvent pour se protéger de la pluie, des cartons en guise de matelas. Cet espace n’est pas un camp, ce qui signifie qu’ils n’ont pas d’espace de vie et qu’ils doivent se débrouiller par eux-mêmes pour leur quotidien.
Le seul repas inconditionnel garanti est un petit déjeuner servi par Caritas tous les jours, sauf le dimanche. Caritas fonctionne avec une équipe de bénévoles et de salarié-e-s. Une distribution de vêtements et d’une ration alimentaire froide est assurée pour plus d’une centaine de personnes. Deux douches permettent à une dizaine de personnes de se laver chaque jour. L’alternative à cette situation précaire est d’accéder au centre d’accueil géré par la Croix-Rouge Italienne (CRI), seule organisation humanitaire d’assistance autorisée, situé de l’autre côté de la gare. L’entrée au centre est conditionnée depuis décembre dernier par une identification photographique et une prise d’empreintes par la police italienne. Dans le cadre du règlement européen Dublin III, une telle prise d’empreintes signifie une obligation de poursuivre sa demande d’asile en Italie, ce qui rend impossible pour les personnes l’installation dans d’autres pays européens, complique les regroupements familiaux, de communautés, d’amis, et désintègre les solidarités mises en place par les victimes des guerres occidentales.
Les conditions de vie au centre de la CRI sont critiquées, les dortoirs y sont largement saturés, la liberté d’aller et venir pour les 120 «hébergé-e-s» est limitée de 8h à 22h30. L’accueil au centre est assuré par des bénévoles et des policiers italiens, ce qui pose la question: l’action menée est-elle seulement humanitaire ou s’inscrit-elle aussi dans la politique publique de contrôle du territoire?
Les diverses formes de solidarité envers les personnes en voyage sont réprimées des deux côtés de la frontière. Il devient normal dans ce contexte d’accepter la présence d’un «camp de réfugiés» (la Croix-Rouge), intégrant le système de contrôle, à 15 km de la principauté de Monaco, du moment qu’il permet de maintenir les exilé-e-s dans l’invisibilité.
A Vintimille, les solidarités spontanées sont rendues illégales. Rappelons qu’en juillet 2015, le maire Ioculano a publié une ordonnance interdisant à quiconque, hormis la Croix-Rouge, de proposer une aide alimentaire aux «migrant-e-s» sous prétexte de sécurité sanitaire. Toute infraction à cette ordonnance est passible d’une amende de 200 euros et de poursuites pénales.
Accepter les conditions «d’accueil» de la CRI ou rester dans ces conditions précaires ressemble à un chantage humanitaire qui pousse les personnes en exil à chercher à quitter Vintimille précipitamment, dans des conditions souvent dangereuses, et à recourir davantage aux passeurs.
Ces derniers sont très visibles dans les alentours de la gare, et ne peuvent être ignorés de la police. Les prix varient, de 20 euros à 35 euros pour un passage en train ou à pied et une centaine d’euros pour le voyage en voiture.
La police française aux frontières à Menton appréhende les «migrant-e-s» à bord des trains, sur les rails la nuit et sont présents parfois à la gare de Vintimille.
Dans ce cadre, le groupe de personnes solidaires, qui s’activaient déjà lors du Presidio, a décidé de continuer la lutte avec les shebab en louant un lieu dans un village près de Vintimille pour que les personnes étant sous l’interdiction de territoire puissent être présentes.
Le freespot est né d’une suite de besoins et de désirs venant de ceux qui veulent affronter le régime des frontières. Cet espace de vie et de solidarité fonctionne grâce à des initiatives autonomes. L’objectif est de «sortir» les shebab de la gare et de l’emprise des passeurs par le biais d’informations et de conseils pratiques. C’est un lieu où ils peuvent se reposer, se changer, et manger.
Des initiatives se sont mises en place contre l’ordonnance; des repas organisés à la gare et dans la ville, avec distribution de tracts expliquant la situation et l’interdiction, ont cherché à sensibiliser les Italiens et les Français en balade.
Le besoin alimentaire est urgent, et vu l’absence de réponse appropriée de la part des humanitaires, des démarches ont commencé pour alerter les différentes associations françaises à Nice sur la situation, la conditionnalité de l’assistance de la CRI, et les rappeler à leur responsabilité d’acteur. Le freespot ne peut et ne veut pas se substituer au travail des humanitaires ou de l’Etat.
A ce jour, et suite à une campagne de presse italienne désastreuse contre le freespot et ses acteurs (sur l’aspect sanitaire qu’ils n’ont jamais constaté et les nuisances!), le propriétaire du lieu n’a pas souhaité renouveler le bail. Les no border et certain-e-s migrant-e-s se rassemblent régulièrement afin de trouver une solution convenable pour continuer cette lutte.
La critique récurrente, faite par les pouvoirs publics locaux, de troubles à l’ordre public et au vivre-ensemble par de telles initiatives autonomes non mandatées, est malhonnête. La solidarité auprès des personnes bloquées aux frontières est essentielle et doit être encouragée, tant pour expérimenter des modes d’organisations collectives solidaires et émancipateurs, que pour assumer nos responsabilités et mener des actions solidaires. A force d’enfermement exclusif des «exilé-e-s» jugé-e-s «indésirables» dans des politiques racistes, sécuritaires et visant à les faire disparaître, cela ne peut effectivement que pourrir l’ordre public et le vivre-ensemble dans une Europe qui dresse des murs à ses frontières intérieures et extérieures.
* Voir Archipel No 242, novembre 2015, «La violence des frontières». La situation ayant évolué depuis que cet article a été écrit, nous publieront la suite dans notre prochain numéro.