Un mois avant Cancún, les 8, 9 et 10 août, les zapatistes ont fêté à Oventik la mort des aguascalientes et la naissance des caracoles. Ce fut pour moi l’occasion de rencontrer les amis venus de toutes les directions, sous le soleil de plomb du midi, dans la brume froide du petit matin et sous la pluie battante du soir. Nous pouvons dire que les éléments étaient à la fête, la fête de la mort et de la naissance, la fête de l’escargot.
De la fête à l’escargot
Le colimaçon ou caracol est un symbole maya important encore que les archéologues ne veuillent pas s’avancer sur sa signification. Ils viennent de découvrir, les archéologues, ces coquilles de bigorneaux dans une tombe récemment inventoriée dans la pyramide de la Lune de Teotihuacán, ce qui les amène à conclure qu’il y eut d’étroites relations entre les élites mayas et le peuple de Teotihuacán. Je ne suis pas archéologue et je prendrai donc le risque de me tromper: le caracol est sans doute un symbole en relation avec l’inframonde, le monde humide et froid de Chac, le dieu maya de la pluie. Il symbolise la fertilité et la croissance. Il a aussi un autre sens lié à l’espace et au temps, aux cycles temporels et au calendrier ainsi qu’à l’appréhension rituelle de l’espace. Avec un petit effort d’imagination nous pourrions avancer qu’il représente l’occupation temporelle de l’espace: c’est le chemin du cœur, un retour en soi-même, qui s’ouvre sur le monde. C’est le sens de la démarche zapatiste.
La ville d’Aguascalientes, qui fait partie de la mythologie révolutionnaire, fut le siège, du temps de la révolution zapatiste, de la convention où se sont rencontrées les armées révolutionnaires qui venaient de mettre fin au régime du général Victoriano Huerta et la société civile. Les aguascalientes zapatistes représentaient la rencontre entre les forces révolutionnaires et la société civile, entre l’EZLN et les forces progressistes de la société mexicaine lors de la Convention nationale démocratique à Guadalupe Tepeyac, ou entre l’EZLN et les différents courants d’opposition au niveau mondial, que fut la rencontre intergalactique de 1996.
D’un changement de stratégie
Cette référence à l’histoire du Mexique est abandonnée, ainsi que la référence à une rencontre entre force armée révolutionnaire et société civile. C’est un changement important qui implique un changement de stratégie. La révolution commence avec la construction et le renforcement de l’autonomie indienne. Les caracoles renvoient aux origines mayas des communautés paysannes de la région, c’est un retour aux sources d’une culture qui se veut dynamique, créateur, constructif et ouvert sur la société mexicaine. Celui de La Realidad s’appellera Madre de los caracoles del mar de nuestros sueños (mère des escargots de la mer de nos rêves), celui de Morelia, Torbellino de nuestras palabras (tourbillon de nos paroles), celui de La Garrucha, Resistencia hacia un nuevo amanecer (résistance jusqu’à une nouvelle aurore), celui de Roberto Barrios, El Caracol que habla para todos (l’escargot qui parle pour tous), et enfin celui d’Oventik, Resistencia y rebeldía por la humanidad (résistance et rébellion pour l’humanité).
Les caracoles sont les centres de las juntas de buen gobierno (des conseils de bon gouvernement). Il y a ainsi cinq centres de gouvernement qui regroupent chacun plusieurs communes autonomes, là encore les noms de ces conseils sont évocateurs: il y a le conseil Hacia la esperanza qui comprend quatre communes autonomes, le conseil Corazón del arcoiris de la esperanza (Cœur de l’arc-en-ciel de l’espérance), qui comprend sept communes, le conseil El Camino del futuro, qui comprend quatre communes, le conseil Nueva semilla que va a producir (Nouvelle semence qui va produire) avec sept communes et le conseil Corazón céntrico de los zapatistas delante del mundo (Cœur central des zapatistes devant le monde) avec sept municipes. Si je ne me mélange pas trop les pédales, le premier correspond à La Realidad, le second à Morelia, le troisième à La Garrucha, le quatrième à Roberto Barrios et le dernier à Oventik.
D’un plan pour la guerre appelé plan pour la paix
Cette création d’instances de gouvernement régional marque une avancée importante dans la construction de l’autonomie. Elle répond dans l’immédiat à la nécessité de contrecarrer une offensive gouvernementale d’envergure. La revue de San Cristobal Tiempo révèle dans son numéro d’août 2003 le plan d’action établi par l’Etat afin d’affaiblir le mouvement zapatiste. Il s’agit de financer des programmes dits sociaux ou de développement et de les faire accepter par la population. Toutes les institutions sont appelées à coopérer à cette opération de division qui commence par les villages où la présence zapatiste est la plus faible pour ensuite pénétrer peu à peu les communes autonomes. Ce plan est en cours d’exécution depuis plus d’un an. Il n’a sans doute pas eu les effets escomptés: incurie des fonctionnaires, corruption et, surtout, résistance de la population. Il a tout de même généré pas mal de conflits à l’intérieur des communes autonomes entre les zapatistes et les organisations civiles présentes sur le terrain, et qui profitent des programmes mis en place par le gouvernement. Il était de plus en plus intenable pour une commune autonome d’être à la fois juge et partie dans ce genre de confrontations, qui risquait fort d’isoler à la longue les zapatistes. Il fallait trouver une solution pour tenter de désamorcer les conflits et de soulager les communes autonomes tout en renforçant l’autorité zapatiste sur une région, l’autorité d’un «bon gouvernement», c’est-à-dire d’un gouvernement qui fait appel à la raison, au dialogue, à la négociation, un gouvernement qui cherche la conciliation plutôt que le rapport de force. Pendant que l’Etat met de l’huile sur le feu, les zapatistes tentent de calmer un jeu qui cherche à les opposer au reste de la population. En gage de bonne volonté et d’apaisement, les zapatistes ont annoncé lors de la fête d’Oventik qu’ils retiraient les barrages routiers et supprimaient le péage qu’ils prélevaient jusqu’alors dans la vaste région qu’ils contrôlent.
De las juntas de buen gobierno
Les tâches imparties à ces conseils de bon gouvernement sont variées, elles sont détaillées dans la Treizième stèle, sixième partie (cf. lettres du sous-commandant Marcos, juillet 2003): rechercher un équilibre dans le développement des communes autonomes et des communautés, régler les conflits entre les communes autonomes, entre les communes autonomes et les communes gouvernementales, faire respecter les droits humains, surveiller la réalisation des projets et des tâches communautaires, veiller au respect des lois qui, d’un commun accord, ont cours dans les communes zapatistes, être le point de contact entre la société civile (nationale ou internationale) et les communautés, promouvoir, en accord avec le Comité clandestin révolutionnaire, commandement général de l’EZLN, la participation des compañeros et des compañeras des communes autonomes à des activités et des événements hors des communautés rebelles.
Les communes autonomes gardent leurs prérogatives en ce qui concerne la justice, la santé, l’éducation, le logement, la terre, le travail, l’alimentation, le commerce, l’information et la culture, les communications.
Il me paraît intéressant de noter enfin que le Comité clandestin révolutionnaire indigène veillera dans chaque zone au bon fonctionnement des conseils pour éviter tout procédé arbitraire, tout acte de corruption, d’intolérance, d’injustice et de déviation du principe zapatiste de «commander en obéissant».
L’établissement de ces conseils, s’il répond au besoin, comme nous venons de le signaler, d’éviter une fracture et une marginalisation, surtout dans les zones où les zapatistes sont amenés à côtoyer d’autres formes d’organisation et de gouvernement, répond aussi, et principalement, à la nécessité de franchir une étape importante sur le chemin de l’autonomie politique.
En ayant soin de ne pas s’écarter des conventions internationales signées par le gouvernement mexicain, comme la convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT) qui reconnaît le droit des peuples à l’autodétermination, les zapatistes mettent en pratique les accords de San Andrés sur l’autonomie indienne. Ces accords annonçaient une autonomie territoriale, sans préciser toutefois le droit de créer des organes de gouvernement régionaux. C’est là une revendication importante des mouvements indiens, la possibilité d’élargir l’autonomie au-delà de la commune. Cette question centrale, si elle n’est pas ignorée, a toujours été éludée par l’Etat mexicain.
Jusqu’à présent les Indiens ont pu jouir d’une autonomie réelle, politique et sociale, au niveau de la communauté villageoise. La question devient plus complexe sur le plan municipal (la commune regroupe plusieurs communautés). Comme l’écrit Pablo Gómez dans une lettre d’opinion parue dans le journal Milenio du 15 août, «ce qu’on appelle commune autonome n’existe pas dans la mesure où toutes le sont, autrement dit, l’autonomie municipale opère dans toutes les communes du pays et n’est pas propre aux communes indigènes». Il y a dans le pays des communes qui sont indigènes dans la mesure où la majorité de la population est indienne, au Chiapas, à Oaxaca, dans le Guerrero, dans le Michoacán... dans la Tarahumara, etc., ce qui ne veut pas dire que, dans tous les cas, le gouvernement de la commune est entre les mains des Indiens. En général, il est entre les mains des caciques, c’est-à-dire des hommes de pouvoir qui contrôlent la région et qui sont liés le plus souvent au parti institutionnel. Le découpage des communes dans les régions indiennes va dans ce sens et privilégie les villes ou les bourgs, en majorité métis, au détriment de la campagne. Les zapatistes ont, par exemple, redessiné la carte électorale et créé des communes qui n’existaient pas, les «communes autonomes zapatistes».
Et quand le gouvernement est entre les mains des Indiens, il ne l’est souvent qu’en apparence, derrière se trouvent les partis qui pratiquent une politique qui ne correspond pas toujours, loin de là, aux nécessités et aux desiderata de la population.
L’autonomie du hameau est une autonomie marginalisée, qui marginalise les communautés indiennes et, dans une certaine mesure, les isole, du moins dans leur rapport à l’Etat. Chaque communauté se trouve seule face à l’Etat, représenté par l’autorité municipale, pour régler ses problèmes administratifs, ses litiges avec ses voisins, financer des projets.
L’autonomie de la commune est en général une autonomie manipulée, soumise à des pressions très fortes: on laisse à la population locale le soin de gérer sa propre pénurie à l’intérieur d’un système clientéliste ou partisan qui fait dépendre la commune d’intérêts politiques et privés supérieurs. La Constitution d’Oaxaca, par exemple, reconnaît à la population indigène le droit d’élire le président municipal et son conseil selon les «us et coutumes», dans ce cas c’est une assemblée générale de la population qui désigne, après discussion, le président et les membres de son cabinet. Je peux témoigner de la pression de l’Etat d’Oaxaca et du gouverneur ainsi que des partis politiques qui, rejetés par la porte, reviennent en force par la fenêtre, du poids des caciques et des tentatives en tout genre pour acheter et manipuler la population (qui ne se laisse pas toujours faire, heureusement). Le cas d’Union Hidalgo, dont je parlerai plus loin, est un exemple de ces coups d’Etat permanents du pouvoir métis dans les communes indigènes.
De l’autonomie comme émancipation
Quand les Indiens parlent d’autonomie, ils parlent d’émancipation. Il s’agit pour eux de se libérer de l’ingérence du monde occidental, représenté par les partis politiques et les groupes de pression qui sont derrière les partis, dans leurs affaires, pour s’autogouverner en fonction de leurs propres intérêts et nécessités et dans le cadre de leurs traditions culturelles et de leurs coutumes de gouvernement, telles qu’elles s’expriment au niveau de la communauté villageoise.