Où l’on parle de la politique de l’escargot
Nous sommes redevables aux zapatistes du retour aux mœurs, ce n’est pas l’idéologie qui décide des mœurs et de la vie sociale, le politique n’est pas l’essence de la vie sociale. (…)
Avec le fameux «mandar obedeciendo» , la politique retrouve la place modeste qui devrait être la sienne, et qui se limiterait à la gestion des affaires courantes, si les zapatistes ne se trouvaient pas dans une situation critique et conflictuelle. Notons que les peuples nomades se passent fort bien de cette gestion des affaires courantes avec des responsables désignés et que la politique n’apparaît chez eux que lors des conflits qui les opposent aux Etats nationaux.
«Cependant je ne veux pas que l’on reste sur l’impression qu’il s’agit de quelque chose de parfait et que ce soit idéalisé. Le ‘commander en obéissant’ dans les territoires zapatistes est une tendance et elle connaît des hauts et des bas, des contradictions, des déviations, mais c’est une tendance dominante. Le résultat au bénéfice des communautés est d’avoir réussi à survivre dans des conditions de persécution, de harcèlement et de pauvreté que l’on rencontre rarement dans l’histoire du monde. Et pas seulement cela, les conseils autonomes ont réussi à mettre en œuvre, avec l’appui fondamental des ‘sociétés civiles’, une tâche titanesque: construire les conditions matérielles de la résistance…
Finalement, ils ne sont pas peu nombreux les problèmes qu’affronte l’autonomie indigène dans les territoires zapatistes. Pour résoudre quelques-uns d’entre eux, des changements importants dans la structure et le fonctionnement de l’autonomie ont été réalisés» 1. Les communes autonomes zapatistes ne pouvaient plus assumer à la fois la gestion des affaires courantes, construire les conditions matérielles de la résistance et affronter les conflits suscités par les forces gouvernementales, il était donc urgent de créer les conseils régionaux de bon gouvernement. Ces gouvernements autonomes zapatistes sont des gouvernements en résistance ou des gouvernements de peuples en résistance, dont la tâche principale consiste à négocier la relation entre la société zapatiste et la société non zapatiste, que ce soit la société civile, nationale et internationale, ou les forces gouvernementales contre-insurrectionnelles.
Le Comité clandestin révolutionnaire indigène est en quelque sorte l’émanation et la représentation de la volonté collective, «l’esprit de corps», en ce sens il reste l’élément politique déterminant: il est l’expression de la volonté collective, de ce que veut ou ne veut pas la société zapatiste. Il commande à l’armée et il surveille dans chaque zone le bon fonctionnement des conseils 2.
Cette relation étroite entre le Comité clandestin révolutionnaire indigène et les conseils de bon gouvernement a pour objectif de renforcer la cohésion de la société zapatiste face au monde occidental, que celui-ci ait le visage aimable de la «société civile», encore que cette amabilité puisse être perverse 3, ou le visage menaçant du néolibéralisme.
«Ainsi les caracoles seront comme des portes pour entrer dans les communautés et pour que les communautés sortent, comme des fenêtres pour nous voir à l’intérieur et pour que nous puissions voir à l’extérieur» 4.
Les choses sont dites, les zapatistes se préservent de l’extérieur, les zapatistes se préservent du monde occidental. Ils ont leur maison, avec des portes et des fenêtres, certes, mais aussi avec des murs, où ils sont chez eux. C’est le quant-à-soi zapatiste. A partir de là peut s’engager un dialogue avec l’autre, avec celui qui est défini comme étranger à la société zapatiste, comme non zapatiste, et qui peut être un ami, un hôte solidaire, ou un ennemi. «Et surtout pour nous rappeler que nous devons veiller et être attentifs à la probité des mondes qui peuplent le monde.»
La junta de buen gobierno d’Oventik a d’ailleurs pour nom Corazón céntrico de los zapatistas delante del mundo (Cœur central des zapatistes devant le monde).
La société indienne zapatiste du Chiapas protège et défend son identité, ce qu’elle est, sa particularité, cela s’appelle l’autonomie. Nous pouvons encore ajouter que la création des conseils régionaux libère l’EZLN des problèmes intérieurs et locaux qu’elle était, par «la force des choses», amenée à résoudre. Devant les problèmes et face aux conflits, le commandement était amené bien souvent à prendre la décision finale: «Avec ça, je veux dire que la structure militaire de l’EZLN ‘contaminait’ d’une certaine façon une tradition de démocratie et d’autogouvernement, l’EZLN était, pour ainsi dire, un des éléments ‘antidémocratiques’ dans une relation de démocratie directe communautaire (un autre élément antidémocratique, c’est l’Eglise, mais ce serait le sujet d’un autre texte)» 5.
Libérer l’EZLN des problèmes locaux pour quelles tâches?
De l’EZLN, de ses ambitions et de ses échecs
Au cours de la fête d’Oventik, il a été dit que l’EZLN se consacrerait désormais purement et simplement à la défense de la société zapatiste et des communautés si celles-ci sont menacées ou attaquées par les paramilitaires et d’autres groupes armés. La décision de répondre aux provocations avait déjà été prise, et je pense que les zapatistes, comme toujours, tiendront parole.
L’EZLN assumera cette tâche de défense, c’est son rôle en fin de compte, mais je doute qu’elle s’en tienne là. Dégagée des problèmes locaux mais riche de cet enracinement, porteuse d’une expérience pratique d’alternative au monde néolibéral, forte de cette expérience, elle est en mesure de prendre une part prépondérante dans le débat qui s’instaure au sein du mouvement international, et dans une certaine mesure national, d’opposition au libéralisme.
Alors que le gouvernement mexicain et, avec lui, l’ensemble des partis politiques ont toujours voulu maintenir et fixer l’EZLN dans la région chiapanèque et réduire le mouvement zapatiste à une affaire locale, l’EZLN, de son côté, a toujours cherché à élargir son champ d’action pour être présente dans le débat social et politique aussi bien sur la scène nationale que sur la scène internationale. Ce fut dès le début, le 8 août 1994, l’initiative de la Convention nationale démocratique, puis avec les délégués des organisations indiennes les négociations sur les droits et la culture des peuples indiens, en 1996 toujours, la rencontre intergalactique, plus tard, la création du Front zapatiste de libération nationale... l’EZLN a multiplié les initiatives dans ce sens.
L’EZLN s’est définie au départ comme un mouvement révolutionnaire avec des ambitions politiques déclarées, le fait que la société zapatiste, comme un escargot, rentre dans sa coquille ne veut pas dire pour autant que l’EZLN ait abandonné l’idée de jouer un rôle politique, nous nous trouvons seulement face à un changement de stratégie. Il était nécessaire de tirer les leçons des échecs passés.
En 1994, elle a pu et su profiter de l’effet spectacle, mais l’effet spectacle est éphémère et illusoire, c’est sans compter avec la force d’inertie du Vieux et du Nouveau Monde et de tous les partis politiques, qui se sont toujours méfiés des initiatives zapatistes. Sur le plan national, l’EZLN a été trahie par les partis politiques et, plus généralement, par les organisations de gauche. La dernière trahison en date fut le rejet unanime des accords de San Andrés. Cette voie politique royale ouverte par les feux de la rampe a échoué, s’y obstiner risquait de mettre en péril toute la richesse du mouvement zapatiste.
De l’intérêt historique du mouvement zapatiste
Pourtant ces rencontres entre la société civile et les zapatistes ne furent pas vaines, bien au contraire, car derrière les slogans hasardeux, pour ne pas dire creux, se laissait entrevoir toute la richesse dont est porteur le mouvement zapatiste en tant que critique sociale du monde capitaliste.
Pendant longtemps, nous avons eu l’illusion que la volonté politique pouvait modifier le cours des choses, il suffisait d’ailleurs de prendre conscience de ce que faisait le monde pour se trouver projeté à l’avant-garde de la révolution, c’était l’idée marxiste de la «nécessaire nécessité de la révolution» . Aujourd’hui, nous n’en sommes plus si sûrs, le mur de Berlin est tombé sur la tête des révolutionnaires. C’est le monde qui nous plie à sa Volonté. Nous pouvons bien nous dire, pour nous consoler, que ce pouvoir absolu qui nous gouverne est celui de la pensée, il n’en demeure pas moins qu’il nous détruit, et nous réclamons contre lui alors même qu’il nous a réduits à l’impuissance.
L’intérêt, que nous pouvons qualifier d’historique, du mouvement zapatiste réside dans le fait qu’il se trouve au point de convergence entre la résistance d’une collectivité à disparaître et un vaste mouvement critique, mais désarmé, à l’intérieur du monde occidental; du coup, la résistance d’une culture prend le sens d’une alternative sociale au monde marchand.
Jusqu’alors, la résistance des cultures laissait le monde occidental parfaitement indifférent. En général, c’était plutôt le prolétaire en rébellion qui avait la sympathie du public ou, du moins, qui suscitait un intérêt ou une crainte, c’était selon. On ne comprenait pas, ou on ne voulait pas concevoir, que les prolos étaient des hommes et des femmes de culture, une culture qu’ils avaient sauvée de la débâcle. Et c’était dans cette culture qu’ils puisaient le sens de leurs révoltes. Eux-mêmes l’ignoraient sans doute, car les communards exilés en Nouvelle-Calédonie ne se sont pas reconnus dans la résistance kanake, à l’exception d’une femme généreuse, un des plus grands esprits de son temps, Louise Michel.
Le fait que les zapatistes ne se définissent pas comme prolétaires mais comme Indiens et comme Mexicains situe le mouvement zapatiste entre un monde qui se construit et un monde qui se défait. Cette position particulière l’amène à être reconnu par les mouvements indigènes et par les mouvements occidentaux d’opposition à ce qu’il est convenu d’appeler le libéralisme.
Des dangers qui le guettent
Se trouver ainsi en vue des passions de l’Occident n’est pas sans présenter quelques dangers, outre celui d’être la cible désignée des puissances de l’Empire 6. Parmi ces dangers, il y a celui de devenir un enjeu politique pour les forces réformistes de l’Occident, qui participent au mouvement d’opposition. Les zapatistes ont su, jusqu’à présent, l’éviter avec une grande maestria. A ce sujet, les minauderies des intellectuels français ou espagnols sont plaisantes à voir. Le plus souvent, ils ne perçoivent dans le mouvement zapatiste qu’une aspiration, qui s’ignore, à la vie démocratique telle qu’elle existe chez eux, c’est ainsi que nous les voyons faire l’éloge du rebelle en rendant grâce au Prince. Il leur arrive même, tel un certain Touraine, tant dans notre monde les valets prennent de la hauteur, de leur donner des conseils, dont celui de se rendre 7.
Du sous-commandant Marcos
Ces deux mouvements, la lutte pour l’autonomie et l’opposition au monde capitaliste, se rencontrent dans la figure emblématique de Marcos, métis, militant d’extrême gauche, révolutionnaire et porte-parole des Indiens tzeltales , tzotziles , choles , tojolabales , mames , zoques ... et métis.
Il a su faire entendre le sens de la révolte des Indiens du Chiapas au monde métis et occidental en lui donnant une portée universelle du point de vue occidental. La rébellion des Indiens est venue se substituer dans l’esprit des Occidentaux au défunt mouvement ouvrier, mais avec le même sens: la critique du capitalisme. Sans Marcos, la révolte des paysans indigènes du Chiapas n’aurait pas été entendue par l’Occident, en ce sens qu’elle n’aurait pas eu ce caractère d’universalité que l’Occident prêtait jusqu’alors au mouvement ouvrier. L’intelligence politique de Marcos (et de ceux dont il est le porte-parole) fut de libérer les concepts marxistes de leurs acceptations convenues et rigides, de ne plus parler de classe, mais de société civile, de prolétaires, mais d’exclus, tous les exclus: les Indiens, les jeunes, les homosexuels, les pauvres, le Noir dans un monde de Blancs, la femme dans un monde d’hommes, de ne pas parler de lutte de classes, mais de guerre contre l’humanité.
C’est un discours qui reste «marxiste» dans son agencement, qui se veut critique et «révolutionnaire», mais qui n’a plus rien à voir avec le discours marxiste orthodoxe; c’est un discours qui se trouve enrichi à ses deux extrémités par des aspirations ignorées par les marxistes, celle de la société civile, d’une part, c’est l’aspiration à la démocratie, celle de la société paysanne, d’autre part, c’est l’aspiration à la terre et à la liberté.
Le mouvement zapatiste se trouve être le point de convergence entre un discours marxiste habillé de neuf, la résistance des peuples, et l’insatisfaction sociale.
George Lapierre
Treizième stèle, cinquième partie: Une histoire. Lettre du sous-commandant Marcos, juillet 2003
J’ai pris la liberté de traduire junta par conseil, en référence aux conseils ouvriers, j’aurais pu le traduire par assemblée, c’est la traduction la plus neutre
Cf. la diatribe contre le paternalisme de certaines organisations non gouvernementales, ce que Marcos appelle le «syndrôme de Cendrillon» (Treizième stèle, deuxième partie: Une mort. Lettre du sous-commandant Marcos, juillet 2003)
Treizième stèle, troisième partie: Un nom. Lettre du sous-commandant Marcos, juillet 2003
Lettre du sous-commandant Marcos, juillet 2003
Les zapatistes ont su jusqu’à maintenant, avec une intelligence remarquable et un art consommé de la parade, se jouer de ces puissances
C’était il y a trois ans, au moment de l’investiture de Vicente Fox, nouveau président du Mexique et premier président n’appartenant pas au parti institutionnel, mais appartenant à ses amis hommes d’affaires