De la vie sociale au Mexique et en France
Nous posons innocemment le pied sur le sol du Mexique et nous nous trouvons emportés au centre de l’incohérence, dans l’œil tranquille de la tourmente. Il n’y a pourtant pas une très grande différence entre le Vieux Monde et le Nouveau, mais ici tout est plus accusé. Nous vivons à 2.000 mètres et les volcans pointent le bout de leur nez à plus de 5.000 mètres. Nous nous trouvons confrontés à un même mode de vie, mais avec un petit plus qui révèle son incohérence et sa frénésie, et nous nous trouvons emportés dans un tourbillon, dans une sorte d’implosion de la vie sociale, un effondrement frénétique de la société en elle-même. Et cet effondrement à l’intérieur de soi de la société s’étend, gagne du terrain, avec un côté apocalyptique que je ne remarquais pas en Europe.
Les millénaristes annonçaient avec terreur le règne de la guerre de tous contre tous, cette effroyable déliquescence des rapports, cette abyssale décomposition comme si toute vie sociale devait s’abîmer en elle-même. Ici, où la générosité côtoie le crime le plus sordide, et la simplicité des rapports, l’âpre déchaînement des passions, les prédictions millénaristes deviennent pour nous réalité, comme si nous avions besoin de ce contraste, de ce petit dépaysement intime, pour saisir l’horreur de notre situation. «C’est la guerre menée contre l’humanité», dit Marcos, un génocide qui ne vise pas un peuple en particulier, mais tous les peuples, toute forme de vie sociale autonome. Ce processus de désintégration n’est pas immédiat, il se fait avec une certaine lenteur, il rencontre des résistances, qu’il érode peu à peu, souterrainement, et puis, soudain, un pan que l’on croyait solide s’effondre.
Nous pouvions voir dans l’argent, à la manière de Hegel, «une ruse de la raison», qui fait que les gens communiquent malgré eux, à leur insu, qu’ils communiquent par le biais de motivations parfaitement égoïstes. Ce n’est pas suffisant, nous devons pousser le paradoxe à ses extrémités: l’argent est à la fois un moyen de communication et son contraire. Il est à la fois l’expression de l’humanité, en tant que pensée objectivée de la médiation, et son contraire, dans la mesure où il pousse l’homme à ne connaître qu’un rapport immédiat avec lui, et à s’en contenter. Ce qui était pensée de la médiation devient dans la pratique un besoin immédiat, c’est-à-dire un besoin que j’entends satisfaire par mes propres moyens, sans passer par la médiation de l’autre et qui, en outre, me permet de satisfaire tous mes besoins, du moins en principe, sans passer par autrui. Il met fin à toute éthique si nous pensons que l’éthique repose sur le respect des règles de réciprocité.
De la pensée de la réciprocité et des «droits naturels» de l’homme
La vie sociale des peuples dignes de ce nom est fondée sur la satisfaction des besoins, médiatisée par autrui, sur la réciprocité donc, qui peut d’ailleurs s’ordonner selon des règles extrêmement complexes. Ce sont ces règles qui constituent les usages et les coutumes d’un peuple, et c’est le respect des usages qui nous élève à la dignité d’êtres humains. La notion de réciprocité est essentielle à toute vie sociale consciente de soi.
Ce sens de la réciprocité ne se limite pas, en général, au microcosme que forme une société, il s’étend au cosmos, à l’espace vital d’une société. Les Huicholes, par exemple, se sentent redevables de la nourriture qu’ils consomment:
«Tout au long de son existence, l’homme est débiteur envers les dieux. Ceux-ci ont bien pour fonction d’alimenter leurs créatures – et leurs mains symbolisent le pouvoir de créer et de nourrir – mais tout ce que l’homme consomme se trouve soumis au principe de la réciprocité. S’alimenter implique en effet pour lui un engagement. Les dieux lui prêtent la nourriture. La déesse Nacawé dit explicitement aux hommes que le maïs et les patates douces lui appartiennent et qu’elle ne fait que les prêter comme aliments.» 2
De ce point de vue, l’offrande aux dieux acquiert le sens d’un retour, d’un contre don. «Les hommes meurent toujours en débiteurs des dieux.»
L’argent mine peu à peu cette notion de réciprocité, la dissout et elle finit par disparaître de la conscience de l’homme. Celui-ci n’obéit plus alors qu’à deux sollicitations, celle du pouvoir et celle de la survie, qui, toutes deux, le rejettent dans son isolement: seul contre tous. La boucle est bouclée, en se matérialisant, la pensée devient l’objet immédiat de mon besoin, ce qui me fait retomber dans un état proche de celui de nature, si nous définissons l’état de nature par une relation non médiatisée entre le besoin et sa satisfaction. La bourgeoisie, au moment où elle s’émancipait des règles de la vie collective, ne croyait pas si bien dire en parlant des «droits naturels» de l’homme, mais elle avait sans doute l’intuition que ses exigences étaient celles de l’individualisme libéré des contraintes sociales. Et c’est cet «homme» abstrait qu’elle a érigé en homme universel.
Avec l’activité égoïste, déliée de toute notion de réciprocité et d’engagement envers autrui et la communauté, nous retombons bien dans un état de nature. Evidemment, il ne s’agit pas de la «nature naturante», un animal n’aurait pas l’idée de se servir d’une carte bleue ni de tomber dans les travers et les obsessions que nous connaissons. Il s’agit plutôt d’un état second de nature, c’est pour cette raison que je parle d’implosion, d’effondrement de la société en elle-même, comme il peut y avoir dans les régions calcaires des terrains qui s’effondrent ainsi sur eux-mêmes, formant des gouffres à ciel ouvert, ou encore des univers qui ne retournent pas à un «avant» du Big Bang, mais qui s’effondrent sur eux-mêmes indéfiniment, qui s’épuisent ainsi en eux-mêmes jusqu’à former des trous noirs.
Des Mexicains et des mortes de Ciudad Juárez
Les Mexicains sont encore proches de ce qu’ils ont été amenés à rejeter ou à refouler, leur «indianité». En Europe, nous avons plutôt connu un abandon progressif des usages, un lent naufrage, ici il y a eu rejet, rejet du monde maternel pour passer définitivement de l’autre côté, du côté du père, du conquérant, du prédateur; en Europe ce sont les fils d’émigrés qui sont souvent amenés à faire ainsi un choix décisif entre leur culture d’origine et un monde déculturé. Il y a là une violence sur soi, qui est encore perceptible comme une colère intérieure, une colère rentrée.
Tout ici est plus exaspéré, la course au pouvoir comme le goût pour la révolution. Nous nous trouvons emportés aux extrémités, il y a les mêmes corruptions et les mêmes scandales qu’en France, la même impunité des notables et des gens de pouvoir, et le scandale du Crédit Lyonnais vaut bien celui de Fobaproa, ainsi appelle-t-on ici le système mis en place pour faire payer par les contribuables la faillite frauduleuse des banques. Les terribles assassinats en série, sur dix ans, de plus de 300 jeunes femmes pauvres, et par conséquent invisibles pour le pouvoir, travaillant dans les maquiladoras 3 de la ville frontière de Juárez, rappellent les tragédies de Belgique et plus récemment de Toulouse.
Ici et là apparaît le côté obscur et sanglant du pouvoir, ce que le pouvoir signifie, sa vérité: une perversion des rapports liée au sentiment d’impunité. Les tragédies de Belgique et de Toulouse ont su garder un côté exceptionnel, c’est l’exception, le pouvoir dépravé, c’est du moins ce qu’on nous laisse entendre, comme si le pouvoir n’était pas, en soi, une dépravation des rapports humains, comme l’a fort bien montré le marquis de Sade. Ciudad Juárez, plus de 370 jeunes femmes assassinées, ce n’est plus l’exception, c’est la norme. Ici le pouvoir ne fait même pas semblant de s’offusquer. Crimes passionnels, crimes de macs, crimes initiatiques, pour entrer dans des bandes liées au trafic de la drogue, crimes de partouzes où seraient impliqués (selon un journaliste d’investigation) six hommes d’affaires intouchables de part et d’autre de la frontière, crimes en série, 90 femmes assassinées auraient été victimes d’au moins deux serial killers , crimes liés à la confection et à la vente de vidéos pornographiques, ce n’est pas Los Ángeles des années 1950, c’est Ciudad Juárez 2003, c’est le Grand Nulle Part, le dernier cercle, l’œil.
Oscar Máynez, criminologue, a travaillé, sur le cas des huit corps trouvés dans un champ de coton le 6 novembre 2001, il a démissionné. Les policiers de l’Etat voulaient l’obliger à semer des preuves contre deux membres de la bande deschoferes (des chauffeurs), Victor González Meza et Javier Garcia. Finalement, les policiers n’ont pas eu besoin de preuves, Victor González et Javier Garcia ont fini par s’accuser des huit crimes... avec un peu de persuasion de la part des policiers. Plus tard, le 5 février 2002, Mario Escobedo Anaya, l’avocat de González Meza, meurt, assassiné «par erreur» par la police judiciaire de l’Etat, en fait, il était tombé dans un véritable guet-apens. Une année plus tard, exactement, en février 2003, González Meza est trouvé mort dans sa cellule, après une intervention chirurgicale des plus suspectes. Que savaient-ils, l’avocat et le prévenu? Quels obscurs secrets avaient-ils fini par percer, peut-être à leur insu? Dans cette affaire, la Triple Jornada se lit comme un roman de James Ellroy.
Tous ceux qui ont été arrêtés et accusés jusqu’à présent ne sont que des boucs émissaires. Nous pouvons même avancer avec certitude que le travail de la police a consisté à chercher avec fébrilité des boucs émissaires. C’est que les familles les plus riches de Chihuahua, de Ciudad Juárez et d’El Paso, les procureurs, les politiques et les flics sont mouillés jusqu’au cou dans cette affaire.
Tout a commencé avec l’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange nord-américain, cette ville frontière a alors basculé dans l’enfer, celui des maquiladoras , celui des trafics en tout genre, de la drogue, des hommes, des femmes, celui de la corruption, celui du pouvoir et de l’asservissement. Comme le signale Alejandra Sánchez dans son documentaire Ni una mas (Ni une de plus), «las mujeres son desechables en una ciudad maquilera » (les femmes sont jetables dans une ville maquilera ).
Et cette guerre menée contre le genre s’étend, elle touche aujourd’hui Chihuahua plus au sud, Mexico et, plus au sud encore, Guatemala Ciudad.
Du pouvoir totalitaire de la pensée et des sandwiches au beurre de cacahuète
Au Mexique comme en France, la même impatience fébrile d’une minorité pour s’emparer de tout bien commun, la même impatience à mettre fin aux droits collectifs, que ce soit les droits des communautés et des peuples, comme le droit à la terre, ou les droits, acquis de haute lutte, des travailleurs. Il y a eu des résistances en France à ce dépouillement, il y en a encore, mais une certaine lassitude se fait sentir avec la déliquescence progressive des cultures, c’est que cette volonté brutale ne date pas d’hier. Depuis la contre-révolution française, avec le démantèlement des communaux et des domaines de l’Eglise, cette volonté de dépouillement s’est manifestée comme l’unique moteur de ce qu’il est convenu d’appeler la vie sociale. Au Mexique, cette volonté se heurte encore à des nœuds de résistance.
Il est important de voir dans cette appropriation privée d’un bien commun un mouvement qui met fin à une organisation collective. Cette appropriation privée n’est qu’une apparence, derrière se cache le mouvement de la pensée, l’exercice d’un pouvoir totalitaire, celui de la pensée: le pouvoir totalitaire de l’aliénation de la pensée. Ce pouvoir fait le vide autour de lui dans le sens où toute spiritualité disparaît du monde des hommes pour se concentrer dans les choses. C’est un phénomène bien connu depuis Marx. Quand ce sont les marchandises qui ont de l’esprit, le monde des hommes, où l’on croise de plus en plus de quatre-quatre qui chassent le buffle sur les autoroutes de France, devient d’une banalité extrême.
Eliot Weinberger est un intellectuel américain, il est un des rares intellectuels américains critiques à l’égard du gouvernement des Etats-Unis. Il dit que «la principale menace pour le peuple des Etats-Unis est son propre gouvernement» . Je suis tout à fait d’accord avec lui, bien qu’il retarde un peu, cela fait des lustres que les Etats sont des menaces pour les peuples. Eliot Weinberger est l’auteur d’un essai, Le 12 septembre , un recueil de textes envoyés sur Internet à partir de cette date. Il écrit par exemple:
«Juste avec les missiles Tomahawk et les bombes que laissaient tomber les F-14, les F-16, les B-52, les B-1, les Etats-Unis ont aussi lancé 37.500 colis de 'rations journalières humanitaires' (un repas individuel avec tout le nécessaire, jusqu’à des essuie-mains humides pour se laver les doigts après le repas); dans un pays où quatre millions de personnes meurent de faim. Les colis contenaient des sandwiches de beurre de cacahouète et de la confiture. Les sandwiches de beurre de cacahouète sont comme des icônes pour la famille Bush, Bush fils a déclaré que les sandwiches de beurre de cacahouète sont ce qu’il préfère. Bush père, peu après avoir été élu président, avait ébauché sa vision du futur de cette façon: 'Nous devons conserver les Etats-Unis comme l’a défini une fois un enfant: l’endroit qui ressemble le plus au paradis. Avec beaucoup de soleil, des endroits pour nager et des sandwiches de beurre de cacahouète'».
Georges Lapierre