«Vivre dans la frontière implique une alternance de mobilité, d’immobilité, une redéfinition constante des objectifs, du projet migratoire. La vie dans la frontière impose une logique de court terme qui se prolonge, une logique de suspension, de survivance et de précarité durable. Cette logique de court terme est liée à une double condition: d’une part une condition d’illégitimité, ce que Michel Agier nomme les ‘indésirables’; d’autre part, la précarité du statut juridique, le long d’un continuum allant des expulsables aux ‘inexpulsables mais irrégularisables’, en passant par les en attente. Pour les migrant·es on est ainsi passé de la problématique de «comment traverser la frontière» à «comment vit-on ou survit-on à la frontière?». (1)
Si l’enfer reste un concept onirique et sujet d’imaginaires punitifs dans l’esprit religieux, il est bien une réalité quotidienne vécue par des personnes n’ayant eu d’autre choix que de quitter leur pays, leur village, leur famille. Pourquoi sont-elles punies? Vivre l’enfer sur terre ne faisait pas parti des promesses distillées dans les préceptes de la culture religieuse qui a largement bercé mon enfance. Quel système monstrueux est capable de produire de telles injustices, de telles souffrances au vu et au su de tou·tes, sans provoquer un raz de marée de protestations et de révoltes? Ce n’est pas «le capitalisme du désastre» comme l’écrit Noémie Klein mais bien purement et cruellement le système du désastre absolu.
Ce système capitaliste patriarcal ne nous surprend plus quand à ce qu’il inflige à ces fameux/ses «indésirables». Être un homme en situation de migration est déjà un chemin de croix, les statistiques de mortalité quotidienne parlent d’elles-mêmes, mais être une femme ou une personne de la communauté LGBTQI+, c’est la double voire la triple peine assurée!
De retour du Maroc
Je me dois de vous livrer mon flot habituel d’informations, de plus en plus désastreuses, provoquées principalement par les politiques européennes d’externalisation de nos frontières dorées. À l’occasion de ce séjour, j’ai eu l’opportunité de rencontrer les responsables de la maison d’édition En toutes lettres (2). Iels fêtaient leurs 10 ans et, lors d’une conférence anniversaire, iels nous ont raconté leur parcours, leurs combats pour exister dans un environnement politique plutôt hostile. Leur travail d’enquête, lié à des questions sociétaires et politiques, est accompagné d’un vrai souci de transmission à de jeunes journalistes en formation. J’ai bien sûr fait un entretien avec Hicham Houdaïfa et Kenza Sefrioui, fondateur/trices de cette maison d’édition, vous pourrez l’écouter sur radio Zinzine (3) dès sa mise en ligne.
Iels ont mené des enquêtes sur le travail des femmes au Maroc. Il s’agit principalement de témoignages et d’analyses concernant les femmes marocaines qui sont déjà un des maillons du bout de la chaîne. Il serait intéressant d’aller faire ces mêmes recherches sur l’exploitation des femmes noires subsahariennes en migration qui sont, elles, le bout du bout de la chaîne de ces fameux «indésirables».
Petit Quiz
Jeu quelque peu inhabituel pour les lecteur/trices d’Archipel!
Combien de femmes sont mortes noyées le, 8 février 2021, dans les sous-sols d’une usine textile de Tanger? Combien sont payées les femmes migrantes sans papier dans certaines usines de confection de Casablanca pour 12 heures de travail quotidien?
Savez-vous que la majorité des femmes fuyant sur les routes migratoires sont violées, vendues et revendues puis esclavagisées ?
Bien sûr les migrantes sont au bout de la chaîne mais les chiffres livrés sur les secteurs d’activités économiques dans lesquels sont exploitées les femmes marocaines ne valent pas mieux. Ce fameux «8 février 2021 à Tanger ce sont 28 noms dont ceux de 20 femmes qui ont péri dans les sous-sols de cette usine textile, les victimes sont mortes noyées après que cette usine ait été submergée par les fortes pluies. L’indignation est passagère, le drame vite oublié… la majorité n’était pas déclarée à la Caisse Nationale de Sécurité Sociale» (4). Alors si les Marocaines travaillent et meurent au Maroc dans ces conditions, imaginez le sort des migrantes subsahariennes: femmes, noires, sans papiers, accompagnées d’enfants souvent non désirés, ayant subi les pires atrocités sur des parcours migratoires interminables…
Ivonne, Prisca, Aurore
Ivonne est guinéenne. Partie de Konakry en 2018 pour raison d’orientation sexuelle non autorisée dans son pays, elle a été menacée de mort par sa propre famille, elle a fui vers la Libye... Après avoir été séquestrée trois mois dans une maison de passe, elle s’échappe et arrive au Maroc début 2019. Elle trouve asile au foyer de l’ARCOM (5) où elle pourra accoucher en toute sécurité. Mais le foyer, ce n’est que trois mois de répit, il faut repartir, retourner à sa (sur)vie de migrante au Maroc, trouver du travail pour subvenir aux besoins de cette enfant non désirée qui sera malgré tout aimée «parce que dieu l’a voulu ainsi».
De Dakhla, «esclavagisée» sur des exploitations maraîchères, les mains et les pieds brûlés, en passant pas Oujda (regardez une carte du Maroc…) où elle ne trouvera pas de travail, Ivonne est aujourd’hui à Casablanca où elle travaille irrégulièrement dans une usine textile qui la paie 8€ pour 12H de travail. Elle part le matin tôt, laisse sa fille à une improbable nounou et rejoint quelques dizaines de femmes qui attendent, devant l’usine, d’être l’une des heureuses élues d’une journée d’exploitation interminable. Ce privilège-là, on y accède pas tous les jours! Prisca, dont je vous avais parlé dans un précédent article, souffre, une fois de plus, directement de cette politique migratoire raciste menée par l’Europe et ses gouvernements alliés. La répression qui n’a cessé d’augmenter dans les villes principales marocaines chasse les personnes noires subsahariennes et casse tous les petits commerces de celles qui n’avaient pour client·es que les personnes migrantes consommatrices des produits subsahariens qu’elle vend sur son petit étal au parasol troué. Prisca a 50 ans, elle se lève à 5 heures du matin pour balayer devant les portes des marocain·es, elle fait, de temps en temps, des ménages qui lui brisent le corps mais ne lâchera rien parce que son fils doit faire des études, c’est là son seul et unique espoir d’avenir.
Aurore est employée dans un centre d’appel. C’est elle ou un·e de ses collègues que vous avez au téléphone quand vous avez des problèmes de factures téléphoniques ou d’électricité. Elle «nous» prend en charge quand on pète un plomb parce qu’on ne comprend pas pourquoi le compteur ne tourne plus. Elle s’est vu refuser deux visas pour la France mais elle connaît l’emplacement de votre compteur électrique, au cas où vous ne vous en seriez jamais inquiété! Elle doit même faire preuve de psychologie pour éviter que les personnes fragiles ne craquent et l’insultent, au risque de se voir réprimandée par ses surveillant·es. Elle travaille 10h par jour, 6 jours par semaine et est rémunérée 450€ par mois, avec des petites primes en cas de bons résultats. La méritocratie se trouve à tous les niveaux et dans tous les secteurs…
Elle a assumé ce travail avec deux enfants en bas âges et un troisième en route. Elle pourra récupérer sa place suite à la naissance de l’enfant mais ne sera pas rémunérée et ce pendant un an. Elle dit être au bout de la chaîne concurrentielle. D’abord, il y a l’entreprise et les premiers niveaux de direction. Puis s’ensuivent tous les échelons de cadres et de surperviseur·euses de tout acabit, de managers, de surveillant·es, etc. Le bout de la chaîne, c’est celles sur qui on peut se défouler quand les échelons supérieurs craquent!
La «forêt» du mont Gourourou
Attablée, pour un café réconfortant, sur une terrasse de Nador (6), j’écoute Rodrigues me parler de la «forêt». Celle du mont Gourourou qui héberge des milliers de personnes en attente de passage. La vie dans la forêt est hiérarchisée, codifiée, voire ritualisée. Quelques femmes y subsistent mais la majorité des habitants de passage sont des hommes. Rodrigues y vit depuis 22 ans, c’est une mémoire vivante de la migration dans cette région du Maroc. Il m’explique que la répression a eu son efficacité puisque la ville est aujourd’hui «nettoyée» de ses habitant·es indésirables. Iels se cachent, risquant à tout instant d’être arrêté·es et déporté·es comme des animaux vers des villages isolés dans le Sud. Et puis une jeune femme noire apparaît, elle traverse la rue, filante et transparente tel un fantôme. Je la fais remarquer à Rodrigues qui me rétorque «ah oui, et bien elle tu vois elle est venue se battre». Elle est venue se battre, elles sont venues se battre, elles se battent depuis le début du voyage et elles se battront jusqu’à la fin de leurs jours!!
De les entendre, de les voir et de comprendre à quel point les injustices mortelles qu’elles vivent quotidiennement sont autant de pièges consciemment tendus par un système politique et économique froid et sans pitié me donne le vertige. Que faire en face de cette machine infinie de production de souffrance?
Malheureusement, le courage ne se paie pas, sinon ces femmes seraient riches à millions.
Marie-Pascale Rouff, membre du FCE - France
- Camille Smoll, Les damnées de la mer, femmes et frontières en Méditerranée, ed La Découverte, collection Cahiers libres.
- https://etlettres.com/.
- http://www.zinzine.domainepublic.net/.
- Travailleuses invisibles, les métiers de la discrimination au Maroc et Dames de fraises, doigts de fée, les invisibles de la migration saisonnière marocaine en Espagne, ed En Toutes Lettres.
- Association des Communautés Migrantes au Maroc.
- Nador se situe au nord est du Maroc. Elle est entourée de petites montagnes dont le mont Gourougou qui est le refuge des personnes en attente de passage vers Melilla, la fameuse enclave espagnole.