Les 6 et 7 octobre derniers, à l’initiative du Forum Social Maghreb, s’est tenu à Oujda, au nord-ouest du Maroc, pas très loin de la frontière algérienne, un Forum Social des migrants.
Environ 500 personnes ont participé à ce forum, dont un peu plus de la moitié venues du Maroc, et quelques-unes de l’Algérie voisine. Les participants algériens avaient dû emprunter l’avion en raison de la fermeture de la frontière, même s’ils venaient de moins de 100 kilomètres, comme ce syndicaliste de Tlemcen, Hamoui Falhi. Entre 150 et 180 des participant-e-s étaient des personnes originaires d’Afrique subsaharienne – Cameroun, Côte d’Ivoire, Sénégal, Guinée… – vivant au Maroc, comme migrants ou immigrés. Enfin, peut-être une quarantaine de participant-e-s venaient de France (plusieurs organisations de l’immigration ou antiracistes), de Belgique (SOS Migrants) et d’Espagne.
La très forte participation des «Subsahariens» du Maroc a été l’un des événements les plus remarquables de cette rencontre, souligné comme un élément extrêmement positif par tous les participant-e-s. Néanmoins, après coup, il soulève des interrogations dans la mesure où il aurait été nécessaire de laisser nettement plus de temps pour que les Subsaharien-ne-s puissent s’exprimer par eux-mêmes et elles-mêmes. Le temps prévu pour cela était clairement insuffisant, et le retard pris sur le programme officiel – commencé avec un certain retard dès le matin du samedi 6 octobre – a encore aggravé le problème. Ainsi, il a été constaté lors des réunions de bilan (par exemple à Paris, le 13 octobre) qu’il faudra très clairement penser pour tous les forums à venir à laisser plus d’espace, de temps pour l’expression des Subsahariens eux-mêmes.
Les participants marocains venaient de plusieurs structures, associations et ONG (p. ex. l’Association marocaine des droits de l’homme – AMDH), syndicats (p. ex. l’Organisation démocratique du travail/ODT, fortement présente avec son nouveau syndicat des travailleurs immigrés) et d’autres. Les différentes structures ont bien réussi à travailler ensemble pour dégager une synergie. Du côté algérien, des assemblées similaires – réunissant notamment associations de la société civile et «syndicats autonomes» (indépendants du pouvoir) – avaient lieu le 6 octobre à Oran et Alger. Une tentative a d’ailleurs été faite de communiquer, entre participant-e-s réunis à Oujda d’un côté et à Oran de l’autre, par l’intermédiaire de Skype. Des problèmes techniques ont empêché le bon fonctionnement de cette communication. Des efforts seront entrepris pour assurer un meilleur fonctionnement en vue des prochaines échéances (notamment en Tunisie 2013!).
Le Forum a commencé avec un plénier, le samedi matin 6 octobre. Plusieurs témoignages et interventions ont analysé les conséquences de la fermeture des frontières pour les pays maghrébins eux-mêmes, y compris en termes de coût économique, puisque ces Etats commercent beaucoup avec l’Europe mais très peu entre eux: «le coût du non-Maghreb» était l’intitulé de l’intervention de l’économiste tunisien Abdellah Baddoui.
L’intervenante d’origine camerounaise, Hélène Mariam Yamta, a livré un témoignage poignant sur les problèmes et les violences spécifiques vécues par les femmes migrantes. Cela englobe le non-accès aux hôpitaux et aux maternités pour les migrantes n’ayant pas de documents officiels «autorisant» leur séjour au Maroc (donc «sans papiers»), la non-délivrance de documents d’état civil pour leurs enfants nés au Maroc, qui n’ont donc aucune «existence administrative» puisque ne disposant pas d’un acte de naissance, et leur non-accès à l’école. Les femmes migrantes sont aussi, en raison de leur vulnérabilité (ne disposant pas de «droit de séjour» au sens administratif au Maroc, et parfois n’ayant pas de ressources matérielles), victimes de toutes sortes de violences sexuelles. Suite aux interventions à la tribune, une jeune participante camerounaise a d’ailleurs témoigné devant l’assistance, en larmes, de son viol par deux policiers marocains.
L’écrivain d’origine camerounaise Fabien Didier, ayant lui-même vécu de longues années au Maroc, présenta plusieurs livres – travaux d’écrivains européens ou africains – consacrés aux violences que subissent les migrants tentant le passage en Europe. Il évoqua les quatorze morts par balles, tués en octobre 2005 lors de la tentative de plusieurs centaines de migrants (subsahariens) de passer sur le territoire de Ceuta et Melilla, enclaves espagnoles sur le territoire marocain. Jusqu’à ce jour, aucun acteur de cette tuerie n’a été poursuivi puisque les autorités marocaines et espagnoles se renvoient systématiquement la balle: ce sont toujours «les autres» qui auraient tiré. Cependant, comme l’a souligné Fabien Didier à juste titre, il suffirait d’établir une analyse balistique et d’examiner les munitions utilisées, pour déterminer les responsabilités.
Deux des intervenants appartenaient à des organisations de Subsahariens vivant au Maroc, Camara Laye et Pierre Delagrange, du Collectif des Communautés Subsahariennes du Maroc (CCSM). Ce dernier présenta les différentes démarches entreprises par son association, par exemple l’accompagnement des migrants pour tenter de régulariser leur situation administrative au Maroc; fournir une aide médicale; lutter contre des arrestations et emprisonnements arbitraires de migrants, dont le nombre augmente comme l’expliqua l’intervenant. Camara Laye, quant à lui, réfuta l’idée trop simpliste selon laquelle ce serait uniquement «la misère» qui pousserait des personnes humaines à quitter leur pays d’origine: souvent, expliqua-t-il, ce ne sont pas les plus pauvres qui partent, mais des personnes ayant une situation professionnelle dans leur pays d’origine (et donc «les moyens pour partir») qui font cependant face à une «désespérance». Celle-ci peut être liée à une situation d’oppression, la pollution de l’environnement… Il s’agit à la fois de lutter contre ces facteurs, et de lutter pour la liberté d’aller et venir «qui existait, dans l’histoire (de l’humanité), bien avant la liberté d’association et la liberté de la presse».
L’après-midi du samedi 6 octobre était consacré au débat en plus petits groupes, en vue de discuter sur des situations plus concrètes – telles que les conséquences humaines de la fermeture de la frontière entre le Maroc et l’Algérie – et pour élaborer des revendications. Celles-ci, englobant entre autres, la liberté de circulation, la fermeture des lieux d’enfermement des migrants, la lutte contre les violences spécifiques subies par les femmes migrantes, ont été intégrées dans la «déclaration d’Oujda»1, proclamée le lendemain, dimanche 7 octobre 2012.
Ce dimanche 7 octobre, une marche a conduit les participant/e/s au passage – fermé – de la frontière algéro-marocaine, tout près d’Oujda, où fut lue la «déclaration d’Oujda».
L’écho médiatique dans les pays des deux côtés de la frontière, au Maroc et en Algérie, a été important au cours des jours suivants, même si l’attention de la presse était plus focalisée par le problème de la fermeture de la frontière commune que par ceux que rencontrent les migrants (surtout subsahariens) vivant au Maghreb.
En marge du programme «officiel» avaient lieu, le samedi en début de soirée, des «ateliers autogérés». Il s’agissait d’espaces proposés par différents acteurs de la vie sociale, sous leur propre responsabilité. L’auteur de ces lignes a eu le plaisir d’assister à l’«atelier autogéré» proposé par l’Organisation Démocratique du Travail (ODT) marocaine, et plus exactement par le Syndicat des travailleurs immigrés, affilié à cette centrale syndicale. Ce dernier a été fondé le 1er juillet 2012, après une participation très massive des travailleurs immigrés aux manifestations du 1er mai dernier, puis des «marches de la colère» au mois de juin. Environ soixante personnes, très majoritairement subsahariennes, participèrent à ce débat très vivant et animé, abordant tous les aspects de la vie syndicale, les problèmes avec les employeurs mais aussi les administrations. Un intervenant de l’Association des Travailleurs Maghrébins de France (ATMF) relata aux participant-e-s l’expérience de la lutte de travailleurs immigrés en France pour l’égalité des droits, en l’occurrence notamment la longue lutte des mineurs marocains dans les années 1970 et 1980 à qui la France refusa l’accès au «statut de mineurs». Il s’agissait de la dernière génération embauchée avant la fermeture des mines en Lorraine. Le débat porta également sur l’expérience du mouvement des «sans papiers» en France, ou les relations avec certains employeurs au Maroc, refusant de garder un-e salarié-e migrant-e en apprenant qu’il ou elle est non-musulman-e, ou encore profitant du fait qu’il ou elle ne peut pas porter plainte en raison de sa situation de «sans papiers».
Alors que le mouvement syndical marocain dans son ensemble – toutes organisations confondues – n’organise à l’heure actuelle que 6% des salariés, l’(auto-)organisation des migrants fait partie des nouvelles stratégies de syndicalisation, visant à conquérir des nouveaux espaces en même temps que des nouveaux droits.
Le fait d’avoir vécu ce débat, auprès des travailleurs migrants syndiqués, a été fortement encourageant.
- Elle peut être trouvée ici: http://www.e-joussour.net/node/11823