C’est dans un oasis de verdure et de convivialité humaine au sein de la plaine de la Bekaa que nous avons passé dix jours, du 11 au 21 septembre, à l’invitation de nos ami·es de Buzuruna Juzuruna (BJ, nos graines sont nos racines).
Depuis six ans, l’équipe de BJ, constituée de Libanais, de réfugié·es syrien·nes et de Français·es mène une multitude d’activités à partir d’une ferme de deux hectares à Saadnayel, près de Zahlé: production de semences, recherche de variétés paysannes adaptées aux conditions locales, vente de paniers de légumes et de bouquets de fleurs à Beyrouth, diverses formations (compost, traitements naturels, extraction de semences…), soutien aux réfugié·es syrien·nes dans des camps, acti-vités pour enfants (cirque dans un chapiteau), un autre jardin à Saadnayel tenu par une vingtaine de familles, soutien à des initiatives paysannes en Syrie…
Les ami·es de BJ sont très lié·es aux mouvements qui ont participé à la «révolution» qui avait éclaté en octobre 2019. Pendant plusieurs mois, les places de nombreuses villes ont été occupées et la question de l’autonomie alimentaire a été soulevée. BJ est de plus en plus connue au Liban. Iels animent souvent des soirées cinéma et, chaque année, iels organisent un festival et des rencontres sur la ferme. Iels reçoivent de nombreuses sollicitations. Par contre, les terrains qu’iels travaillent sont loués et iels ne savent pas s’iels pourront renouveler la location (à Saadnayel, iels ont encore pour six ans).
Les ami·es de BJ se trouvent à un moment de forte réflexion sur comment faire évoluer leur projet. Iels voulaient prendre du recul et échanger sur les aspects positifs et négatifs de leur projet et de son fonctionnement. Iels cherchent à développer un réseau de lieux de production de semences dans différentes régions du pays pour pérenniser leurs collections. C’est pourquoi iels nous ont invité·es, nous de Longo maï, mais aussi plusieurs membres de Biaugerme, une entreprise semen-cière atypique et originale dans le Lot-et-Garonne.
Des rencontres semencières et humaines
Nous avons partagé la vie collective dans les deux étages d’une grande maison louée avec les Français·es et les trois enfants, Serge le Libanais et Saya, le Syrien. Les autres Syrien·nes habitent sur ou près de la ferme qui est située à environ 500 mètres de la maison.
Depuis un an le réseau initié par BJ regroupe des producteurs de semences sur cinq lieux très différents, avec des connaissances et savoir-faire inégaux. Une partie importante de notre pro-gramme était de rencontrer et d’échanger avec ces groupes ou individus et de réfléchir ensemble à la forme de réseau adaptée, avec quelles structures ou mécanismes de coordination, de formation, de modèle économique, etc.
Nous avons pu rencontrer quatre de ces réalisations. La plupart était menée par des jeunes plutôt citadin·es, souvent avec d’autres professions, mais qui veulent créer des alternatives et des lueurs d’espoir dans un pays frappé par une crise inimaginable. À une époque marquée par une très forte émigration, plusieurs ont choisi de retourner au pays justement afin de contribuer à l’émergence d’autres perspectives, liées aux revendications et aux rêves de la révolution.
Deux des initiatives sont menées par des collectifs, l’un à 1500 mètres d’altitude et l’autre dans un endroit montagnard magnifique avec un beau ruisseau relativement propre qui coule toute l’année. Les deux autres expériences sont menées par des individus. Une jeune femme très courageuse cultive huit dunums(1), pas loin de BJ à Saadnayel, produisant des légumes pour la vente et des semences pour BJ. C’est avec une farouche détermination qu’elle se bat contre la pollution qui pourrit la vie dans la Bekaa.
L’autre projet a été initié par un paysan plus âgé qui commence à s’intéresser à la production de semences et à une agriculture plus naturelle. Il est confronté à la crise profonde de l’agriculture qui n’est plus rémunératrice. Il a expliqué qu’avant la crise, beaucoup de terres n’étaient pas cultivées, mais qu’actuellement tout est travaillé. Mais avec l’inflation, le prix des intrants et des semences hybrides importées devient prohibitif. En plus, des entreprises importent en grande quantité des tomates et d’autres légumes d’Égypte, cassant ainsi les prix. Il est devenu urgent de trouver des semences non hybrides, produites localement. Il cherche aussi pour BJ des terrains pour la culture de céréales.
L’équipe de BJ et leurs partenaires au sein de ce réseau ont été très intéressé·es par les observations et les suggestions des deux groupes invités. Comment s’organisent les réseaux semenciers en France, tels que Kokopelli, Biaugerme ou le Réseau Semences Paysannes? Comment gérer les tensions et les conflits? L’expérience de Biaugerme est particulièrement intéressante. Elle réunit 27 producteurs et pro-ductrices de semences sur 13 fermes qui partagent un modèle social impressionnant avec des principes tels que la «responsabilité solidaire et indéfinie», le partage des pertes et profits, l’égalité des tâches, plusieurs commissions dont celle des «Garants du bien commun» ou la «Commission d’Animation Permanente» qui prépare et anime les réunions mensuelles. Nous avons été touché·es par les nombreux témoignages de personnes qui utilisent régulière-ment nos films semences traduits en arabe, disponibles gratuitement sur le site <diyseeds.org>.
Nous avons également passé une journée à Saida, grande ville sur la côte au sud de Beyrouth, où nous avons assisté à une «fête d’adieu» au terrain en plein centre de la ville qui avait été transformé ces derniers deux ans en jardin collectif et lieu d’événements culturels, de ressource-ment et jeux d’enfants… Malheureusement le propriétaire a refusé de prolonger la location et le groupe cherche maintenant un autre terrain, ce qui n’est pas facile.
Crise écologoqie, morale et économique Ces rencontres nous ont permis de découvrir plusieurs régions de ce petit pays, parmi les plus densément habités au monde, qui provoque des impressions très contrastées. Pays marqué par la mer et deux chaînes de montagne, avec la vaste plaine fertile de la Bekaa, mais aussi par tous les fléaux qui résultent d’un système économique, social et politique en faillite et au bord de l’implosion totale. Une incapacité de ramasser les déchets qui s’amoncellent partout, une pollution effroyable causée par le manque de traitement des eaux qui rend impossible toute baignade en mer et transforme les rivières et fleuves, tels que le Litani, en cloaques. La frénésie des routes avec des voitures fonçant à toute allure. Des montagnes grignotées par d’immenses carrières destinées à fournir des matières premières, surtout pour les chantiers de reconstruction en Syrie. L’urbanisation galopante qui couvre les montagnes et la riche plaine de la Bekaa avec des tristes immeubles en béton et parpaings, des façades en couches fines de pierre, sans aucune isolation... Les coupures quotidiennes d’électricité – à Saadnayel il s’agit d’environ huit heures de coupures par jour, mais à Beyrouth cela peut atteindre jusqu’à douze heures par jour.
Par ci, par là, on aperçoit les luxueuses maisons de la petite couche de très riches qui profitent de la crise, entourées de vertes pelouses parfaites et de fils barbelés. On sent que la colère gronde devant la crasse incapacité de la classe dirigeante d’apporter une quelconque ébauche de solution à cette crise multiforme. Mais l’énergie est dirigée surtout vers la survie. La plupart des professions n’arrivent plus à assurer une vie à peu près correcte. Les chauffeurs de taxi, par exemple, n’arrivent plus à couvrir les coûts d’essence avec leurs entrées. Car l’inflation est vertigineuse. Il n’y a pas si longtemps, le dollar valait 1500 livres libanaises. Aujourd’hui il en faut 40.000 pour obtenir un dollar. Un billet de 100.000 livres vaut 2.5 euros. Ne serait-ce que pendant notre séjour, le taux de change est monté de 35.000 à 40.000.
L’omniprésence des différentes forces politico-religieuses est écrasante. Souvent, le long de «l’autoroute» (les quatre-voies qui traversent la Bekaa et aussi la zone côtière), on voit sur chaque lampadaire, sur un ou deux kilomètres, des drapeaux correspondant à la force dominante locale. Ou alors les innombrables et immenses affiches avec les têtes de politiciens et de miliciens, représentant les bras civil et armé du Hezbollah, des Forces libanaises (chrétiennes), etc. Chaque nuit, la puissance de la religion nous est imposée à quatre heures du matin par les muezzins en quadriphonie, les appels à la prière venant de plusieurs mosquées toutes proches.
Autre réalité majeure: la présence d’environ un million et demi de réfugié·es syrien·nes dans un pays avec une population de quatre millions. Plus de la moitié des réfugié·es se trouve dans la plaine de la Bekaa (800.000), là où il y a du travail, notamment dans l’agriculture. Marqué par l’histoire des camps de réfugié·es palestinien·nes qui ont pu créer une présence permanente, le gouvernement refuse toute forme d’officialisation des camps des Syrien·nes. Ce ne sont que des campements informels, avec une moyenne d’une dizaine de tentes bricolées à partir de palettes et bâches de l’ONU, difficilement supportables dans la chaleur de l’été et le froid de l’hiver. La plaine de la Bekaa est à mille mètres d’altitude.
Face à cette situation, à quand la prochaine explosion? Quand les gens redescendront-ils dans la rue? La récente série de braquages de banques où des épargnant·es tentent de contraindre leur propre banque à leur rendre l’argent sur leur compte montre que la passivité des citoyen·nes a des limites. En même temps, il faut dire que pour plusieurs ami·es rencontré·es, la situation actuelle de faillite indéniable du système crée paradoxalement des ouvertures, des perspectives de changement et de pistes alternatives. Plus grand monde n’a confiance dans les autorités et ne croit que la solution viendra de ce côté-là.
Bâtir sur des cendres
Nous avons rencontré deux amis de Serge, l’un à Tripoli et l’autre à Buda’i2, qui ont été très im-pliqués dans le soulèvement de 2019. Pour Hamze, «c’est vrai qu’il y a l’émigration massive, qu’il y a un effondrement, mais le résultat de tout ça est que ça nous permet d’avoir l’espace pour créer. Ça veut dire que sur les cendres de ce système qui ne finit pas de s’effondrer on peut bâtir de très belles choses plus solides parce qu’elles ne sont plus dans le cadre du gouvernement et du régime, mais avec le peuple, des choses qui partent d’en bas. Il faut que ça se sache, que l’opinion pu-blique soit informée, qu’il y a des choses écologiques qu’on peut produire qui peuvent sauver quelque part l’humanité, que nous sommes en train de développer avec des tout petits moyens.».
Tamim nuance cependant: «C’est une question de priorités, de survie. Les pauvres ont mainte-nant juste le besoin de travailler, de manger. Les gens, comme nous, qui avons quelques privilèges avons la chance de mettre en place des projets. Ce n’est pas juste une question de récupérer ce qu’on a perdu, mais plutôt de bâtir et d’être prêt. Au moment où ça va reprendre, c’est quasiment inéluctable que ça ne va pas rester dans cet équilibre instable longtemps, il faut que nous soyons assez forts pour être présents quand il le faudra. C’est une question de construction. On ne peut pas juste attendre qu’il se passe quelque chose, cela nous déprimerait. Il faut continuer à bâtir.»
Nick et Martina, membres du FCE - France
- Dix dunums équivalent à un hectare
- Village dans la plaine de Bekaa célèbre pour la production de haschich. Notre ami cherche aujourd’hui à développer l’utilisation du chanvre pour une multitude d’autres produits, comme le lait de chanvre, le papier, des matériaux de construction et d’isolation...