Depuis des décennies, le cas du journaliste afro-américain Mumia Abou-Jamal est symbolique du rapport entre les droits civiques et la répression politique aux Etats-Unis. Prisonnier politique dans le couloir de la mort, Mumia côtoie les quartiers de haute sécurité et l’exécution aseptisée quasi hebdomadaire de détenus par injection létale. Alors qu’il continue à se battre pour sa vie et sa liberté depuis bientôt trente ans, accompagné par un mouvement international de solidarité, nous voulons pénétrer plus avant dans les coulisses de la justice et des prisons, et exposer la répression politique aux Etats-Unis.
Le procès de Mumia Abu-Jamal s’est tenu en 1982 à Philadelphie. A l’époque, Amnesty International avait critiqué la récusation systématique des jurés afro-américains, l’utilisation d’aveux imaginaires, la dissimulation de preuves à décharge et la manipulation des témoins. Amnesty avait dénoncé le fait que la procédure «avait violé les normes internationales d’équité» et exigé, avec Mumia, la tenue d’un nouveau procès1. Ancien porte-parole de la section locale des Black Panthers (BPP) et journaliste critique reconnu, Mumia Abou-Jamal a été confronté à un tribunal extrêmement autoritaire et ouvertement raciste. La tension politique qui régnait alors était la principale caractéristique de cette mise en scène destinée à se venger des militants. Ce qui s’est passé lors de son procès n’est pas un exemple unique, ce type de procès politique spectacle touche couramment des millions de citoyens américains.
Racisme et justice de classe
Aux Etats-Unis, les frontières de classes et de revenus sont fortement marquées. Elles ne découlent pas au hasard de la différence des origines ethniques, mais sont l’héritage direct de trois cents ans d’esclavage (…). Même si celui-ci a été officiellement aboli en 1865, les millions d’Afro-américains n’ont jamais été dédommagés. Il en va de même pour les Indiens d’Amérique, la population d’origine, chassée par la violence de ses territoires et exterminée massivement.
Aujourd’hui, les «gens de couleur» représentent 20% de la population étatsunienne, mais ils représentent deux tiers des détenus dans le couloir de la mort et dans le reste du système carcéral, même si les chiffres n’indiquent aucune différence concernant le nombre de délits entre la population majoritaire et les minorités.
Aujourd’hui encore, on peut entendre des propos racistes dans les tribunaux. Le racisme présent dans le système judiciaire est véritablement structurel.
Comme la majorité des «gens de couleur», Mumia Abou-Jamal n’avait pas les moyens de se payer un avocat compétent qui puisse assurer convenablement sa défense dans un procès pour meurtre. En règle générale, il faut plusieurs personnes pour effectuer les expertises, les enquêtes médico-légales, la recherches de témoins, l’étude des différents aspects juridiques, et une énorme somme d’argent pour se mesurer aux moyens illimités dont dispose le ministère public.
Carrières judiciaires et peine de mort
Depuis la réintroduction de la peine de mort aux Etats-Unis, les statistiques montrent qu’un inculpé doit débourser la somme de 200.000 dollars pour éviter une condamnation à mort. Sans argent, la grande majorité des prisonniers du couloir de la mort ne choisissent pas eux-mêmes leur défenseur. Ils disposent donc d’un avocat commis d’office. Pour la plupart, ils ne sont absolument pas qualifiés pour négocier la vie de leur client. Les uns viennent à peine de terminer leurs études, souvent dans des domaines du droit complètement différents. Naturellement ils sont presque tous motivés pour aider leur client, mais faute d’expérience et de moyens, ils n’ont aucune chance. Ce sont plutôt les avocats dont la carrière n’est pas brillante qui tentent de survivre financièrement grâce aux cas dont le tribunal les charge. Mais la modicité des honoraires ne les pousse pas à explorer les fondements de l’accusation et à entreprendre la recherche souvent fastidieuse de témoins à décharge. De nombreux prisonniers n’ont vu leur avocat qu’une seule fois, pendant quelques heures, avant le procès où leur vie est en jeu.
Au contraire, la police et le ministère public ont un grand intérêt à une condamnation. Les procureurs locaux sont des fonctionnaires élus qui construisent leur carrière à venir sur les «succès» présumés des condamnations obtenues. La condamnation à mort sert ici à gravir les échelons pour atteindre des postes plus haut placés2. Il semble cependant que les mentalités soient en train d’évoluer aux E-U. Par exemple, au moment où le mouvement contre la peine de mort a réussi à la faire abolir dans quelques Etats, des sondages révèlent que 60% des Américains ne croient plus à l’effet dissuasif de la peine mort pour des meurtres3. Malgré cela, depuis 1976, des gens sont condamnés à mort chaque année alors que l’administration de la preuve se base davantage sur l’origine sociale que sur la culpabilité objective des prévenus. (…)
La justice de classe ne concerne pas seulement les condamnations à mort, elle est omniprésente. Il arrive souvent que des prévenus pour de petites infractions se voient infliger jusqu’à dix condamnations supplémentaires. Désarmés, ils se laissent convaincre par des avocats commis d’office débordés de négocier avec le procureur, le plea bargain (plaidoyer de marchandage). Ils choisissent dans le catalogue d’accusations le délit qui encourt le moins de peine dont ils se reconnaissent coupables, s’économisant ainsi un procès, des coûts supplémentaires et (au moins au début) une incarcération plus longue. Une condamnation correspond à une felony charge, c’est-à-dire une inculpation pour un délit. Dans la plupart des Etats, une règle prévaut: «Three strikes and you are out» (trois délits et tu sors). Si un citoyen pratique le plea bargain et totalise trois condamnations exécutoires, cela signifie quinze à vingt-cinq ans de prison, on appelle cela la «perpétuité avec sursis».
Le complexe carcéralo-industriel
Depuis la présidence de Reagan, cette pratique a littéralement fait exploser la population carcérale. Avant sa prise de fonction, on comptait à peine 470.000 prisonniers aux Etats-Unis, aujourd’hui ils sont 2,5 millions, sans compter les 4 millions de citoyens en sursis ou en semi-liberté. Actuellement, 1 citoyen adulte sur 31 a affaire au système pénal et judiciaire. Selon l’ONU, 25% des prisonniers dans le monde sont dans les geôles étasuniennes. C’est plus que dans n’importe quel autre pays du globe, aussi bien en chiffres absolus qu’en pourcentages pour chaque population.
Les Etats sont aujourd’hui confrontés à d’immenses défis. A diverses reprises, les médias ont fait état d’une menace de banqueroute de l’Etat, les impôts étant devenus insuffisants pour couvrir les coûts du système pénitentiaire. Pourtant, il ne faut pas croire qu’il s’agit de l’œuvre d’hommes politiques suicidaires ou incompétents. La détention de masse a d’autres motifs: la privatisation et l’industrie carcérale.
Dans les années 1970, alors que Ronald Reagan était gouverneur de Californie, un partenariat a commencé à se mettre en place dans les prisons entre autorités de l’Etat et entreprises privées. Tout d’abord, des laboratoires pharmaceutiques testaient leurs médicaments sur des détenus, pour ensuite très vite privatiser partiellement certains secteurs et plus tard installer les premières unités de production dans les prisons elles-mêmes. Les fantasmes de «Law and Order» (la loi et l’ordre) des conservateurs rejoignent le désir existant depuis la fondation des colonies nord-américaines de pouvoir profiter d’une main-d’œuvre quasi gratuite. Même si l’esclavage a été aboli à la fin de la guerre civile, il s’est perpétué sous d’autres noms durant la période qui a suivi le «Code Noir»4.
La mise en place d’une industrie moderne dans les prisons a débuté en 1976. Aux côtés de l’industrie pharmaceutique, au sein du consortium Correctional Corporations of America, s’est implantée l’industrie du bâtiment, en particulier l’entreprise Wackenhut.
Selon un rapport du gouvernement de 2007, basé sur les chiffres d’affaires dans le privé, le public et les prisons en gestion mixte, le complexe industriel carcéral est le troisième «employeur» des Etats-Unis. C’est une façon cynique de désigner les profiteurs du travail forcé. Le rapport indique que l’industrie carcérale représente 2 à 3% de l’ensemble de l’économie américaine. Suit l’exemple de la SCI Greene, une prison d’Etat à la campagne avec un couloir de la mort où Mumia Abu-Jamal est incarcéré. En 2009, 1.500 prisonniers y généraient un revenu brut de 49 millions de dollars en produisant les combinaisons oranges portées dans les prisons américaines, et que les images du camp de tortures de Guantanamo ont rendues célèbres.
Les prisons, souvent bâties grâce aux impôts ou aux déductions fiscales sont devenues une énorme charge financière pour la population et les communes, tout en engendrant des gains énormes pour certaines entreprises. C’est le cas partout où le secteur public se transforme en PPP (Private Public Partnership, c'est à dire partenariat entre secteurs public et privé. Dans le cas présent, le travail imposé par la violence aux détenus, appartenant dans leur ensemble aux minorités ethniques, en est le moteur.
Les conditions de travail en vigueur depuis longtemps dans les prisons sont (pour l’instant) inconcevables sur le marché libéral du travail. Il s’agit de travail forcé. Les organisations syndicales ou les conseils d’entreprise sont interdits. Les soins de santé et les arrêts maladie incombent souvent à des services de santé sous surveillance du directeur de la prison. En règle générale, les «revenus» des détenus n’atteignent pas un dollar de l’heure. Les articles de consommation courante et les moyens de communication avec les proches doivent être achetés dans les magasins eux aussi privatisés de la prison, ainsi les salaires sont dépensés sur place. Toute résistance, tout refus ou manquement grave au règlement sont punis par l’isolement «au trou», dont la durée n’est pas décomptée de celle de la peine. En 2009, lors d’une émeute, des détenus californiens ont détruit l’usine de production de leur établissement. De décembre 2010 à janvier 2011, pour la première fois, 4.500 prisonniers se sont mis en grève simultanément dans plusieurs Etats contre ces conditions de travail5. Depuis l’été 2011, dans un tiers des prisons californiennes, des grèves de la faim se succèdent contre les conditions de détention, même s’il s’agit ici de la torture des cellules d’isolement6. Ces grèves et ces révoltes sont annonciatrices des luttes du travail à venir si les PPP continuent à se développer impunément.
L’héritage non résolu des mouvements civiques
L’existence de prisonniers politiques, même aux Etats-Unis, ne peut pas être cachée. Des cas comme ceux de Mumia Abu-Jamal ou du militant de l’AIM (American Indian Movement) Leonard Peltier ont été portés devant les instances de l’ONU. Le mouvement international de solidarité a réussi à soulever des débats au Parlement européen, comme le montre la Résolution sur la Journée mondiale contre la peine de mort.7
Au cours des années 1960, dans le monde entier, un désir surgit: changer la vie. Partout, l’ordre mondial capitaliste et son ordre social marqué par l’exploitation de l’Amérique latine, de l’Afrique et de l’Asie, est remis en question. Les discours des contestataires d’alors demeurent les bases des confrontations d’aujourd’hui. Aux Etats-Unis, de nombreux mouvements s’étaient constitués pour abolir le racisme d’Etat et se battre pour des droits fondamentaux pour tous. Parmi eux, le parti des Black Panthers qui eut une influence considérable au-delà des Etats-Unis. De nombreux participants aux luttes des années 60 sont toujours en prison – la plupart, comme Mumia Abu-Jamal, sans preuve aucune de leur culpabilité, condamnés et emprisonnés jusqu’à aujourd’hui uniquement pour leurs opinions politiques.
Que ce soient envers la quarantaine prisonniers politiques membres du BPP ou de l’AIM, du mouvement de libération portoricain, de la Black Liberation Army (BLA), et avec eux les militants du Weather Underground8 tels que David Gilbert, les militants de MOVE9 ou les membres de mouvements plus jeunes comme la défense du droit des animaux («Greenscare»), le Cuban 510 ou le mouvement anarchiste, la vengeance d’Etat continue à frapper par le biais de la justice et de la législation des Etats-Unis. Qu’un ancien co-détenu de George Jackson, du nom de Hugo Pinell, soit emprisonné depuis 1964 (à l’origine un Plea Bargain), paraît aussi inimaginable que le cas du militant noir du BLA, Sekou Udinga: libérable il y a cinq ans, après vingt-cinq ans d’enfermement, il est maintenu en détention par les autorités. Il serait coupable d’avoir participé à l’évasion d’Assata Shakur. Le cas de Leonard Peltier ne peut être compris que comme l’expression d’une volonté d’anéantissement du peuple nord-américain originel: alors qu’une enquête du FBI des années 1980 admet qu’on ne sait pas qui a tué le policier, c’est pour ce meurtre que Peltier a été condamné en 1976. Aujourd’hui, âgé de 67 ans, il est toujours détenu. Dans un état de santé préoccupant, il a été transféré l’été dernier dans une cellule d’isolement, loin de tous les siens, afin d’étouffer les appels toujours plus forts en faveur de sa libération. Mais les autorités n’y parviendront pas, comme pour Mumia Abu Jamal.
Depuis octobre 2011 a démarré une campagne pour la libération de Mumia et de nombreux autres prisonniers politiques de longues peines, et de dénonciation du rôle raciste des institutions, de l’industrie carcérale et de la peine de mort.
- Voir le rapport d’Amnesty International «Etats-Unis: le cas de Mumia Abu-Jamal» (Index AI AMR 51/01/00).
- Voir sur Youtube «Justice on Trial» (USA 2010) en anglais.
- Voir «Where America Stands on Death Penalty» sur le site <www.californiaprogressreport.com>.
- L’expression Black Codes se réfère en priorité à la législation mise en place par les Etats du Sud à la fin de la Guerre de sécession sur le travail et le droit à l’émigration des esclaves fraîchement émancipés. Ils visaient à assurer en permanence une main-d’œuvre à bon marché pour remplacer les esclaves.
- Voir sur le site du New York Times «Prisoners strike in Georgia», 12.12.2010.
- prisonerhungerstrikesolidarity.wordpress.com
- Voir sur le site du Parlement européen (www.europarl.europa.eu) le document B7-0545/2010).
- Collectif américain de la gauche radicale, fondé en 1969. Ses membres étaient sur des positions tiers-mondistes qui refusaient tout autant l’alignement sur le bloc de l’Est que l’anti-communisme traditionnel de la gauche libérale américaine. Au total, une trentaine de personnes seraient entrées en clandestinité fin 1969-début 1970, s’appuyant sur un réseau de plusieurs centaines, voire de milliers, de sympathisants.
- Groupe informel de libération noire dont les membres prônent un retour à la nature et prêchent contre la technologie. En 1978, lors d’une descente de police chez eux, un officier de police trouve la mort et 9 membres sont emprisonnés. En 1985, la police lâche une bombe sur leur maison tuant 11 personnes, dont 5 enfants et John Africa, fondateur de MOVE.
- Cinq officiers des services secrets cubains condamnés à Miami en 1998 pour conspiration en vue de commettre des délits et des actes d’espionnage pour le compte de Cuba, et, dans le cas de l’un d’eux, celui d’homicide volontaire. Les autres délits concernent l’utilisation de faux papiers ou la non-déclaration de leur statut d’agents.