Il s’agit d’une suite d’articles présentant des livres qui gravitent autour d’un même thème, et tordent le cou à quelques mythes qui ont la vie dure. Non, la faim n’est pas une fatalité, dont il faudrait rendre responsable les caprices du climat, la surpopulation du globe, ou une quelconque infériorité raciale. Même si certains continents ont plus d’atouts que d’autres, la faim reste la conséquence de facteurs sociaux et économiques, politiques donc, plus que géographiques: la faim est un fléau principalement créé par l’homme. (1ère partie)
Le premier livre sera celui de Josué de Castro: Géopolitique de la faim, paru en 1952 aux Editions Ouvrières. Josué de Castro est né en Novembre 1908 à Recife, dans le Nord-Est brésilien. Il fut docteur en médecine et professeur de physiologie à l’université de Recife.
En 1946, il publie un premier livre, Géographie de la faim, consacré au Nord-Est brésilien, où il dénonce déjà le néocolonialisme qui consiste à privilégier les cultures d’exportation, comme la canne à sucre, au détriment de l’autosuffisance alimentaire. En 1952 paraît le livre dont nous allons parler.
Il collabore avec la FAO au sujet de la nutrition, et en devient président du Conseil.
En 1954, il est élu député fédéral de l’Etat de Pernambouc. Dans les années 1960, il publie un ouvrage, Le livre noir de la faim, où il dénonce la division internationale de la production agricole prônée par les Occidentaux.
En 1962, il est nommé ambassadeur du Brésil à l’ONU.
Au moment du coup d’Etat militaire au Brésil, en 1964, il est déchu de ses droits civiques et s’exile en France où il devient professeur de géographie à l’université de Vincennes en 1968.
En 1972, il participe à la 1ère conférence mondiale sur l’environnement à Stockholm, où il présente un texte sur la préservation de la forêt amazonienne gravement menacée.
Il mourra en France en 1973, une semaine après l’assassinat de son ami Salvador Allende.
Paru en 1952 dans l’immédiat après-guerre, en pleine polarisation Est/Ouest, ce livre peut paraître dépassé, marqué par un optimisme naïf et l’espérance, avec le communisme, de la naissance d’un homme nouveau, d’un homme social, et la recherche du bien-être collectif.
L’utilisation du DDT en Grèce, au Brésil et ailleurs pour lutter contre le paludisme, et qui a permis le développement de l’élevage dans de vastes zones à risques, est saluée par Josué de Castro. Mais on ne connaissait pas encore, à cette époque, la toxicité et la longévité de ce produit dont on retrouve les traces aujourd’hui encore dans le lait maternel et dans le foetus même. La critique de la mainmise de la chimie sur l’agriculture n’était pas encore d’actualité, celle-ci semblait même une voie d’avenir.
Certains mots aussi, comme le mot «nègre», peuvent choquer, révélateurs d’une époque où le colonialisme n’était pas encore ouvertement remis en question, même si les «colonies» commencaient déjà à se révolter, comme le Cameroun, Madagascar et l’Algérie pour ce qui concerne la France, ou même l’Inde, colonie anglaise qui venait d’accéder à l’indépendance.
Ce mot «nègre» revient quelques fois sous la plume de Josué de Castro, qui nous livre néanmoins un réquisitoire implacable contre le colonialisme et le néocolonialisme. Elisée Reclus lui-même, anarchiste notoire, utilisait aussi ce mot dans ses écrits. Ce mot n’était peut-être pas chargé, à son époque, du même mépris dont on peut le sentir chargé aujourd’hui. Un des précurseurs de la «géopolitique», géographie sociale, ou humaine, Elisée Reclus notait en exergue d’un de ses livres: «La géographie n’est autre chose que l’histoire dans l’espace, de même que l’histoire est la géographie dans le temps».
Le «tabou de la faim»
Josué de Castro a d’abord étudié la situation dans le Nord-Est brésilien où sévit la monoculture de la canne à sucre. Dans cette région, les gens ont abandonné des sources de nourriture diversifiées au profit du manioc et connaissent de nombreuses carences alimentaires. Des maladies apparaissent, inconnues jusque-là, tels que le béribéri, la pellagre, les goitres, agravées souvent par la consommation de produits raffinés (sucre, riz, etc.). Les populations vivant en bordure du littoral atlantique, elles, ont un apport protéique qui vient des produits de la pêche, et sont en meilleure santé.
A partir de cet exemple, il va analyser la géographie de l’alimentation humaine au niveau mondial. Il met les maladies de carences en relation avec le type régional d’alimentation, souvent lié au type d’organisation sociale. Les zones d’élevage ou de pêche, qui produisent des régimes alimentaires riches en protéines, ont souvent des populations dotées d’une meilleure constitution physique.
Sa «géographie de la faim» sera une «géographie des régions de misère».
Dans une enquête de 1928, la SDN (Société des Nations, ancêtre de l’ONU) déclarait que 2/3 de l’humanité avaient faim. Et selon Josué de Castro, les terres agricoles ne manquent pas.
Contre les malthusiens qui disent la terre trop peuplée, il affirme que c’est la faim qui est la cause d’une surpopulation, et non l’inverse. La faim augmente le taux de fécondité, et celle-ci évolue en raison inverse de la ration de protéines. Si une faim aiguë diminue la spermatogénèse et provoque des aménorrhées, la faim chronique, elle, provoque une compétition entre instinct de manger et instinct de se reproduire. Elle augmente l’appétit sexuel. Quand l’un diminue, l’autre augmente. C’est un mécanisme de compensation émotionnelle. La surpopulation est une forme de faim spécifique universelle.
En dehors des périodes de famine, il y a beaucoup de sous-alimentation, de malnutrition, de dénutrition, et l’apparition d’épidémies, de maladies liées à des carences alimentaires en protéines, vitamines et minéraux.
C’est ce que l’auteur appelle «les nuances de la faim».
Faim de protéines
On sait aujourd’hui que le régime alimentaire influe sur la constitution humaine. Celle-ci n’a rien à voir avec le patrimoine héréditaire, elle est le produit de l’action formatrice des aliments, eux-même conséquences des ressources et des habitudes alimentaires des groupes humains. Une plus grande consommation de protéines animales donne une meilleure constitution. Au Kenya, des différences très visibles existent entre les populations nomades d’éleveurs, et les peuplades d’agriculteurs sédentarisées.
Sous les tropiques, globalement, un régime alimentaire constitué principalement de végétaux (céréales, tubercules, légumineuses), et présentant un manque de protéines, engendre une moins grande résistance aux maladies infectieuses (tuberculose, pneumonies, dysenterie, typhus, etc.). On sait que la tuberculose, liée à des problèmes d’hygiène, est aussi liée à des déficiences alimentaires. Aujourd’hui, ce problème est en partie réglé par la consommation de volailles et d’oeufs, et le manque de protéines animales y est plutôt lié à l’insuffisance du «pouvoir d’achat». Les arguments de Josué de Castro ont malheureusement servi principalement à développer l’élevage industriel de volailles dans les pays pauvres, ne réglant en rien leurs problèmes de dépendance alimentaire.
Un individu adulte moyen a besoin de 3000 calories par jour. Seules une cinquantaine d’espèces animales sont consommées parmi 2 millions d’espèces connues. De même, 600 espèces végétales sont utilisées sur 350.000 connues. Un régime à base de céréales riches en énergie est relativement pauvre en minéraux et en vitamines et induit des carences, même s’il a permis des concentrations humaines importantes, au bord du Tigre, de l’Euphrate ou du Nil.
Les populations «primitives», elles, avaient souvent peu de carences, car leur régime alimentaire était très diversifié. Ce n’est qu’au contact des colons que les changements alimentaires ont provoqué des carences, et des maladies qui leur étaient directement liées (béribéri, pellagre, etc.).
Faim de minéraux
Certains sols présentent des carences en minéraux qui se répercutent sur les aliments. Les sols noirs des zones tempérées humides, de style tchernosium ukrainien, sont très riches en phosphore et en calcium, mais pauvres en iode. Les sols rouges des tropiques humides, de genre latérites, sont aussi pauvres en phosphore qu’en calcium, souvent aussi très pauvres en fer. Ces carences en fer, calcium, phosphore, sodium, iode, ont une incidence sur la santé.
Un manque de fer entraîne des anémies, souvent aggravées par le parasitisme (verminose, ascarides,...). Ces anémies peuvent être facilement combattues avec des protéines et du fer. On sait aussi aujourd’hui que le soleil est source de vitamine D permettant de fixer le calcium et le phosphore, et que le calcium joue un rôle important sur la constitution du squelette et de la dentition. Cette carence est plus prononcée en régions tempérées et froides qu’aux tropiques, même si les Inuits, gros consommateurs d’huile de poisson riche en vitamine D, sont exempts de cette carence. C’est pour cela que l’on observe peu de rachitisme et souvent une bonne dentition dans les pays tropicaux et équatoriaux très ensoleillés. Cette carence peut entraîner de la neurasthénie et certaines dépressions. On a pu observer, dans les îles polynésiennes, des gens bien portants devenir rachitiques, obligés qu’ils étaient par les missionnaires francais de s’habiller. La transpiration, qui élimine du sodium, oblige aussi à s’alimenter régulièrement en sel. En effet, le sel est une nécessité vitale pour le liquide où baignent nos cellules, liquide assez semblable à l’eau de mer d’où nous tirons nos origines. Il existe aussi une faim spécifique du cheptel des régions tropicales en fer, en calcium, en phosphore et en iode.
Faim de vitamines
Chaque déficience en vitamines a des conséquences sociales.
Un manque de vitamine A, contenu dans les graisses animales, le lait et ses dérivés, peut entraîner des problèmes de vue, voire même la cécité. Après la famine irlandaise de 1848, le nombre d’aveugles avait décuplé. Après la terrible famine qui s’abattit sur la Russie tzariste en 1898, presque tous les enfants souffrirent d’une infection des yeux, et le nombre d’aveugles fut terrifiant. Un régime trop riche en céréales (riz, blé ou maïs) blanchies et raffinées, peut entraîner une avitaminose en diverses vitamines B, et laisser des traces sur le système nerveux, les yeux, la peau: c’est l’apparition du béribéri, de la pellagre. Une carence en vitamine C (acide ascorbique présent dans le citron, le chou) entraîne le scorbut, déchaussement des dents et pourrissement des gencives. Au premier siècle de notre ère, Pline rapporte que les troupes romaines furent stoppées sur le Rhin par le scorbut. Celui-ci décima aussi les marins de la conquête espagnole. Sur l’île de «Curaçao», «Ile de la guérison», des matelots de Christophe Colomb, laissés pour morts du scorbut, retrouvèrent la santé, obligés qu’ils étaient d’abandonner leur régime basé sur les conserves et les aliments secs, contre un régime varié de plantes fraîches et d’animaux sauvages. Les marins japonais firent la même expérience à la fin du XVIIIème siècle.