Cet article s’inscrit dans une série parue en avril et mai 2011 intitulée La Faim, ou «la tragique nécessité de manger», rédigée à partir du livre de Josué de Castro paru en 1952, Géopolitique de la faim1. Son actualité reste criante aujourd’hui encore tant la faim, plus que jamais, demeure un phénomène dont l’homme reste le grand responsable. Il est la suite des deux premiers articles. Il nous restait à présenter le continent européen, objet de cet article, et le continent asiatique qui sera traité prochainement. Depuis l’Antiquité, l’Europe connaît la faim malgré son climat tempéré, ses terres riches et une densité moyenne de population assez faible. Les causes en sont multiples, et les fluctuations du climat ont leur importance.
Un peu d’histoire du climat (2)
On sait que le néolithique, où l’agriculture se développe (on parlera de la «révolution néolithique»), correspond à une période faste et chaude qui durera plusieurs millénaires. On sait aussi que vers 1500 avant JC, les glaciers alpestres sont à leur maximum. Un peu plus tard l’époque romaine, qui voit l’essor de la culture de la vigne, se situe pendant un épisode de retrait glaciaire intercalé dans une longue période de poussée qui dure environ 3500 ans, jusqu’à la fin du XIXème siècle.
Le climat européen a connu un petit optimum médiéval de 750 à 1230: l’Europe bénéficie alors d’un retrait glaciaire auquel correspond ce qu’on a appelé le «beau XIIème siècle». C’est l’époque de grands défrichements en Europe de l’Ouest, qui débutent déjà au XIème siècle. De grandes sécheresses séviront par la suite au niveau planétaire dans la deuxième moitié du XIIIème siècle, brûlant les récoltes, obligeant par endroit les gens à quitter leur village, ou à s’exiler définitivement, comme le feront certaines populations indiennes du Texas, du Colorado, du Nouveau Mexique ou de l’Arizona en Amérique du Nord. Puis c’est le retour d’un «petit âge glaciaire» vers 1300, qui durera jusqu’en 1860, avec des épisodes froids, humides, quelques accalmies aussi, pendant lesquelles les hommes défrichent à nouveau, réoccupent des espaces autrefois abandonnés. Des pluies diluviennes détruiront les récoltes de grains pendant l’hiver 1315/1316, et provoqueront une famine terrible. Ce sera le début de 10 années froides et humides où les gens auront faim en Europe.
Evolution de la population
En 1348, c’est la Peste noire, transmise par les puces de rats sans doute arrivés par bateau d’Asie, qui s’attaque à une population affaiblie par la malnutrition… Cette peste décimera l’Europe, la Chine et l’Inde. En Provence, 40% de la population disparaîtra. Ces pestes seront fréquentes pendant un siècle, jusqu’en 1450. Elles provoqueront la disparition de la moitié de la population européenne, et la réduction de la production agricole de 60%.
Aggravé par un siècle de guerre entre la France et l’Angleterre (la Guerre de 100 ans), tout cela provoquera, en France et plus largement aussi en Europe, une crise agraire et économique persistante, une pénurie alimentaire chronique, une hausse des prix du grain qui est l’aliment de base des Européens. Les campagnes sont désorganisées par une mortalité infantile très importante, une émigration massive, des terres laissées en friche, un non-renouvellement des générations. Il faudra un siècle, jusqu’en 1560, pour que la France, par exemple, retrouve sa population de 1320, entre 17 et 20 millions. Cette restauration démographique, économique et sociale s’explique par une meilleure prophylaxie, une baisse de virulence des épidémies, une meilleure alimentation, une renaissance agricole qui voit la reconquête des terres et un retour relatif de la paix jusqu’au début des guerres de religion qui dureront un siècle. Cette hausse démographique, principalement due à un excédent des naissances sur les décès, provoque un accroissement de la demande, une augmentation de la production et une hausse des prix. Mais la population stagnera néanmoins jusqu’en 1720, soit durant quatre siècles. L’hiver catastrophique de 1693/1694 en Europe provoquera encore une famine et plus de 500.000 morts. En 1783, ce sont des irruptions volcaniques très importantes en Islande et au Japon qui provoquent des famines, par l’impact qu’elles ont sur la météo et les cultures. La population augmente très lentement, les rendements et les techniques agricoles stagnent, et il est certain que les épisodes climatiques de sécheresse, de froid, ou de fortes pluies sont déclencheurs de famines.
Famines et organisation sociale
C’est au Moyen Age que les famines atteignent leur paroxysme. L’une des causes majeures en est le système féodal de grandes propriétés improductives, et le servage de la majorité de la population, à la merci du climat et de l’organisation sociale imposée par les féodaux. On peut dire que la faim fut une des causes majeures de la Révolution française, de la révolution russe, comme de la révolution chinoise. L’agitation sociale et paysanne était principalement alimentée par une crise de subsistances persistante, engendrée par cette organisation sociale féodale inégalitaire, où la ponction fiscale insupportable et le blocage foncier empêchaient tout développement des campagnes, et toute organisation autonome des communautés villageoises pour faire face aux aléas climatiques. En 1789, peuplée d’environ 27 millions d’habitants, la France compte 22 millions de ruraux pour 5 de citadins. L’essor urbain, dans un régime de faible productivité agricole, a entraîné l’essor de la population paysanne, la demande stimulant l’offre, contrairement à aujourd’hui, où une augmentation importante de la productivité agricole a eu pour corollaire une diminution dramatique du nombre de paysans. Les réformes principales, pendant ces périodes révolutionnaires, consistèrent alors à redistribuer la terre à des paysans devenus libres, afin qu’ils puissent la cultiver, manger à leur faim et nourrir les nouveaux citadins.
En Angleterre, la terre fut distribuée aux petits paysans au Moyen Age, et reprise massivement par les nobles au XIXème siècle (phénomène des «enclosures» qui avait débuté 4 à 5 siècles auparavant) pour faire de grandes propriétés d’élevage à laine, et envoyer les paysans vers l’industrie naissante. L’Angleterre importait presque toutes ses céréales, et sa révolution industrielle la rendait dépendante des importations pour 60 % de son alimentation, afin de nourrir une population devenue majoritairement citadine. En 1879, année très froide en Angleterre, les récoltes furent détruites, et il fallut importer des centaines de milliers de tonnes de grains de Russie et d’Amérique du Nord. En 1846, la famine en Irlande, due à une récolte catastrophique de pommes de terre, provoqua 1 million de morts et 1 million d’immigrés qui partirent en Amérique. L’Irlande, colonie anglaise, produisait pour la métropole. La terre appartenait à un petit nombre d’Anglais, les Irlandais étaient de simples métayers. La révolution industrielle des XVIII et XIXème siècles ne fit que développer un prolétariat urbain, et la famine s’installa, mère de nombre de maladies: tuberculose, rachitisme, anémies, etc. Charles Dickens a très bien décrit la pauvreté et la misère du prolétariat industriel britannique. Les pays européens dans l’ensemble, privilégiant le développement industriel et s’urbanisant, ont toujours été importateurs d’aliments, même si leur population était majoritairement rurale jusqu’à la deuxième guerre mondiale. Le développement de l’agriculture européenne ne prit son essor qu’après cette guerre, avec la création du Marché Commun et de la Politique Agricole Commune (PAC) dans les années 1960. Celle-ci fit le choix, pour parvenir à l’ autonomie alimentaire de l’Europe, d’une diminution massive du nombre de paysans et d’une concentration des terres, fortement remise en question aujourd’hui par les paysans eux-mêmes, premières victimes de ses choix.
En Espagne, l’influence positive des Arabes dans le domaine de l’agriculture a permis que se développe, dans le sud du pays, une polyculture produisant fruits et légumes très variés. Après l’expulsion des Arabes et la Reconquête, un féodalisme agraire s’est développé, avec la juxtaposition de très grandes propriétés sur les meilleures terres, et d’un prolétariat sans terre victime d’une malnutrition chronique.
L’Italie a connu une situation assez semblable à celle de l’Espagne, avec un Nord peuplé et développé, installé dans la grande plaine du Pô, et un Sud pauvre aux structures féodales persistantes avec une population pauvre. L’Italie, pendant longtemps et aujourd’hui encore, a dû importer une grande partie du blé dont elle est grosse consommatrice.
Dans les pays d’Europe Centrale et Orientale, malgré un excédent agricole exporté, la population était mal nourrie. Là aussi, la survivance féodale des grands domaines et le servage maintenaient de nombreux paysans sans terre, main-d’oeuvre nécessaire aux travaux agricoles des grands domaines. Le faible développement industriel ne profitait qu’à une élite. La majorité de la population était paupérisée à la campagne.
La guerre en Europe
Avant-guerre, 1/3 de la population européenne subissait un régime de faim chronique. Des importations de plus en plus importantes de nourriture étaient nécessaires. A partir de la crise de 1929 qui démolit la structure économique du continent, les pays européens furent obligés de réduire considérablement leurs importations alimentaires, entraînant une détérioration du régime alimentaire qui se limitait au maïs, au seigle, aux pommes de terre. Les mesures protectionnistes de presque tous les pays provoquèrent une baisse de la production qui entraîna néanmoins une surabondance de produits, dans la mesure où les gens, faute de revenus, ne pouvaient se les procurer.
Au début de la guerre, l’Allemagne nazie réquisitionna les ressources de la Pologne, la Norvège, la Hollande, le Danemark, la Belgique et la France. La Roumanie, la Hongrie, la Bulgarie furent réduites à être des satellites allemands. Le régime alimentaire moyen y était partout de moins de 1000 calories par jour. La pénurie alimentaire engendrait le marché noir. La tuberculose se développait, tout comme les décalcifications, les anémies, le rachitisme, les avitaminoses.
Après-guerre, les productions agricoles avaient chuté de 50%. Cette guerre fit entre 30 et 50 millions de morts. Peuplée d’environ 420 millions d’habitants, on peut dire que l’Europe a perdu près de 10 % de sa population. Dans l’Allemagne vaincue et partagée, il ne fut plus possible de rééquilibrer les échanges internes entre régions déficitaires et excédentaires: avant-guerre, l’Est fournissait ses surplus agricoles à l’Ouest. En France, des cartes de rationnement persistèrent jusqu’en 1949. Pendant la guerre, les Etats-Unis purent doubler leur production de céréales, et imposer le Plan Marshall et la suprématie du dollar.
Le continent asiatique
Continent par excellence des «grandes famines», il sera étudié sous l’angle du colonialisme britannique exercé principalement en Inde au XIXème siècle. Cette approche se fera dans un prochain article à partir du livre de Mike Davis, Génocides Tropicaux-Aux origines du sous-développement, édité en 2001 en Poche, La Découverte.
- Paru aux Editions Ouvrières.
- Les références sur le climat et sur la population sont tirées de deux livres d’Emmanuel Le Roy Ladurie: Histoire du climat depuis l’An Mil, Flammarion 1983 et Histoire de la France Rurale, Seuil, 1975.