“Ils sont au banc des accusés. Que faut-il de plus ? Pourquoi les avoir tabassés au tribunal? C’est un système rancunier. C’est de la rancune” répétait le juge Yahiaoui le soir du faux-procés Hammami. Lui, le juge déchu pour avoir dénoncé une justice aux ordres, sait de quoi il parle. Le 13 janvier dernier, il avait été interdit de sortie du territoire. Ce même jour, le Conseil National des Libertés en Tunisie était empêché de se réunir par un barrage policier et une fois de plus, sa porte-parole, la fougueuse Sihem Bensédrine, dénonçait les pressions et répressions policières. C’était une journée ordinaire. Il ne fallait donc pas s’attendre à ce que le procès Hammami annoncé le 2 février soit digne de ce nom. Pourtant le 30 janvier, une bonne nouvelle s’annonçait avec la libération de Mohamed Moadda, homme politique “centriste” coupable d’avoir critiqué la volonté de Ben Ali de se représenter une quatrième fois en 2004. Autre agréable surprise, lors de leur arrivée à l’aéroport, les quelque quarante observateurs internationaux n’ont pas été ostensiblement suivis par les “civils” de service. Mais le soir même, ils devaient déjà déchanter en allant rendre visite au président du comité Hammami, le sociologue Hamzaoui. Tout le quartier était bloqué et quadrillé avec interdiction d’accéder à la maison. La trentaine de personnes qui tenta néanmoins le coup en fut quitte pour quelques bousculades et la destruction des pellicules photos ou vidéo des journalistes présents.
Le lendemain, c’était de nouveau ce chaud et froid que les Tunisiens appellent “ejbed erkhef” , en plus violent: le matin nous avons vu arriver sans encombre quatre hommes du PCOT fraîchement sortis de leur planque: Hama Hammami, Abdeljabbar El Madouri et Samir Taamallah qui avaient été condamnés par défaut à neuf ans de prison en 99 pour association interdite et diffusion de tracts subversifs entre autres, tandis qu’Amar Amroussia était impliqué dans une autre affaire. Ils étaient là dans la cour du tribunal, le grand Hammami embrassait ses filles et sa femme, l’avocate Radhia Nasraoui au sein d’une mêlée de retrouvailles d’une centaine de personnes qui ne demandait qu’à espérer. Les quatre expliquaient qu’ils sortaient de la clandestinité pour participer au renouvellement de la contestation et leurs avocats venaient faire opposition à leur condamnation par défaut. Ce que permet théoriquement la loi. C’était une matinée extraordinaire. Elle n’a pas duré: en début d’après-midi, les accusés du PCOT ont été littéralement raptés par un commando de policiers en plein tribunal sans que l’audience ait commencé. L’opération fut d’une brutalité sans nom. Des avocats bousculés, une des filles de Hammami violemment projetée au sol, les journalistes poursuivis jusqu’à se faire saisir les pellicules; le cameraman de Arte se fera frapper au passage. Le comble fut atteint quand un policier s’installa à la place du juge pour inciter la foule à se calmer. Le but de l’enlèvement était probablement de tenter de juger les accusés à huis-clos, mais c’était sans compter sur les protestations des avocats et de la salle survoltée. Finalement le juge confirmera à la sauvette les peines de neuf ans de prison pour les trois condamnés de 99, aggravées de 2 ans pour Madouri qui n’avait même pas été ramené à la barre. Le député suisse Christian Grubet, médusé, estimera que le piétinement de la justice n’avait jamais été aussi loin dans ce pays. Les avocats, outrés appelleront à une grève de protestation qui sera largement suivi le 6 févier.
Trois jours avant le faux procès Hammami, une autre mascarade judiciaire avait eu lieu au tribunal militaire de Tunis. Il s’agissait de juger 34 tunisiens, dont 31 par contumace, pour “activités terroristes en rapport avec le réseau Ben Laden” . Le seul regard international était celui de l’observatrice d’Amnesty. Aucune preuve n’a été avancée mais les trois accusés présents ont écopé de huit à dix ans ferme. Le juge Yahiaoui estime que les dossiers sont vides et que l’on invente des terroristes. Le régime veut être le premier du monde arabe a faire une démonstration de justice contre Al Qaïda, mais la ficelle est grosse.
Autre affaire douteuse, celle d’Ali Saïdi, ce haut fonctionnaire des Affaires étrangères retrouvé mort le 30 décembre dernier à Gafsa. Officiellement il a été tué par asphyxie lors d’un crime crapuleux. Mais ses proches soulignent les invraisemblances de l’enquête et l’on se souvient qu’il avait gardé des liens avec une partie de l’opposition.
Il est clair que Ben Ali spécule éhontément sur les effets du 11 septembre dans une sorte de fuite en avant que facilite la complaisance internationale. Les autorités françaises continuent de laisser végéter un réfugié politique tunisien, Salah Karker, à Digne, Alpes de Haute Provence, assigné à résidence sans raison apparente ni jugement depuis un accord entre Ben Ali et Pasqua qui remonte à 8 ans! Un autre opposant, Mouldi Gharbi, est retenu à Paris dans les mêmes conditions depuis 98. En décembre, ces mêmes autorités ont laissé traîner 15 jours en zone d’attente de Roissy un demandeur d’asile qui avait été torturé, comme pour le dissuader. On a également remarqué l’absence de diplomate français au “procès” Hammami alors que des représentants des ambassades suisse et américaine avaient daigné faire le déplacement. Attitude d’autant plus surprenante qu’Hubert Védrine déclare ensuite à l’Assemblée Nationale qu’il est “vivement préoccupé par les informations reçues sur la manière dont le procès s’est déroulé” ajoutant qu’il donnerait des instructions à l’ambassade pour que l’affaire soit suivie avec attention…
Ces derniers mois le général Ben Ali a pu compter sur la noria de personnalités qui se bousculèrent à Tunis: de Chirac à Delanoé en passant par Seguin et autres habituels du RPR. Pasqua dispose désormais d’une villa à Sidi Bousaïd qui peut être utile si jamais la justice française fini par le rattraper. Quant à Chevènement, il s’est distingué en refusant de rencontrer les opposants sur place… D’autres plus discrets n’en sont pas moins utiles, tel le professeur de droit Roussillon qui est récemment venu de Toulouse aider le chef d’Etat tunisien à se tailler une constitution sur mesure pour les présidentielles de 2004.
Donc l’opposition n’est pas au bout de ses peines. Ce sont essentiellement les associations civiques qui se battent, avocats, femmes démocrates, ligue des droits de l’homme, des militants indépendants, voire des parents qui, depuis l’étranger, portent plainte contre les tortionnaires. C’est pour cela qu’un grand nombre d’hommes de main du régime ont horreur d'être photo-graphiés.
Des tiraillements se font sentir par ailleurs. Le 8 février, une partie de bras de fer se jouait à l’intérieur de la fédération syndicale UGTT dont une partie essaye de se détacher du pouvoir, tandis que d’autres, échaudés, lancent une nouvelle formation, la CDT. Finalement. la majorité de l’UGTT n’osera pas trop se retourner contre le pouvoir, se limitant à le critiquer sur son refus d’accorder à la Ligue tunisienne des Droits de l’Homme son autonomie. La question sociale est d’autant plus sensible que la situation économique se dégrade sérieusement, malgré les apparences que tentent de sauver les vitrines de l’avenue Bourguiba. Il n’est pas exclu que de larges couches de travailleurs et d’exclus basculent les prochaines années. En attendant, l’avenir de Hamami et des siens dépendra de la mobilisation internationale. La prochaine personnalité sur la liste noire est le juge Mokhtar Yahiaoui, convoqué par le procureur de Tunis le 14 février. On lui a déjà préparé un dossier cousu de grosses ficelles, car ce pouvoir est terriblement rancunier. Et révoltant.
Salah M’bo, Ligue Française des Droits de l’Homme