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D’après le Petit Robert: Eugénique ou Eugénisme, science qui étudie et met en œuvre les méthodes susceptibles d’améliorer les caractères propres des populations humaines, essentiellement fondées sur les connaissances acquises en hérédité. V. Génétique. Stérilisation des dégénérés préconisée par l’eugénique. «Vers 1870, le cousin de Darwin, Francis Galton, fonde l’Eugénique scientifique, dont l’objet, selon lui, doit être double: entraver la multiplication des inaptes… et améliorer la race» (J. Rostand).
J’ai choisi, avec l’aide d’ouvrages de plusieurs auteurs scientifiques, de me restreindre à démontrer par des faits et des citations quels sont les processus modernes qui ont engendré les pensées et les théories aboutissant à des pratiques eugénistes. Sans pour autant susciter beaucoup d’indignation. Pour cela, les points d’ancrage de cette première partie seront les milieux scientifiques, économiques, politiques et industriels, depuis Francis Galton (1870) jusqu’aux années 1970. J’aurais pu commencer l’historique quelques siècles plus tôt, car Galton n’est pas le premier à avoir théorisé l’idée de sélection des individus, c’est-à-dire garder les meilleurs spécimens, et donc par déduction éliminer les moins performants en empêchant qu’ils se reproduisent. Seulement, ce qui distingue Galton de ses prédécesseurs, c’est l’élaboration d’une doctrine systématique qu’il baptisa «eugénics». Selon lui, cette théorie méritait le nom de science, ce qui a renforcé son prestige dans une société portée à valoriser tout ce qui était «scientifique». «L’eugénisme a quelque chose de scientifique car il recourt à un certain nombre de théories et de résultats émanant de la biologie, de l’anthropologie, de la démographie, de la psychologie, etc. Il devrait toutefois être évident que le projet fondamental de l’eugénics est d’abord social et politique. La finalité est la préservation des “races” les mieux douées, les élites nationales, etc.»1. Dans un deuxième article, j’analyserai les faits et théories qui s’orientent vers des formes nouvelles de sélections sociales, appuyées sur des thèses biotechnologiques.
Une idée dans l’air du temps…
Pourquoi Galton élabore-t-il des théories dans ce sens? Ceci ne tombe pas du ciel, venu des fins fonds d’un esprit hors de son temps. Il vit dans un monde qui croit dur comme fer au mythe de l’homme parfait, compétitif, intelligent, sain, dans une société qui ne jure que par le progrès. A l’époque, l’Angleterre est en pleine expansion industrielle, des villes grandissent, des millions de gens travaillent pour l’industrie dans des conditions abominables (journées de douze heures, etc.), une grande partie de la population vit dans des cités insalubres, ce qui engendre des pandémies. Dans le même temps l’agriculture, l’élevage se développent à grands pas avec les recherches et les applications de sélections artificielles, sur des animaux et sur des variétés de plantes.
Galton se dit: «pourquoi ne pourrions-nous pas améliorer l’espèce humaine par l’élimination des mauvais sujets, pour garder les meilleurs par rapport à des qualités que l’on souhaite développer et fixer, puis les faire se reproduire entre eux»1. Tout simplement.
En 1859, la publication de l’œuvre principale de Charles Darwin: «De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle» révolutionna les théories biologiques. Ces travaux étaient en partie inspirés et influencés par les pratiques de sélections artificielles dans l’agriculture et par les théories économiques du moment. Darwin le reconnaît lui-même.
Que vient faire Darwin dans cette affaire? Bonne question! Darwin a écrit une œuvre, «L'origine des espèces», qui a permis à certains chercheurs toutes sortes d'interprétations. De plus, Darwin ne réfute pas les thèses de son cousin Galton, il les a même approuvées et reprises dans son livre sur «L’ascendance de l’homme» (1871), où il cite plusieurs fois favorablement les idées que celui-ci avait émises dans «Le génie Héréditaire»1.
Cependant, les idées de Galton n’ont pas reçu une adhésion rapide, il y eut même de violentes critiques, surtout dans les milieux catholiques. Mais il avait ouvert la boîte de Pandore; une ouverture tellement grande qu’elle allait faire fureur.
Dans les années 1880-90, l’industrie est confrontée à des problèmes sociaux et économiques: grèves dans les entreprises, prolifération des maladies, etc. Comment pallier à ces maux sans remettre en cause le système qui les produit, ou du moins comment se dédouaner pour pouvoir continuer la marche en avant de l’industrialisation? L’autre aspect est l’impasse dans laquelle se trouvent les scientifiques par rapport aux théories darwiniennes. Quand des versants d’une société sont confrontés à des complications, quelles routes prendre? Les résoudre par des réflexions et remises en question de fond, ou s’associer pour trouver des chemins de traverse? Je vous laisse lire cette citation: «Les difficultés sociales et la dégradation de la santé publique rendaient criante la nécessité de solutions et de remèdes. Leurs causes (l’industrialisation, la prolétarisation et l’urbanisation) sont évidentes et elles étaient parfaitement connues à l’époque; en témoignent les tentatives de législations sociales, tentatives régulièrement contrées par ceux dont elles risquaient d’amoindrir les profits. On a cependant préféré invoquer une “dégénérescence” de l’humanité, et spécialement des classes pauvres, car ainsi on masquait ses causes sociales et on dédouanait la civilisation industrielle de ses responsabilités en la matière. Cette civilisation étant censée représenter le progrès, on ne pouvait lui imputer ces maux, ce sera donc vers la biologie et la médecine qu’on se tournera.»2
Pour l’instant, nous ne sommes encore que dans des préceptes purement théoriques, des thèses, des discours qui ne s’appliquent pas concrètement. «Ce manque de base scientifique sérieuse n’empêche pas le succès de l’eugénisme. Mais, comme celui du darwinisme, c’est un succès purement idéologique. L’eugénisme est considéré comme une solution au supposé problème de la dégénérescence et, en même temps, il est une sorte de contrepartie de l’évolution darwinienne: si l’évolution-progrès est assurée grâce à la sélection, il faut bien que l’absence de sélection entraîne une dégénérescence (et, à défaut de trouver dans la nature une évolution-progrès-grâce-à-la-sélection-naturelle, on se rabat sur la dégénéréscence-faute-de-sélection-naturelle dans la société, et donc sur l’eugénisme). Il y a une certaine circularité entre tous ces termes qui se soutiennent les uns les autres, mais ne reposent sur rien de concret. Tout cela reste quasiment sans effets dans la pratique, sociale ou médicale, aucun gouvernement n’a promulgué de véritables lois eugénistes.»2
Par contre le processus d’acceptation de l’élimination des dégénérescences dans le monde industriel fait son petit bonhomme de chemin. Ces conceptions de l’amélioration de l’espèce humaine pénètrent dans les esprits, consciemment pour une partie des dirigeants (dans divers domaines de la société), et inconsciemment pour la grande majorité des individus.
L’eugénisme est lié politiquement aux idées de progrès chères à l’industrialisation. Ainsi, «ce n’est pas la vieille droite catholique et réactionnaire qui est en cause, mais au contraire un milieu plutôt laïc et progressiste. Par “progressiste”, je ne veux pas dire de “gauche”, mais partisan de la révolution industrielle et de la science, comprises comme le progrès et la voie de l’avenir; ce qui se retrouve tout autant à droite qu’à gauche, dans les doctrines capitalistes comme dans les socialistes.»2
… et sa mise en pratique
Bien que le militantisme pro-eugéniste des milieux scientifiques soit très actif en Europe, notamment en Angleterre et en Allemagne, c’est aux Etats-Unis qu’on assistera aux premières concrétisations de cette idéologie.
Les travaux sur les théories sélectives n’étaient pas le fait de quelques savants fous, cachés dans des laboratoires clandestins. De grands généticiens reconnus participaient activement aux recherches, études et applications de ces thèses. La principale institution scientifique eugéniste outre-Atlantique se nommait «Station for the Experimental Study of Evolution of Cold Spring Harbor» (Long Island, New York), qui existe toujours et est aujourd’hui un centre de biologie moléculaire très chic et fréquenté par l’élite de cette discipline (elle était encore dirigée par James Watson il y a quelques années, et je vous présenterai une de ses citations à la fin de cet article). Elle fut créée en 1904 par Davenport, grâce à un financement de l’institution Carnegie.2 C.B Davenport est l’auteur de tout un travail assez délirant sur le nomadisme, dont voici un extrait de la conclusion: «L’instinct de vagabondage est un instinct humain fondamental qui est, toutefois, typiquement inhibé chez les adultes intelligents des peuples civilisés.»2
Cette institution avait, en 1918, 500.000 fiches qui répertoriaient par exemple des familles présentant des cas de nomadisme, épilepsie, alcoolisme, etc.; le fichier atteignait 1 million de «cas» en 1935. Elle fut une référence mondiale pour les chercheurs en matière d’eugénisme, surtout en Europe. L’institution Carnegie qui la finançait ne ferma le robinet du financement qu’en 1940.2
Rien d’étonnant donc que l’Etat de l’Indiana vota pour la première fois une loi eugéniste en 1907, suivi en 1909 par d’autres Etats: Washington, Connectitut et Californie.
Les méthodes appliquées pour résoudre les soi-disant maladies héréditaires (surtout les maladies mentales et autres arriérations intellectuelles, le crime et spécialement le crime sexuel) étaient la stérilisation et même la castration aux Etats-Unis et au Danemark. Aux Etats-Unis entre 1907 et le 1er janvier 1949, au moins 50.000 personnes furent stérilisées, selon Sutter.
En Europe, les premières lois eugénistes firent leur apparition entre la fin des années 20 et le début des années 30: dans le canton de Vaud en Suisse en 1928, au Danemark en 1929, en Allemagne en 1933, en Norvège en 1934 et en Suède en 1935, etc.2 Cela montre assez bien que cette philosophie était répandue largement dans les pays industrialisés. Ce qu’il faut aussi retenir, c’est la période où ces lois furent votées. On peut supposer que la crise économique de 1929 a été l’un des facteurs déterminants dans la volonté de «sélection biologique» chez les humains dont la reproduction «nuirait au bien de l’humanité».
Le racisme théorisé
Pour essayer de comprendre l’ambiance de l’époque, la folie qui entoure les différents milieux politiques, économiques et scientifiques, je citerai quelques phrases d’éminents scientifiques.
Ainsi, Charles Richet, prix Nobel de physiologie et de médecine: «Avant tout, il faudra éviter tout mélange des races humaines supérieures avec les races humaines inférieures (…) Je ne comprends pas par quelle aberration on peut assimiler un Nègre à un Blanc». Et encore: «Nous créerons parmi les races qui peuplent la terre une véritable aristocratie, celle des Blancs, de race pure, non mélangés avec les détestables éléments ethniques que l’Afrique et l’Asie introduisent parmi nous.»1
Maintenant, je vous laisse lire un extrait tiré d’un ouvrage collectif publié dans les années 20, ce passage de l’introduction est écrit par le responsable des bourses européennes à la Fondation Rockefeller, Edwin Embree: «Quand on examine les moyens en notre possession contenus dans la physique, la médecine, la biologie, la psychologie et les sciences sociales,(…) on en arrive à se demander s’il n’est pas possible de faire une nouvelle poussée en avant dans l’évolution humaine (…) C’est le moment de discuter de l’importance relative de l’hérédité et de l’éducation, de la nature vis-à-vis du milieu; tout grand progrès doit tenir compte à la fois du biologique et du social. Nous devons, par exemple, trouver un moyen d’éviter les guerres, puisque la race est capable de se détruire elle-même, grâce à son savoir toujours plus étendu en physique et en chimie, savoir qui peut être utilisé aussi bien pour un bénéfice mutuel que pour la destruction du monde (…) La question fondamentale est la suivante: pouvons-nous, en quelque manière, contrôler le sens de l’évolution de la race?»
Cet ouvrage a été écrit par 28 auteurs dont, A.Carrel, W.B. Cannon, C.S. Sherrington, Ch. Davenport, R.A. Milikan, J. Dewey.2
La fondation Rockefeller a largement financé des centres de recherches spécifiques à l’eugénisme, surtout en Europe (Allemagne: Otmar Von Verschuer2, l’un des principaux eugénistes nazis) et donc, par ricochet, les travaux les accompagnant. Ces financements de recherches en Allemagne ont cessé en 19392, inutile d’en dire plus. D’autres fondations ont financé des activités et recherches du même type: Krupp (acier et armes), Harriman (chemins de fer), Carnegie (acier), Wickliffe (textile).2
Banalisation d’une doctrine sociale L’Allemagne a adopté ses lois eugénistes en 1933, pour cela elle s’est inspirée des théories et pratiques de scientifiques comme Laughlin (autorité en matière de législation eugéniste aux Etats-Unis), et qui plus tard ne cacha pas sa sympathie pour le nazisme dont il se faisait le propagandiste dans son pays. Des centaines de milliers de personnes – malades mentaux, alcooliques – ont été stérilisées, puis exterminées. Ces exterminations étaient connues aux Etats-Unis, notamment grâce à un article paru dans une revue grand public (écrit par William L. Shirer, en juin 1941). Ainsi, l’élimination d’êtres considérés comme «inférieurs» n’entraîna aucune protestation officielle des grandes démocraties occidentales. Seule l’obstination des familles de malades mentaux, de quelques médecins (Kurt Schneider, Karl Bonhoeffer,…) et surtout la protestation des églises catholiques et protestantes et de leurs représentants (l’évêque de Munster)2 mirent un terme momentané à cette vague de massacres en 1941, mais elle se généralisa à partir de 1942 avec la solution finale.
Ce que l’on peut retenir de cette période, c’est la banalisation d’une doctrine sociale, enrobée de théories scientifiques et qu’elle n’était pas appliquée dans la seule Allemagne nazie (je parle spécifiquement des stérilisations, car aucun autre pays n’a pratiqué l’extermination). La Suède, par exemple, qui a voté sa première loi en 1934, a procédé principalement entre 1941 et 1974 à la stérilisation de plus de 60.000 personnes2, un nombre proportionnellement plus élevé qu’aux Etats-Unis.
Ainsi, un schéma de pensée créait une convergence sur certaines idées que l’on se faisait d’une société où les tares, les dégénérescences devaient disparaître; bien que beaucoup de scientifiques de l’époque n’aient pas cru au bien fondé de leurs propres théories. Il fallait tout de même trouver des arguments permettant de justifier les maux importants que l’industrialisation répandait dans les classes pauvres, exploitées, souffrantes.
Certains voyaient aussi des raisons économiques dans ces pratiques de stérilisation. Le major Léonard Darwin (parent de Charles Darwin, qui dirigea l’Eugenic Education Society)2 écrit en 1922: «Le pouvoir politique devra se rendre compte du fardeau énorme qu’occasionnent les dégénérés à la nation. Les sommes dépensées pour la législation, la justice, la police dépassent 48.000.000 de livres par an. Et ce n’est pas la charge totale. Le vaurien ne paie pas de loyer, […]. Si la communauté avait moins à payer pour les dégénérés de tous genres, les hommes sains auraient moins à payer […]. Chaque augmentation des impôts est un pas vers la dégénération de la race.»2
Venons-en à l’après-guerre
La tentation eugéniste n’a pas immédiatement disparu après la guerre: des pays comme le Japon ont adopté une législation en 1948; la Cour suprême américaine juge en 1947 que la stérilisation n’est pas cruelle et inusuelle et que les législations eugénistes ne sont pas anti-constitutionnelles.2
Par contre, l’eugénisme disparaît peu à peu des discours scientifiques avec le développement de la génétique moléculaire: «Le développement de la génétique moléculaire relégua à l’arrière-plan les méthodes phénoménistes et mathématiques, ainsi que le roman anthropologique de la dégénérescence de l’espèce humaine qui en dépendait. La génétique et l’évolutionnisme étaient alors bien mieux armés du point de vue scientifique, si bien qu’ils pouvaient se passer du renfort idéologique des doctrines socio-darwiniennes».1
Il disparut tellement bien que les historiens, les scientifiques et les politiques oublièrent même d’y faire allusion dans «La déclaration universelle des droits de l’homme de 1948»1, pour la simple raison qu’à peu près toutes les gloires de la génétique de l’époque auraient été au banc des accusés comme, par exemple, Julian Huxley, premier directeur général de l’UNESCO (1946), qui dans son livre «Essai d’un biologiste», déclarait: «Quand l’eugénique sera devenue une pratique courante, son action (...) sera entièrement consacrée, au début, à cet exhaussement de la moyenne, en modifiant la proportion du bon et du mauvais lignage, et si possible en éliminant les couches les plus basses, dans une population génétiquement mélangée.»1
Je vous offre une dernière citation à déguster comme il se doit, de Francis Crick, prix Nobel en 1962 pour la découverte de l’ADN avec J. Watson: «Aucun enfant nouveau-né ne devrait être reconnu humain avant d’avoir passé un certain nombre de tests portant sur sa dotation génétique […]. S’il ne réussit pas ces tests, il perd son droit à la vie.»1 Sans commentaires!
Pour sa marche en avant, le système industriel doit se doter de théories scientifiques qui l’appuient, qui cautionnent toutes les pratiques d’aliénation propres à son schéma empirique et pour objectiver sa vision du monde.
L’idéologie de la science prétend répondre exclusivement aux besoins de la connaissance et être complètement neutre par rapport aux applications possibles. Nous savons pertinemment que ceci est totalement faux; plus que jamais, la recherche, qu’elle soit privée ou publique, est partie intégrante de la machine sociale et économique, et si indépendance il y a, c’est souvent plus par rapport à la conscience de ses acteurs.
Pour conclure cette première partie, je dirais donc que ce ne sont pas tant les actes isolés mais le monde qui les produit qu’il faut critiquer radicalement.