Réflexions sur un blasphème*
«J’ai beaucoup hésité avant d’écrire ce texte. Cela fait quelques années, en effet, que la comparaison entre le nazisme et le communisme est devenue la tarte à la crème du débat intellectuel ou historique en France. Cela fait longtemps aussi que le crétinisme médiatique s’est emparé du sujet». L’homme qui parle est juif, ancien jeune communiste, il fut journaliste à «France-soir», au «Matin de Paris» et à «l’Evénement du Jeudi». Un parcours peu suspect de militance communiste, et qui devrait suffire à lui faire pardonner ses péchés de jeunesse. Mais le voilà qui récidive: Rayski juge insupportable la confusion des «totalitarismes», pire, ce conformisme mou qui commande désormais dans les médias de ne plus écrire «Auschwitz» sans ajouter «Goulag», ni «SS» sans glisser «NKVD», quitte à ajouter que «certes» ce n’est pas tout-à-fait la même chose, mais enfin. Pire encore, l’auteur ne supporte pas sa propre hésitation à protester: «Chuchoter n’est pas dire les choses. Et pour certaines d’entre elles, on a besoin de crier. J’ai souffert de ne pas l’avoir fait». Particulièrement choqué, Benoît Rayski l’est, lorsqu’au nom de l’équivalence entre «les deux totalitarismes» rouge et brun, des polémistes sans scrupules traînent dans la boue les résistants antifascistes: «J’ai souffert, plus que je ne saurais le dire, d’avoir été obligé d’assister en témoin révolté et impuissant à une hystérique danse du scalp autour d’un bûcher où l’on avait attaché tous ceux que j’avais aimés». Et d’ailleurs: «Tout était bon pour tenter de retrancher les communistes du genre humain. Or, parmi les communistes, il y eut, en très grand nombre, des hommes et des femmes admirables». L’auteur, homme de médias, évoque sans doute le climat de hargne ou de lâche résignation auquel ont donné lieu une série d’ouvrages, de numéros spéciaux de revues et d’émissions télé qui, ces dernières années, procédèrent sans trop de scrupules au réquisitoire «du communisme». Il pourrait ajouter, mais s’en garde, que les communistes ex-staliniens parmi les plus en vue, y compris au PCF, ont cherché exutoire à leurs trop longs silences, voire à leur culpabilité dans un excès de politesses voire de surenchères dans la diabolisation de leur propre passé.
Rayski devrait savoir que beaucoup d’historiens, d’intellectuels parisiens connaisseurs du dossier et nullement suspects de sympathies pro-communistes pensent comme lui. Et méprisent profondément «Le Livre noir du communisme». Mais, à quelques exceptions près1, ne s’y aventurent qu’en privé. La surface académico-médiatique de Courtois étant ce qu’elle est, on n’est jamais assez prudent.
Le titre du livre, «L’enfant juif et l’enfant ukrainien» provient d’une phrase de Stéphane Courtois, idéologue-orchestre du dit «Livre noir» qui affirmait ne pas voir la différence entre un enfant juif mort de faim au Ghetto de Varsovie et un enfant ukrainien victime de la famine stalinienne de 1932-33. L’auteur ne veut pas entrer dans ce genre de polémique, mais démonte la manipulation perverse qui se dissimule sous cette phrase d’apparence purement humanitaire. Lui connaît «la différence» non entre la mort d’un enfant et celle d’un autre enfant, mais entre le judéocide conçu au nom de théories racistes officielles et mis à exécution de façon planifiée et industrielle, un génocide qui ne laisse aucune échappatoire, et la famine meurtrière résultant, dans l’URSS des années trente, de la politique stalinienne de collectivisation, de déportation des «koulaks» et de confiscation des semences. Entre un régime raciste exterminateur et un autre régime, non raciste mais assurément criminel et dont les basses œuvres policières sont d’ailleurs exécutées par un appareil multinational de fonctionnaires russes, juifs, ukrainiens etc. Imagine-t-on du reste des dirigeants nazis juifs ou encore des masses de victimes nazies du nazisme comme il y eut des masses de victimes communistes et staliniennes du stalinisme? «Aucun enfant ukrainien ne fut poussé à la mort du seul fait qu’il était un enfant ukrainien» affirme Rayski. Cette version, il doit s’en douter, sera contestée à Lviv ou à Kiev dans les milieux qui, de plus en plus, parlent de «génocide des Ukrainiens» en 1932-33. Les six millions de victimes au moins de cette horrible famine n’étaient pourtant pas seulement ukrainiennes, comme on le dit à l’appui de la thèse «génocidaire», mais également russes, caucasiennes et kazakhes; les zones les plus touchées, en Ukraine et en Russie étant les mêmes que dans les famines précédentes, au XIXème siècle et à l’issue de la guerre mondiale et civile de 1914-212. La question de la famine des années trente reste objet d’étude et de controverse. «L’enfant ukrainien», et beaucoup d’autres, méritent autant de vérité et de justice que «l’enfant juif». L’auteur ne n’y attarde pas mais, à charge du nationalisme ukrainien, tient à rappeler un contexte historique rarement évoqué: celui de la longue tradition ukrainienne de massacres de juifs, depuis l’ataman cosaque Khmelnitski au XVIIème siècle jusqu’au leader indépendantiste antibolchévique d’après 1917, Simon Petlioura, et aux auxiliaires des troupes nazies en 1941-45. Les gens de l’Organisation des Nationalistes Ukrainiens (OUN), dont l’idéologie fascisante précède les opportunités de l’alliance avec l’Allemagne en 1941, partisans de Melnik et de Bandera, SS de Galicie et autres Polizei prirent une part active à l’extermination des juifs, des communistes et des combattants ou prisonniers soviétiques dès l’invasion de l’URSS le 22 juin 1941.
Sur le rôle des débuts fulgurants du génocide des Soviétiques et du judéocide, on trouvera une abondante et récente documentation grâce aux archives allemandes libérées à Moscou depuis 1991. On n’en trouvera guère de traces, et encore moins du fascisme ukrainien en action, par contre, dans les ouvrages et les sites ukrainiens qui réécrivent l’Histoire et pour lesquels les massacreurs cités sont redevenus des «héros nationaux». L’auteur devrait savoir que, là encore, il n’est pas au goût du jour: la fameuse UPA, l’Armée d’Insurrection Ukrainienne de Bandera, les «banderistes» sont désormais présentés, en Ukraine et chez nous, de l’extrême droite à l’extrême gauche antistalinienne, comme des «résistants antistaliniens» ayant combattu «sur les deux fronts». Bandera, partisan d’un Etat indépendant ukrainien dont les Allemands, après l’avoir quasiment promis, ne voulurent pas s’encombrer, Bandera ne fut-il pas interné à Buchenwald et ses partisans de l’UPA durement confrontés aux occupants nazis? Cette Histoire «sympathique» est exacte, mais seulement amputée de sa première et dernière partie. La première: l’engagement de Bandera et de ses partisans dans l’invasion et les pogroms de 1941. La dernière: leur ralliement aux nazis, à la fin de la guerre, contre l’armée rouge et les résistances polonaises. C’était «le moindre mal», disent depuis 1991 à Lviv et Kiev, les nationalistes modérés du ROUKH, admirés en Occident, gauchistes compris. Aux héros de l’UPA et de la SS, on dresse des monuments, fleuris par les dirigeants, les anciens et leurs jeunes émules défilent régulièrement ensemble, brandissant croix-de-fer, décorations hitlériennes, croix gammées. Le moindre mal, n’est-ce pas? Comme quoi l’amalgame communisme-nazisme n’est souvent que le premier pas vers la réhabilitation du nazisme, on le sait depuis que l’historien allemand Ernst Nolte présente la guerre hitlérienne comme une «réaction» défensive aux horreurs du bolchévisme. «Attaque préventive du 22 juin 1941» prétendent les plus hardis.
Dans la foulée des raisonnements du genre, Benoît Rayski épingle -et c’est peu dire- quelques autres ténors du révisionnisme anticommuniste français, tels Alain Besançon et Jean-François Revel, dont le propos ne manque pas, selon l’auteur, de connotations antisémites. Benoît Rayski ne se borne pas à défendre ici la mémoire juive mais, plus rare et plus téméraire, la mémoire communiste aussi.
Le problème, avec ce genre de livre, c’est que l’auteur semble ne s’adresser qu’aux initiés. Eux savent qu’Auschwitz n’est pas Katyn ou le Goulag, eux n’ignorent pas ce qui s’est passé dans les territoires occupés de l’URSS – le judéocide mais également l’extermination des prisonniers de l’armée rouge et de populations slaves. Eux ont entendu dire et se verront confirmer, dans le livre de Gerlach, que les responsables nazis «prévoyaient» la mort de 30 millions de Soviétiques! Mais qui, dans le grand nombre des lecteurs de la presse, des ouvrages grand public ou des sites internet les plus visités, qui peut encore ou à nouveau prendre conscience de ces réalités historiques? Qui en France, ou en Ukraine, ou même en Russie? Ne voit-on pas des journaux russes attribuer aux méfaits de Staline surtout les quelque 26 à 27 millions de victimes de la guerre de 1941-45? Lors du 60ème anniversaire de l’invasion hitlérienne du 22 juin, en 2001, les «Izvestia» consacraient plus de place à vitupérer le régime stalinien qu’à rappeler les exploits des hordes nazies, c’est à peine s’il en était encore fait mention. A lire certains, même l’extermination (pourtant planifiée et promptement exécutée) de millions de prisonniers soviétiques semble redevable au refus de Staline d’avoir signé les conventions de Genève qui leur auraient assuré la protection de la Croix Rouge! L’un des paradoxes de cette Histoire est qu’une fois passée l’épreuve et réglés quelques comptes sanglants (Staline déporta des peuples «punis», comme les Tatares de Crimée et les Tchétchènes, ou seulement soupçonnés, comme les Allemands de la Volga, de collaboration avec l’ennemi) la propagande soviétique elle-même n’a jamais trop insisté ni sur l’ampleur de l’hécatombe provoquée par les nazis – qui soulignait à contrario la débâcle soviétique de 1941– ni sur les collaborations nationalistes, le mot d’ordre étant plutôt, après 1945, la célébration de l’amitié des peuples.
Cela dit, mise à part la mémoire juive – défendue bec et ongles contre les négationnistes par les associations juives et Israël – qui songe encore à défendre la mémoire des résistances communistes (en Belgique ou en France comme à l’Est!), de la «république des partisans» de Biélorussie? Qui ne mutile d’ailleurs la mémoire ukrainienne – et là se situe l’oubli le plus regrettable de Benoît Rayski: les Ukrainiens n’étaient pas tous «fascistes» ni même pro-allemands, sauf peut-être en Galicie, les Ukrainiens furent aussi victimes, par millions, du génocide nazi, et finalement bien plus nombreux à combattre dans les rangs de l’armée rouge et des partisans. Le camp fascistoïde était alors, et demeure encore, situé surtout dans l’Ukraine occidentale et… dans son émigration canadienne, très influente depuis 1991 à Lviv et à Kiev. Les moyens financiers de cette diaspora très à droite lui permettent de dominer les sites du web ukrainien et les maisons d’édition qui réécrivent l’Histoire conformément aux canons nationalistes!
Face à ce rouleau compresseur, Benoît Rayski n’a pas la prétention, sans doute, de réécrire l’Histoire, ni de faire œuvre «d’objectivité». Il pousse un cri. Dont on appréciera surtout la sincérité, et le courage, en ces temps maussades d’intellectuels rampants. Un cri dans le désert, mais qui sait? Peut-être l’appel sera-t-il perçu par quelques veilleurs solitaires. Qui n’en seront que plus stimulés à combattre l’amnésie et le mensonge.
Jean-Marie Chauvier
Journaliste, Bruxelles
* Benoît Rayski
L’enfant juif et l’enfant ukrainien
Réflexions sur un blasphème
Ed.de l’Aube. Intervention
88p, 10,52 euros
1 Cf «Le siècle des communismes», auteur collectif, ed.de l’Atelier, Paris 2000
2 Sur la famine de 1932-33, cf. l’étude du démographe Alain Blum «Naître, vivre et mourir en URSS. 1917-1991» ed. Plon 1994