Alors que la Syrie et l’Irak s’enfoncent dans la guerre civile, la mise en place d’une démocratie de base par les Kurdes du Rojava, dans le nord de la Syrie, passe quasi inaperçue de l’opinion publique mondiale. Lisa s’est rendue dans cette région en novembre 2014 avec une délégation internationale de femmes.
En septembre 2014, l’attaque violente par les milices de l’Etat Islamique (EI) de la ville de Kobané à la frontière syro-turque avait brièvement attiré l’attention des médias sur cette région. Après, se fut de nouveau le silence. Le mouvement kurde a invité des délégations étrangères pour continuer à informer sur la situation. Nous avons été la première délégation internationale, avec huit femmes d’Autriche, Italie, Allemagne et France, à répondre à l’invitation du mouvement des femmes kurdes pour rendre publiques la révolution des femmes et l'aspect sexiste de la guerre.
Le Rojava, du kurde «Ouest», connu également comme Kurdistan de l’Ouest, se situe au nord de la Syrie, le long de la frontière turque. La région est majoritairement habitée par des Kurdes et regroupe trois cantons: Afrin, Kobané et Cizîre. Nous avons atterri à Erbil, en Irak, dans la région autonome kurde créée pendant l’occupation américaine après la chute de Saddam Hussein. Le seul accès possible au Rojava est en effet par cette région autonome, depuis que la Turquie a fermé ses frontières avec la Syrie. Nous sommes restées deux jours à Erbil et y avons rencontré des membres de la communauté kurde yézidie. Les Yézidis sont une communauté religieuse vivant selon ses propres valeurs et traditions et dont l’histoire est marquée par les persécutions. Dans leurs territoires occupés par l’EI, beaucoup d’hommes et de femmes ont été tués, les femmes réduites en esclavage et emmenées dans des camps ou elles sont distribuées ou vendues. Suite a ces massacres, de nombreux Yézidis ont fui et se sont refugiés un peu partout, en Irak du Nord, au Rojava, en Europe. Il est dès lors difficile d’estimer combien de femmes yézidies se trouvent dans ces camps.
Lors de l’attaque de Mossoul, deuxième ville la plus importante d’Irak, les troupes irakiennes et les Peshmergas de Barzani ont livré la ville à l’EI sans engager de combat. Les dépôts d’armes, avec des armes américaines sophistiquées, sont ainsi tombés aux mains des milices de l’EI. Les Yézidis voulaient se défendre mais les Peshmergas avaient reçu l’ordre de se retirer. Beaucoup de Yézidis furent alors massacrés alors que d’autres s’enfuirent dans les montagnes de Shengal, à la frontière syrienne. Des dizaines de milliers furent ainsi encerclés par l’EI, avec peu de vivres et d’eau, sous une forte chaleur. Les unités de défense du peuple et des femmes (YPJ/YPJ) du Rojava se sont battues pour libérer un couloir et ont ainsi emmené une majorité des personnes en sécurité dans le camp de refugiés syrien de Newroz. Nos médias n’ont que peu, voire pas du tout, parlé de cette action. Les Yézidis ont reçu une formation militaire des unités de défense du Rojava et participent maintenant à la libération de la ville de Shengal. Le mouvement kurde se demande s’il n’y a pas eu des accords entre l’EI, Barzani et les Etats-Unis pour céder certaines régions à l’EI. Comment s’expliquer autrement le comportement des troupes irakiennes et des Peshmergas ?
Sur la route d’Erbil au Rojava, nous apercevons partout des refugiés. Dans le nord de l’Irak, ou deux millions de personnes ont fui, l’Agence des Nations Unies pour les Réfugiés (UNHCR) s’occupe de plusieurs camps. Des centaines de milliers de personnes se trouvent également en sécurité au Rojava.
De la lutte pour la libération à l’autonomie démocratique 20 millions de Kurdes vivent répartis sur quatre pays: Turquie, Iran, Irak et Syrie. Ils représentent le plus grand peuple sans Etat dans le monde. Le PKK1, fondé à la fin des années 1970 et fortement influencé par l’idéologie marxiste-léniniste, a soutenu pendant des années une lutte anticoloniale pour la libération du peuple afin de délivrer les régions habitées par les Kurdes et de fonder un Etat kurde. Interdit en Allemagne depuis 1993, le PKK figure depuis 2002 sur la liste des organisations terroristes de l’UE. Dès le début des années 1990, le PKK a eu de nombreux débats internes sur la lutte pour la libération du peuple et sur l’idée d’un Etat kurde. Il a finalement rejeté ces idées:
- beaucoup de luttes nationales pour la libération en Amérique latine, Afrique et Asie ont donné naissance à des Etats nationaux chauvinistes;
- l’idée des Etats nations a vu le jour en Europe et a été exportée par les guerres coloniales; les colonialistes ont ensuite dessiné les frontières du Proche-Orient sans le consentement des populations;
- l’Etat est un instrument de domination alors que leur but est l’auto-organisation de la population, ce que nous connaissons aussi sous le nom de démocratie de conseil. Ils l’appellent l’autonomie démocratique ou le confédéralisme démocratique.
- l’idée de l’armée populaire a aussi été abandonnée. La guérilla doit défendre et protéger l’auto-organisation de la population.
En Turquie, les Kurdes développent également une autonomie démocratique avec des structures d’autogestion et sont réprimés massivement. Des milliers de personnes sont toujours emprisonnées et les arrestations continuent. Ces idées sont mises en place au Rojava avec une plus grande ampleur. Le PYD2, au nord de la Syrie, est un parti frère du PKK. Il développe des structures de conseils au sein d’une guerre civile brutale.
Pendant la période des printemps arabes en 2011, le peuple syrien s’est révolté contre le régime d’Assad. Le parti Baas d’Assad était à l’origine, de même qu’en Irak, un mouvement contre les colonisateurs. S’en est suivi le développement d’un régime très autoritaire basé sur une famille dont les membres détiennent entièrement l’économie et la politique. La révolte populaire devint très rapidement très sanglante, notamment en raison des gisements de pétrole de la Syrie ainsi que de son importance géostratégique. Le mouvement kurde a tiré comme conclusion des expériences en Egypte et dans d’autres pays qu’il ne suffit pas de renverser un président mais qu’il faut aussi développer un nouveau modèle de société. Il ne participe pas à la sanglante guerre civile que se livrent, entre autres, les troupes d’Assad, le front al-Nusra, l’armée syrienne libre et l’EI mais prépare le temps d’après Assad et développe l’autogestion. A Kobané en 2012, il a négocié avec les troupes du gouvernement pour les laisser se retirer librement. Celles-ci ont rendu les armes sans combattre et se sont retirées. Certains sont même restés à Kobané de crainte d’être exécutés comme déserteurs.
La population de Kobané a commencé en 2011 à s’organiser en conseils de démocratie de base. Le premier niveau est celui de la commune, inspiré de la Commune de Paris, avec 50 à 150 foyers dans des villages ou quartiers de ville. La population y discute de ses propres intérêts, systèmes scolaires et de santé ou approvisionnement en eau. Cette organisation en conseil se déploie ainsi jusqu’au niveau du canton. Ce n’est pas un hasard si Kobané a été bombardée pendant des mois par l’EI car c’est bien d’ici que la révolution est partie.
Les écoles, où jusqu’à présent la langue kurde était interdite, sont réinventées. L’enseignement se fait maintenant en kurde, la population définit elle-même le contenu des cours. Il n’est pas toujours facile de se mettre d’accord. Il existe aussi, à côté des écoles, des académies populaires et des académies pour les femmes dans lesquelles l’histoire est enseignée et le nouveau projet de société discuté. Comment voulons-nous vivre?
Le rôle des femmes Comment les femmes sont-elles arrivées à jouer un rôle si important dans ce processus de démocratisation? Au début des années 1990, les femmes kurdes se sont organisées de manière autonome dans la lutte pour la libération. Elles ont fondé leur propre armée de femmes. La question suivante les préoccupait: pourquoi, alors que les femmes ont participé à nombre de luttes historiques pour la libération, ce sont principalement des hommes qui prennent le pouvoir par la suite? Elles en ont conclu qu’elles devaient s’organiser en conseils de femmes sur tous les niveaux aussi bien dans la guérilla que dans la vie civile. Elles sont parvenues à obtenir une répartition par sexe de tous les conseils populaires à 40% ainsi que la double représentativité, un homme et une femme, pour tous les postes importants. Elles considèrent les idéologies de libération de la femme comme une base pour une société libérée. Elles ont fondé le PAJK, le parti des Femmes Libres du Kurdistan, pour renforcer et développer ces idées, ainsi que l’YJA, l’Union des Femmes Libres, pour le travail sociétal. Ceci a permis la forte présence actuelle des femmes au Rojava. Qu’il soit question de la langue, de l’eau, des valeurs sociétales du nouveau système juridique ou de la formation; dans tous les domaines, on discute de l’aspect de la libération des femmes. Les conseils des femmes au Rojava ont déjà fait adopter certains changements: la polygamie, les mariages forcés et les mariages précoces arrangés sont désormais interdits car considérés comme une atteinte aux femmes et aux valeurs de la société. Le comportement patriarcal est remis fondamentalement en question dans la vie collective et dans toutes les structures.
Entrée et visites Le gouvernement régional kurde en Irak boycotte Rojava, tout comme la Turquie, et nous a empêchées de nous y rendre pendant deux jours. Il y a un boycott du commerce, les frontières sont aussi fermées pour les personnes. Ils laissent toutefois passer des journalistes et de petits groupes. Après une attaque sur Erbil, le passage de la frontière était entravé. Nous n’avons pu passer qu’après pression politique et contact avec une délégation de l’ONU. Notre intérêt concernait avant tout le mouvement des femmes, l’autogestion et l’économie locale. Les femmes ont organisé, en fonction de nos souhaits, un programme très chargé de visites pour notre séjour de cinq jours. C’était au fond trop court, puisque je suis revenue avec plus de questions qu’au départ.
Nous avons commencé par la visite du camp de réfugiés de Newroz où vivent encore 5 à 6.000 personnes sous tentes. Pour éviter aux réfugiés une attente uniquement passive, le mouvement kurde tente là aussi d’organiser avec eux le quotidien de manière autogérée: cuisine collective, résolution de problèmes, enseignement, construction des infrastructures, réparation de leurs vêtements ou couture de nouveaux. Nous avons également visité une coopérative, un atelier de couture pour les femmes, où les besoins les plus urgents pour les lieux alentour sont d’abord discutés dans les conseils. L’alimentation en électricité est très faible, il y a du courant pour deux heures puis une coupure de quatre. L’arrivée de l’électricité et de l’eau, ainsi que le commerce, ont été interrompus par le régime d’Assad après la proclamation de l’autonomie démocratique. La région du Rojava est ainsi totalement tournée sur elle-même. Les gisements de pétrole sont utilisés uniquement pour la région. La population a construit des générateurs pour avoir plus d’électricité et un nouveau système de conduites d’eau.
Les académies populaires Suite à la proclamation de l’autonomie démocratique, les Kurdes de Syrie ont supprimé toutes les structures étatiques précédentes. Ils élaborent leur propre système juridique dont les bases reposent sur les comités de consensus et de paix. Ceux-ci cherchent à résoudre collectivement les conflits de voisinage, les disputes, les vols ou les violences avec l’idée d’encourager la compréhension et le respect de l’autre. Les comités de consensus et de paix sont proposés par les conseils ou élus directement dans la population, en respectant la répartition par sexe de 40%. Les crimes plus graves tels que le meurtre ou le viol sont traités par le comité de droit et le comité des femmes, situés à un niveau plus élevé que les précédents. Le comité des femmes est responsable pour les violences commises contre des femmes. Elles analysent des cas de violences patriarcales, pas seulement d’un point de vue physique, mais aussi par exemple si un homme prive sa femme de son argent. Il y a la possibilité de contester les décisions à chaque niveau. Le plus haut niveau fonctionne comme nos tribunaux classiques.
L’histoire et la nouvelle philosophie de vie sont transmises dans les académies populaires et des femmes; l’on y discute le nouveau système juridique. Une guérillera constatait dans une interview que: «la lutte pour la liberté comprend 10% d’énergie à dépenser pour se battre contre l’ennemi extérieur, 10% pour la survie dans les montagnes, 20% pour les altercations avec les camarades masculins et 60% pour se libérer de nos propres dépendances, donc pour la transformation de soi». Le développement de la conscience critique a toujours eu une grande importance dans la lutte kurde pour la liberté, c’est pour cette raison qu’ils ont créé des académies, qui ne sont pas semblables à nos universités. Le premier apprentissage devrait être celui de la conscience critique et de l’auto-organisation. Les gens apprennent au même titre à vivre et à cuisiner ensemble. Il existe des cours sur l’histoire d’autres pays et sur leurs mouvements de libération. Ces questions sont posées: à quoi ressemble une vie libre? Comment voulons-nous façonner nos vies? Dans leurs idées, ils se sentent proches du mouvement zapatiste. Il existe des académies pour tous les domaines. Nous avons visité une des académies des femmes. Pour y participer, les femmes peuvent se proposer elles-mêmes ou être proposées par d’autres. Une unité d’apprentissage dure 32 jours. Nous avons aussi visité l’académie pour le nouveau système juridique où les anciennes lois sont décortiquées et jugées. Ce qui appartenait au système de répression est aboli, certains articles de lois peuvent être conservés et de nouveaux inventés. Les cours durent ici 3 mois, les participant-e-s font ensuite 7 mois de pratique pour tester la manière dont les changements sont ressentis. Ont-ils fait leurs preuves ou sont-ils en partie irréalisables? Puis ils ramènent leurs expériences à l’académie.
Autodéfense «Nous poursuivons ce que Rosa Luxemburg avait commencé», nous dit d’emblée une membre de l’organisation des femmes Yeketiya Star, «nous ne luttons pas uniquement pour les Kurdes, mais bien pour toute l’humanité, pour la libération de toutes les femmes». Diverses ethnies – assyrienne, arabe, araméenne, kurde – et diverses appartenances religieuses tentent une vie collective pacifiste et prennent part aux conseils. Elles aspirent à une démocratisation de toute la Syrie et, dans une perspective plus lointaine, du Moyen-Orient. Elles partent du principe que la guerre va continuer son escalade, vu les nombreux intérêts en jeu. La Russie soutient Assad alors que l’EI est soutenu par l’Arabie Saoudite, le Qatar et la Turquie. Les Etats-Unis et certains pays de l’UE ont aussi soutenu l’Etat Islamique car il se bat contre Assad. Les Etats-Unis et l’UE collaborent avec les Kurdes de Barzani qu’ils considèrent modérés. Les grandes puissances et les Etats de la région n’ont pas intérêt à ce que le système sociétal du Rojava s’étende au Proche-Orient.
A la différence des Peshmergas de Barzani, qui sont des soldats payés, les forces d’auto-défense du Kurdistan syrien, les YPG et YPJ, reçoivent nourriture et vêtements de la population, ne possèdent pas leur propre habitation et ne touchent pas de solde. Tous ceux qui occupent des positions de représentant-e-s vivent dans des familles d’accueil et ne sont pas payés afin d’éviter toute inégalité entre les représentant-e-s et la population. Ils ont un bureau mais pas leur propre habitation. La Turquie veut éviter à tout prix que quelque chose comme Rojava puisse exister. Lors des attaques extrêmement violentes de l’EI à Kobané, tous ont regardé et dit que la résistance ne tiendrait pas deux semaines. Ils auraient par la suite pu dénoncer cet affreux massacre mais l’objectif politique de détruire la révolution du Rojava aurait été atteint. Les bombardements des forces armées américaines devaient affaiblir l’EI mais n’avaient pas pour but de soutenir Rojava ou de libérer Kobané. La résistance dure pourtant depuis près de quatre mois et le PYD a annoncé début janvier 2015 que les YPG et YPJ avaient chassé l’EI du centre de Kobané, complètement détruit.
Quelle importance a Öcalan? Le co-fondateur et dirigeant de longue date du PKK, Öcalan, incarcéré depuis 15 ans sur une île turque, est considéré comme un leader aussi au Rojava. Une femme que nous avons rencontrée explique: «Öcalan est un penseur et auteur politique important qui soutient la libération des femmes. Ses textes sont lus, discutés et aussi critiqués. Dans la population, dès qu’il s’agit d’Öcalan, l’opinion dominante est de trouver cela bien sans pousser plus loin la réflexion. Je pense que son rôle est de maintenir l’unité du mouvement kurde avec ses divers courants politiques car il est respecté de tous.»
La notion de leader est pour nous reliée au fascisme national-socialiste et aux structures autoritaires. Nos amies kurdes répondent que cette notion est différente pour elles, il ne s’agit pas d’obéir à une seule personne. Depuis sa prison, Öcalan négocie un plan de paix avec le gouvernement turc. La revendication de sa mise en liberté est importante. Laisser les perspectives politiques dans les mains d’une seule personne mérite pour moi quand même d’être remis en cause.
Je pense que le changement vers l’autonomie démocratique n’aurait pas été possible sans la force du mouvement des femmes kurdes. Sans l’engagement fort des femmes, l’idée d’un Etat kurde n’aurait pas été abandonnée. C’est la libération des femmes dans tous ces domaines qui a permis ces avancées.
Lisa et Heike Schiebeck*
* Lisa est une activiste du mouvement féministe autonome en Autriche et en Europe et Heike Schiebeck, de Longo maï, a mené et retranscrit l’interview.
Il existe également une brochure en français sur le Rojava, sur <infokiosques.net>.
Au moment où nous maquettons ce journal, Kobané vient d’être libérée.
- PKK: Partiya Karkerên Kurdistan, Parti des Travailleurs du Kurdistan en Turquie.
- PYD: Partiya Yekîtiya Demokrat, Parti de l’Union Démocratique au Kurdistan de l’Ouest/Rojava, fondé en 2003.