Les limites de l’ajournement de la crise par le capital financier et le délire des programmes d’austérité, expliquées par Ernst Lohoff et Norbert Trenkle du groupe Krisis, un groupe de théoriciens allemands d’orientation marxienne qui, depuis sa création en 1986, publie deux fois par an une revue théorique du même nom, sous-titrée Contributions à la critique de la société marchande. Le groupe se définit comme un «forum théorique pour une critique radicale de la société capitaliste». Le texte suivant est une présentation des thèses centrales de leur dernier livre paru en allemand en mars 20121.
Au cours des trente dernières années, le capitalisme a changé spectaculairement de visage: jamais dans son histoire, le secteur financier n’a pris autant d’importance par rapport à l’ensemble de l’économie qu’à l’époque actuelle.
L’essor de l’industrie financière
Dans les années 1970, les produits financiers dérivés étaient encore quasiment inconnus. Aujourd’hui, d’après les estimations fournies par la Banque des Règlements Internationaux (BRI), le montant total de ce seul outil financier atteindrait six cent mille milliards de dollars, c’est-à-dire environ 15 fois la somme de tous les produits intérieurs bruts. En 2011, le volume quotidien des transactions financières était de 4700 milliards de dollars. Moins de 1% de cette somme provenait des transactions de marchandises. L’achat et la vente d’actions, de titres et autres promesses de paiements sont devenus centraux dans l’accumulation du capital, et «l’économie réelle» est devenue un accessoire de «l’industrie financière».
Ce développement est critiqué de tous les côtés depuis que l’éclatement de la bulle immobilière aux Etats-Unis a fait plonger l’économie mondiale à une vitesse vertigineuse que l’on n’avait plus vue depuis les années 1930. La cause de ce malaise serait le gonflement de la superstructure financière. Après le krach de 2008, la colère s’était retournée essentiellement contre les banques et d’autres acteurs financiers privés qui, dans leur cupidité, seraient devenus aveugles et insensés. Depuis, le regard s’est focalisé sur la dette publique, et ce sont les gouvernements emprunteurs, prétendument irresponsables et dépensiers, qui sont montrés du doigt. Mais là comme ici, l’idée de base est la même: tout le monde rêve d’un capitalisme «sain», fondé sur «le travail honnête», un capitalisme dans lequel «l’économie réelle» donnerait le ton, et où l’économie financière jouerait ce rôle secondaire, de service, s’alignant sur ce qu’essaient aujourd’hui de nous faire croire les manuels scolaires de l’économie nationale.
Le capitalisme est un système profondément absurde, et c’est dans la crise que ses contradictions criantes et sa folie se manifestent le plus ouvertement. Mais la pensée dominante ne veut rien savoir, elle admet tout au plus des «erreurs» ou des «abus spéculatifs» dans certains domaines du système. De cette manière, elle prétend non seulement qu’il n’y a pas d’alternative à l’économie de marché, mais en plus, elle personnifie les maux de la société en les projetant sur «les banquiers et les spéculateurs» ou, de manière encore plus générale, sur «la côte ouest américaine». La critique simpliste du capital spéculatif et de l’endettement croissant qu’on retrouve partout est idéologiquement absurde et dangereuse mais de plus, elle renverse cul par dessus le contexte économique réel. Ce n’est pas parce que les manifestations de crises auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui prennent leurs origines dans la sphère financière que c’est là qu’il faut chercher les causes fondamentales et structurelles de ces crises. La confusion entre déclencheur et cause ne date pas d’aujourd’hui. En 1857, lors du premier grand krach mondial, de telles explications erronées avaient déjà été avancées. Un certain Karl Marx se moquait à l’époque: «Si, au bout d’une certaine période de commerce, la spéculation apparaît comme annonciatrice d’un effondrement, il ne faudrait pas oublier que cette spéculation est née auparavant dans cette même période de commerce et qu’elle représente donc un résultat, une apparence et non pas une cause ou une essence. Les économistes qui prétendent expliquer les secousses répétées de l’industrie et du commerce par la spéculation ressemblent à l’école périmée de la biologie qui considérait la fièvre comme cause de toutes les maladies.»2
La croissance perpétuelle
La production capitaliste ne connaît qu’un seul but: la transformation de l’argent en plus d’argent. Si le capital n’a plus la valorisation en perspective, il cesse d’être capital. C’est pour cela que le système capitaliste est condamné à l’expansion. Il doit perpétuellement investir de nouveaux domaines pour réaliser la valorisation, absorber toujours plus de travail vivant, et entasser toujours plus de marchandises. Dès le XIXème siècle, on constatait régulièrement des interruptions dans ce processus d’expansion. En comparaison de la quantité de capital accumulé, on se retrouvait périodiquement confronté à l’absence de possibilités d’investissements rentables dans «l’économie réelle». A l’approche de ces crises de suraccumulation, les capitaux avaient tendance à se déplacer vers la superstructure financière où, sous la forme de «capital fictif» (Marx), ils pouvaient se reproduire pendant un certain temps à travers l’accumulation de créances monétaires. Et c’était uniquement au moment où cette reproduction de capital, sans passer par la valorisation, atteignait ses limites qu’on assistait à de véritables épisodes de crises.
C’est ce schéma de base qui se reproduit actuellement, à une échelle tout à fait nouvelle, lors des processus de crises. Sa durée est déjà éloquente. A l’époque, l’accroissement du capital fictif était un phénomène de courte durée, tout au plus un ou deux ans, qui se produisait à la veille des grandes crises cycliques. Aujourd’hui, la multiplication du capital fictif est devenue la caractéristique principale de toute une période. Depuis le début des années 1980, le volume total des titres échangés sur les marchés financiers croît sans arrêt et de manière exponentielle. Et même si le support de cette dynamique change régulièrement (emprunts d’Etats, actions, crédits hypothécaires, produits dérivés, etc.), ce n’est pas un hasard si c’est toujours «l’industrie financière» qui constitue le centre dont dépend l’accumulation du capital. A la différence des stades de développement capitaliste antérieurs, le déplacement vers les structures financières, lors des dernières trente années, n’est pas seulement le résultat d’une absence momentanée de possibilités de valorisation dans l’économie réelle. Depuis la fin des trente glorieuses et du fordisme, une accumulation auto-entretenue dans l’économie réelle est devenue définitivement impossible. L’énorme gain de productivité qui a suivi la troisième révolution industrielle entraîne une éviction massive de la force de travail hors des secteurs produisant de la valeur et mine ainsi la seule base de la valorisation de la valeur: l’utilisation de force de travail vivante dans la production de marchandises. Depuis plusieurs décennies, le mouvement global d’accumulation ne peut se poursuivre que grâce à la sphère financière qui, en produisant inlassablement de nouvelles créances monétaires, est devenue le moteur central de l’accroissement du capital. Si ce «processus de production» de l’industrie financière s’enraye, l’effondrement catastrophique de l’économie mondiale devient inéluctable.
Les titres de propriété
Dans le jargon boursier, on dit toujours que le cours des actions serait «nourri» par des attentes et que les marchés financiers font commerce avec «l’avenir». A travers de telles formules, même si elles ne sont pas bien comprises, on peut apercevoir le secret de base du capitalisme contemporain. Lors de la création de nouveaux titres de propriété, une chose incroyable se produit qui serait impensable dans le monde des biens réels et de la richesse matérielle et sensible. La richesse matérielle et sensible doit avoir une existence en amont de sa consommation. Jamais, par exemple, on ne pourra s’asseoir sur une chaise dont la construction est en projet. Pour la richesse produite par l’industrie financière, cette logique temporelle est inversée. De la valeur qui n’est pas encore produite, et qui ne verra éventuellement jamais le jour, se transforme à l’avance en capital, en capital fictif. Lorsque quelqu’un achète des parts d’emprunts d’Etat ou d’entreprises, ou lors de l’émission d’actions ou de nouveaux produits financiers dérivés, on voit de l’argent-capital qui était dans les mains d’un acheteur s’échanger contre une promesse de paiement. L’acheteur se lance dans cette transaction avec l’espoir que, dans le futur, la revente de cette promesse de paiement lui rapportera plus que ce qu’il lui en a coûté pour l’acheter. C’est grâce à cette perspective que la promesse de paiement devient la forme actuelle de son capital.
Pour le bilan global de la richesse du capitalisme, ce n’est pas tant la question de la conversion des promesses qui est importante. Ce qui est particulier, c’est une bizarrerie qui se produit dans le laps de temps entre l’émission et la vente d’un titre de propriété. Aussi longtemps que cette promesse de paiement est valable et crédible, elle constitue un capital supplémentaire, à côté du capital de départ. Par la simple création d’une créance monétaire écrite, on dédouble le capital. Ce capital supplémentaire n’existe pas uniquement sur le papier comme simple écriture dans le bilan d’un capitaliste monétaire, il mène une vie autonome, participe en tant que titre de propriété au circuit économique et au procès de valorisation, tout comme un capital monétaire provenant de la valorisation réelle l’aurait fait. En tous points semblable, il peut être utilisé pour l’achat de biens de consommation ou être investi, sa provenance ne se reconnaît pas.
La fuite en avant perpétuelle
A l’ère de la troisième révolution industrielle, le capitalisme ne peut survivre que s’il réussit à ramener toujours plus de valeur future vers le présent. C’est pour cela qu’aujourd’hui les produits financiers sont devenus le type de marchandises le plus important. Alors que la production de valeur se rétrécit, c’est la mutation du capitalisme vers un système basé sur l’anticipation de valeur future qui lui a permis de se créer de nouvelles marges de développement. Mais l’expansion de l’industrie financière se heurte de plus en plus à ses limites. La «ressource avenir» n’est pas aussi inépuisable qu’elle en a l’air. Au niveau logique, l’accumulation du capital fictif par ce processus de duplication au sein de l’industrie financière possède des particularités par rapport à l’accumulation du capital provenant de la production de valeur. L’une d’elles a déjà été citée: la durée de vie limitée de ce procédé de multiplication de capital. A l’échéance d’un titre de propriété (remboursement, terme d’une créance, etc.), la somme de capital fictif supplémentaire qu’il incarnait rejoint le royaume d’Hadès. Pour qu’il puisse y avoir expansion, il doit d’abord être remplacé par de nouveaux titres. Pour que la production de titres puisse jouer le rôle de moteur pour relancer l’ensemble du fonctionnement capitaliste, son débit d’émission doit croître beaucoup plus rapidement que la production dans les secteurs clefs de l’économie réelle des périodes précédentes. Elle est soumise à une obligation de croissance exponentielle, car elle doit en permanence transformer la nouvelle valeur futureen capital, tout en trouvant, sans répit, un remplacement pour les anticipations de valeur qui arrivent à échéance. Le fait que la multiplication de capital fictif ait explosé durant les dernières décennies n’est pas une erreur de parcours sur laquelle on pourrait simplement revenir. Ce développement était obligatoire pour un système capitaliste qui est basé sur l’anticipation de la production de valeur future.
Mais plus le poids de l’avenir capitaliste, déjà consommé, pèse lourd, plus il devient difficile de maintenir en vie la dynamique de création de capital fictif. Ce qui aggrave le problème, c’est que la ponction de valeur future ne peut marcher que si les titres de propriété proposés se réfèrent à un secteur de l’économie réelle promettant des gains futurs. A l’ère de Reagan, ce secteur était constitué par les bons du trésor américain (emprunts d’Etat); à l’ère de la nouvelle économie, c’étaient les start-up dans le domaine de l’Internet, et dans les années 2000, l’immobilier dont les prix semblaient pouvoir monter jusqu’au ciel. Mais lorsque de tels secteurs prometteurs viennent à manquer, le capitalisme maintenu en vie par la perfusion de valeur future se heurte à ses limites. Désormais, ce point critique a été atteint. Depuis la crise de 2008, l’expansion des produits financiers a pu continuer, mais cette dynamique n’est portée par aucune perspective de gains dans aucun secteur croissant de l’économie privée. Cette expansion n’est alimentée que par les budgets des Etats et des banques centrales. Afin d’éviter l’effondrement immédiat du système financier, c’est la puissance publique, traditionnellement le débiteur le plus fiable, qui a repris les crédits pourris. Les banques centrales ont même franchi un pas supplémentaire. Non seulement elles proposent aux banques d’affaires des montants de crédits à des niveaux jamais atteints et à des taux d’intérêt proches de zéro, mais en plus elles se sont transformées en «Bad Banks», des sortes de décharges pour déchets toxiques de l’avenir capitaliste déjà consumé. Elles acceptent des titres de propriété qui ne trouvent plus preneur sur le marché comme garantie pour accorder des crédits, et en plus elles achètent, pour refinancer la puissance publique, des emprunts de leurs propres Etats. Il est clair qu’à terme on ne peut pas enrayer un processus de crise avec de telles mesures: on ne fait que le déplacer tout en lui attribuant une nouvelle qualité.
L’Etat, dernier garant du capitalisme
La mutation des banques centrales en «Bad Banks» est déterminante pour l’avenir. Les gardiens monétaires peuvent, momentanément, en rachetant des titres de propriété pourris, maintenir à flot la création de capital fictif, mais ainsi, ils créent un énorme potentiel inflationniste. Tôt ou tard, la dévalorisation du capital fictif va entraîner, aux Etats-Unis comme en Europe, une dévalorisation du médium argent. En Chine, ce processus se manifeste déjà.
Mais ce qui est plus caractéristique de la situation actuelle, c’est la double politique paradoxale de rigueur et d’endettement. Afin d’entretenir leur crédibilité sur les marchés financiers et de pouvoir continuer à trouver de l’argent frais, les Etats mettent en place des programmes d’austérité pour l’avenir. Le cas de l’Allemagne est symptomatique: en pleine année de crise 2009, tous les partis ont décidé de la mise en place, à partir de 2016, d’un programme de «frein à l’endettement». Depuis, cette politique a été exportée vers la moitié de l’Europe. On sait déjà pertinemment que le moment venu, ces programmes seront abandonnés, ou alors «suspendus temporairement» comme ce fut le cas l’année dernière aux Etats-Unis lors du conflit budgétaire. Toute autre attitude aurait des répercussions catastrophiques sur l’économie. Dans un premier temps, l’annonce que l’on va faire des économies calme les esprits sur les marchés financiers, apaise l’opinion inquiète et garantit à l’Allemagne son «triple A», ce qui lui permet de contracter de nouveaux emprunts à des conditions favorables.
Mais, évidemment, la politique d’austérité proclamée ne reste pas sans conséquences. La volonté de faire des économies est mise en œuvre de manière pédagogique sur le dos de ceux qui sont considérés comme «inutiles pour le système». Ce n’est pas pour rembourser les dettes de l’Etat qu’on leur enlève les dernières miettes, mais pour garder un peu plus longtemps un semblant de crédibilité face aux marchés financiers, dans le but de pouvoir continuer à emprunter. Tel est le caractère cynique des programmes d’austérité mis en place dans les pays du sud de la zone Euro et en Irlande. C’est uniquement pour que la zone Euro puisse maintenir encore un peu le simulacre de la capacité de rembourser ses dettes que la plus grande partie des populations est précipitée dans la misère.
L’austérité répressive
La manière de légitimer ces programmes de paupérisation est bien connue. L’idéologie de l’austérité arrache jusqu’aux dernières miettes de pain de la bouche de la retraitée grecque, en proclamant que la société vit «au-dessus de ses moyens». L’absurdité de cette justification dépasse son insolence. Elle inverse le problème de base auquel la société mondiale est confrontée aujourd’hui. Car, depuis longtemps, notre société vit, quantitativement comme qualitativement, loin en dessous des possibilités qu’offrirait une utilisation sensée du potentiel de production engendré par le capitalisme. Avec moins de cinq heures hebdomadaires d’activité productive par personne, on pourrait produire une richesse permettant une vie décente à tous - vraiment à tous - les habitants de la planète et cela sans détruire les bases naturelles de la vie. Si cette possibilité ne s’est pas réalisée, c’est que, sous les conditions du capitalisme, les richesses matérielles ne possèdent de raison d’exister que si elles se soumettent au but de l’accumulation du capital en adoptant la forme de la richesse abstraite.
Avec l’avènement de la troisième révolution industrielle, la société a atteint un tel niveau qu’elle est devenue trop productive pour le but autoréférentiel et misérable de la valorisation de la valeur. Ce n’est que l’anticipation croissante sur la future valeur produite ainsi que la précapitalisation de valeur qui ne sera jamais produite qui ont permis pendant trente ans de maintenir la dynamique capitaliste. Mais, depuis, cette stratégie d’ajournement délirante est elle-même tombée dans une crise profonde. Ce n’est pas une raison pour se «serrer la ceinture», ni pour se complaire dans des fantaisies régressives au sujet d’un capitalisme «sain» fondé sur du «travail honnête». Un mouvement émancipateur contre «l’austérité» et la gestion répressive de la crise devrait viser à rompre, consciemment, le lien obligé entre la production de richesses sensibles et la production de valeur. Il s’agit de refuser de manière offensive la question de la «viabilité financière». Savoir si des logements seront construits, des hôpitaux entretenus, de la nourriture produite ou des lignes de chemin de fer maintenues ne peut dépendre du fait de savoir s’il y a assez d’argent. Le seul critère doit être la satisfaction des besoins concrets. S’il a été décidé, par «manque d’argent», d’abandonner des ressources, il faut se les réapproprier et les transformer à travers une opposition consciente à la logique fétichiste de la production de marchandises. Une vie décente pour tous ne peut exister qu’au-delà de la forme de richesse abstraite.
- Die grosse Entwertung, Unrast Verlag.
- Karl Marx, «La crise commerciale en Angleterre», New York Tribune, 15 décembre 1857.