Comment du bois illégal en provenance d'Ukraine se retrouve dans les meubles du géant suédois. Et pourquoi un label de qualité respecté comme le FSC ne parvient pas à mettre fin à la surexploitation de ces forêts. Une enquête de l'intérieur. 1ère partie (1)
«Hej», chers clients IKEA... Cette histoire nous emmène loin des centres urbains où se trouvent les magasins de meubles suédois et commence par un mystère. (...) Là, dans l’entrepôt central de vente à emporter, les cartons contenant les éléments de meubles sont empilés dans de longues allées, à partir desquelles, avec un certain savoir-faire et une certaine patience, on crée chez soi ce qui est montré dans la salle d’exposition. 60% du bois utilisé pour cela provient d’Europe de l’Est et de Russie. Déjà bien avant la réunification allemande, c’était attrayant pour les Suédois·es, mais pas toujours dans des circonstances glorieuses: il s’est avéré qu’IKEA avait acheté en RDA des meubles fabriqués par des prisonniers politiques. Quiconque veut savoir d’où viennent ces meubles aujourd’hui est confronté au mystère susmentionné. En effet, bien que le pays d’origine soit indiqué sur les boîtes, le producteur ne l’est pas. En plus des 28 usines IKEA, dont 21 sont situées en Europe de l’Est, la majorité des marchandises proviennent de plus de 1.800 fournisseurs d’une cinquantaine de pays. Lequel d’entre eux produit quoi et où est l’un des secrets les mieux gardés de l’industrie. Bien qu’un numéro à cinq chiffres sur les emballages identifie en interne les provenances, il n’est pas possible d’identifier le fabricant. Il s’agit donc pour IKEA d’une vaine tentative de prouver l’origine concrète du bois utilisé pour chaque meuble. C’est justement l’objet de cette enquête. (...)
IKEA, le plus grand consommateur de bois au monde
Le design minimaliste suédois et le désir de l’assembler soi-même sont peut-être deux des raisons de ce succès. Une troisième, probablement beaucoup plus valable, est rarement mentionnée: il s’agit de la capacité unique d’IKEA à transformer les arbres en meubles, et ce, plus rapidement, à moindre coût et en quantités plus importantes qu’aucune autre entreprise. La plus grande chaîne de meubles du monde, avec un chiffre d’affaire annuel de 39 milliards d’euros, est également le plus grand consommateur de bois au monde. 60% de tous les produits IKEA sont fabriqués à partir de bois. Au cours des dix dernières années, la demande de bois du Groupe a doublé, passant à 21 millions de mètres cubes en 2019. Pour imaginer ce montant, il est utile de le comparer à un appartement de 80 mètres carrés, empilé du sol au plafond avec des rondins. La consommation annuelle de bois d’IKEA permettrait de remplir près de 110.000 de ces maisons. (…) Et chaque année, la demande augmente de 13.000 appartements de ce type remplis de bois.
Cette histoire nous conduit à la provenance d’une partie de ce bois. Il raconte les conditions dans lesquelles il est abattu et décrit ce qui se passe dans ces régions éloignées, en termes de cupidité, de violence et de destruction, mais qui reste caché. Des recherches menées avec la célèbre fondation britannique à but non lucratif Earthsight, qui s’occupe depuis des années de la criminalité environnementale, mettent en lumière une image peu flatteuse pour le géant suédois à l’image cool. Elles montrent les distorsions qui se produisent pour satisfaire une demande en constante augmentation pour toujours plus de bois encore moins cher. Cette image contraste avec les photos de forêts apaisantes que l’entreprise expose actuellement dans ses magasins. Elles montrent des arbres géants qui s’élèvent dans le ciel et forment un toit vert sous lequel un homme en chapeau, probablement un forestier, se promène tranquillement sous le feuillage avec pour légende: «Nous travaillons ensemble pour l’avenir de nos forêts». L’entreprise de meubles a récemment eu le plaisir de parler abondamment de responsabilité et de durabilité, louant sa coopération avec le label FSC et l’associant à un message: cette année, 100% du bois utilisé par IKEA sera certifié FSC et donc absolument propre – «forêt positive», pour les citer. «C’est ce que nous faisons», dit le site web, «pour lutter contre la déforestation et aussi influencer les autres à cet égard». De belles paroles qui ne sont pas toujours à la hauteur de la réalité.
Le label FSC
Le Forest Stewardship Council (FSC) est un système de certification privé et volontaire fondé en 1993 dans le but d’assurer une utilisation durable des forêts. Cette mesure vise à améliorer la fonction économique, écologique et sociale de la sylviculture. Les représentant·es de l’industrie forestière, des organisations de protection de l’environnement et des groupes sociaux tels que les syndicats ou les associations de peuples indigènes y ont un droit de vote égal. Le certificat peut être utilisé par les entreprises forestières ainsi que par les entreprises qui transforment le bois. Actuellement, plus de 200 millions d’hectares de forêts sont certifiés FSC, ce qui correspond à environ 10% de la superficie forestière totale de la planète. Les plus grandes superficies de forêts certifiées FSC se trouvent en Russie et au Canada. (…) Les propriétaires de petites zones forestières en particulier se sentent sous pression. Les critiques considèrent le FSC comme une tromperie axée sur le marketing. Ils l’accusent de ne pas contribuer à une amélioration, surtout sous les tropiques, où les forêts sont les plus menacées. Comme les forêts primaires certifiées FSC continuent d’être abattues, l’ONG Greenpeace s’est retirée du FSC en 2018. Le WWF est resté une organisation de protection de l’environnement de premier plan, car il considère toujours le FSC comme la meilleure norme existante possible, mais exige régulièrement des améliorations.
A partir des 12.000 articles qu’IKEA propose dans sa gamme, le défi consiste à suivre une piste, à déchiffrer l’un des codes et à s’engager dans un voyage qui illustre la chaîne d’approvisionnement. L’itinéraire mène au nord de la Roumanie, dans une région appelée Maramuresh, connue pour ses pittoresques églises en bois. A la périphérie de l’un de ces endroits, une usine est en pleine expansion, peinte en bleu et jaune, comme c’est le cas chez IKEA: Plimob.
Depuis plus de 30 ans, la société produit presque exclusivement pour IKEA. La légende veut que son fondateur, Ingvar Kamprad, ait arrangé l’accord avec les Roumain·es. Depuis lors, on y produit des sièges que tout·es celles et eux qui sont déjà allé·es chez IKEA connaissent. Le Terje, par exemple, une simple chaise pliante qui est en vente depuis des années à 12,99 euros est une icône et l’un des best-sellers absolus d’IKEA. Plimob en produit 1,5 million chaque année. A cela s’ajoutent des chaises de salle à manger populaires telles que Norrnäs, Ekedalen et Ingolf. Elles sont toutes disponibles à la vente dans les magasins IKEA (...) et portent toutes le code qui mène à Plimob. La mention «Made in Romania» est inscrite sur les emballages. Mais ce n’est qu’une partie de la vérité.
La pression de la Suèdee, cachée en Ukraine
Parce que Plimob a un problème. Les Suédois·es, qui sont en réalité devenus néerlandais depuis longtemps sur le plan fiscal, exigent que les coûts de production soient maintenus à un faible niveau. Après tout, les chaises doivent rester bon marché comme produit d’appel alléchant et être disponibles en très grand nombre dans les 433 magasins IKEA du monde entier. Mais même en Roumanie, dont l’industrie forestière est imprégnée de structures mafieuses, les coûts augmentent. La surexploitation des forêts y a récemment suscité des résistances, de sorte que le bois en abondance et à bas prix s’est raréfié. Une réponse bien cachée à ce besoin peut être vue en regardant par les fenêtres de l’usine de Plimob. Là, des montagnes densément boisées apparaissent à l’horizon au nord. Ce sont les Carpates, et elles ne sont qu’à quelques kilomètres à vol d’oiseau. Entre les deux coule la Tisza, encore jeune, le plus long affluent du Danube, séparant la Roumanie de l’Ukraine. Un pont étroit permet de traverser la rivière. Chaque jour, traversent des camions chargés de bois de hêtre, qui aboutissent à Plimob pour finir en sièges. Le voyage se termine à 18 kilomètres de l’usine Plimob, dans une petite ville endormie appelée Velykyi Bychkiw. Ici, tout semble immédiatement plus sauvage, un peu plus négligé et aussi plus pauvre que de l’autre côté, dans le pays de l’Union européenne qu’est la Roumanie.
VGSM est le nom de l’usine de meubles ukrainienne où se rendent les camions. Jusqu’en 1998, elle était directement détenue par la société IKEA Swedwood, qui l’a fermée après des affaires de corruption. Rouverte en tant qu’entreprise ukrainienne, elle emploie aujourd’hui 400 personnes en deux équipes. Un drone, amené dans les airs par les chercheurs d’Earthsight, tourne en rond au-dessus des locaux de l’entreprise et filme des camps remplis de troncs de hêtres. 40.000 mètres cubes de bois par an font de VGSM l’un des plus grands transformateurs de la région. Les documents douaniers mis à la disposition d’Earthsight montrent que la quasi-totalité de la production de l’usine est finalement destinée à IKEA. Une partie du bois va directement aux Suédois·es. Cependant, la majeure partie du bois fait un détour par la Roumanie et Plimob avant d’arriver dans les magasins IKEA sous forme de sièges «Made in Romania». Les données montrent que Plimob fournit deux millions de sièges à IKEA chaque année. La moitié du bois utilisé à cette fin provient de VGSM et donc des forêts ukrainiennes.
Impact illégal avec le système
Le chemin se poursuit donc sur des routes étroites et plus raides jusqu’aux Carpates occidentales. Cette partie de la chaîne est également appelée Les Alpes Hutsul, l’un des derniers grands habitats pour un nombre décroissant d’ours, de lynx et de loups. Dans cette région reculée, oubliée du monde, pleine de forêts profondes et de sommets atteignant 1900 mètres d’altitude, de nombreuses espèces animales et végétales menacées trouvent un dernier refuge. Les Carpates abritent les deux tiers des forêts primaires restantes de notre continent et revêtent donc une importance particulière en tant que stabilisateur du climat européen. La beauté et la nature intacte de ces forêts deviennent apparentes lorsque le drone remonte d’un endroit difficilement accessible et seulement après une longue marche. Au début, il filme une nature sauvage et luxuriante jusqu’à ce que l’image à l’écran se brise soudainement. Comme une plaie béante, une surface brune et dégagée émerge de la bande intacte de la couronne des arbres. Le drone fait une pause au-dessus de la zone, montrant des souches d’arbres et des chemins forestiers au milieu de la nature sauvage. Il s’agit du site d’une clairière illégale. De là, les hêtres abattus vont directement chez le fournisseur IKEA, VGSM. C’est ce que prouve la recherche menée par Earthsight, qui a suivi le cheminement du bois utilisé avec un travail minutieux pendant près de deux ans. Il en résulte un long protocole des abus et des interventions illégales dans la nature. Dès une première étude en 2018, Earthsight a pu prouver, grâce à des recherches approfondies, que jusqu’à 40 % du bois récolté en Ukraine était d’origine illégale et que les «coupes sanitaires» constituaient une faille. Les entreprises forestières d’Etat, qui contrôlent la quasi-totalité des forêts du pays, violent systématiquement les réglementations.
Parmi les allégations les plus graves documentées par Earth-sight en rapport avec le fournisseur d’IKEA, VGSM, figurent des coupes claires pendant la période de repos des animaux. Entre le 1er avril et le 15 juin, une loi interdit l’abattage sanitaire pour donner un répit aux animaux et aux plantes au moins pendant cette importante période de reproduction et de végétation. Cependant, l’Inspection environnementale de l’Etat ukrainien a identifié dans cette région 109 coupes illégales pendant la période de repos, rien qu’en 2018. Certaines d’entre elles ont été réalisées par VGSM elle-même en tant que concessionnaire des forêts d’Etat. D’autres ont été effectuées par la société forestière régionale et une partie du bois a été vendue plus tard à VGSM. Bien que cet abattage soit illégal, comme l’indique l’inspection de l’environnement, les forêts d’Etat ont délivré des permis à cet effet, la raison invoquée étant les prétendus dommages causés par la tempête. Ainsi, malgré l’interdiction, il est possible de sortir le bois des forêts, de lui attribuer des papiers et donc de le légaliser pour la transformation et la vente. En 2018, VGSM a livré plus de 3827 tonnes de bois à Plimob – même pendant et après la période de repos.
Les chiffres pour 2019 montrent que les «tempêtes» ont apparemment encore fait rage cette année, autorisant une répétition des coupes pendant la période de repos, ce qui a entraîné une quantité de bois abattu à peu près identique. Et au printemps 2020, pas même le Coronavirus n’a pu empêcher les bûcherons de procéder à des abattages illégaux pendant la période de dormance en 33 endroits différents entre avril et début mai seulement. Ce type de délits se poursuit également en dehors de la période de dormance dans les achats de bois du fournisseur IKEA, VGSM, auprès des sociétés forestières régionales de l’Etat. Une étude commandée par Earthsight pour l’été 2019 montre que dans six cas sur dix, elles ont enfreint la réglementation. Le protocole de cette étude va des coupes sanitaires non fondées, à l’impact en dehors des zones marquées, à l’enlèvement interdit des grumes dans le lit des rivières, en les détruisant. Il n’est pas nécessaire d’être un écologiste convaincu pour se rendre compte qu’un tel comportement détruira cet habitat à long terme.
Christoph Lehermayr, journaliste