Le sociologue berlinois Georg Klauda* étudie ce qu’on appelle l’hétéronormativité, un concept qui décrit sociologiquement comment, depuis les année 1990, l’hétérosexualité est imposée comme norme et de quelle manière l’amour au sein du même sexe est considéré comme une déviance définissable scientifiquement. Il pense que le concept de l’hétéronormativité est une nouvelle forme de répression d’une sexualité libre. L’islam est homophobe, l’Occident tolérant, c’est cette formulation simpliste qu’il veut réfuter dans cet article. (Deuxième partie)
Le rapport entre l’islam traditionnel et le contenu de cette poésie peut être explicité de manière symptomatique avec un exemple de la littérature datant du XIème siècle.
Poésie et religion
C’est l’histoire d’amour entre Al-Mutamid, 17 ans, futur émir de Séville et le poète Ibn Ammãr, son aîné de neuf ans. L’histoire a commencé quand Al-Mutamid, après une journée festive passée à boire du vin et réciter de la poésie, dit à son ami: «Ce soir, tu dormiras sur le même oreiller que moi.» Plus tard, Ibn Ammãr écrira au père d’Al-Mutamid:
«Pendant la nuit de l’union,
Je sentais dans ses caresses le parfum du crépuscule.
Mes larmes coulaient sur les jolis jardins
De ses joues, pour arroser ses myrtes et ses lys.»
Ce poème est plein d’amertume et de lamentation, car Ibn Ammãr vivait à ce moment déjà en exil à Saragosse. Après le mariage de son fils, le père d’Al-Mutamid avait jugé nécessaire de mettre fin à l’amitié des deux hommes en expulsant hors de Séville Ibn Ammãr. Mais dix ans plus tard, quand Al-Mutamid devient lui-même émir, il fait immédiatement revenir son ami à la cour, et lui confie des postes importants. Douze ans après, l’amitié va se briser sur des questions de rivalité politique, et Ibn Ammãr écrira au sujet de son ancien amant (qui va plus tard le tuer dans une crise de colère):
«Te rappelles-tu notre jeunesse,
Quand tu ressemblais au croissant de lune dans le ciel?
J’avais l’habitude d’embrasser ton corps frais,
Et je tétais l’eau pure de tes lèvres,
Me satisfaisant de t’aimer juste avant harãm,
Et tu jurais que ce que nous faisions était halãl!»
Harãm et halãl sont les mots pour désigner les actes interdits ou acceptés par l’islam. A travers cette histoire, on voit très bien le rôle de la religion. Dire que l’islam interdit l’homosexualité est absurde car les interdits de la charia ne visent que des actes spécifiques comme par exemple la sodomie entre hommes. On ne peut donc pas affirmer que l’islam classique condamnait l’amour entre personnes du même sexe.
Un exemple très éloquent est fourni par l’argumentation de l’un des intellectuels les plus reconnus du monde musulman d’Andalousie. Dans son livre consacré à l’amour, Le collier de la colombe, on trouve des narrations et des poèmes consacrés à la liaison entre hommes et femmes mais également à l’amour passionnel entre deux hommes. A un niveau abstrait, Ibn Hazm (mort en 1064), ainsi que tous les auteurs arabes d’avant la modernité, met toujours au masculin l’amant et l’amoureux. C’est comme si les relations homosexuelles représentaient le modèle de base usuel qu’on a en tête quand on ne pense pas à un couple d’amoureux spécifique. Dans la préface de son œuvre, il explique pourquoi la religion n’interdit aucune forme d’amour en tant que telle: «La piété ne condamne pas l’amour, et la loi ne l’interdit pas, les cœurs sont dans les mains de Dieu le tout puissant, au dessus de nous.» Plus loin, il explicite:
«Il suffit que le musulman s’abstienne de ce que Dieu le tout puissant a en principe interdit. Il peut néanmoins faire ce que sa volonté lui dicte mais le jour du Jugement dernier, il en sera responsable. Mais le plaisir devant la beauté et la domination de l’amour est tout à fait naturel, et n’a besoin d’être ni commandé ni interdit.»
Il n’est donc pas étonnant que des juristes religieux aient participé sans problème au genre littéraire qu’on appelle la poésie d’amour entre hommes (ghazal al-mudhakkar). Comme par exemple l’imam al-Schafii, fondateur du shafiitisme, la plus importante école de droit musulmane. Il écrit:
«Tenez cet animal pour responsable de la perte de ma vie, il m’a tué avec les flèches de son regard et de son désir.
Mais ne le tuez pas, car je suis son esclave.
Et d’après mon école, un homme libre ne meurt pas à cause d’un esclave.»
On voit ici la différence entre l’islam dans sa version traditionaliste, qui a évidemment une approche restrictive à l’égard de toute forme de sexualité, au sein du même sexe ou non, et le système d’homophobie moderne, né dans un contexte européen. Le système occidental ne se voit pas obligé d’interdire certains actes, son pouvoir se déploie en classifiant les gens en sujets normaux et anormaux selon la différence de leurs désirs. Même dans les périodes les plus répressives, il ne serait jamais venu à l’idée des juristes musulmans de définir des gens comme malades ou anormaux uniquement parce qu’ils désiraient quelqu’un du même sexe. Bien au contraire, le juriste ultraconservateur Ibn al-Dschauzi par exemple se fâchait quand quelqu’un voulait nier qu’il était attiré par des jeunes hommes.
«Celui qui prétend ne pas ressentir le désir monter en lui quand il voit un joli garçon est un menteur. S’il fallait le croire, c’est que ce serait un animal et non pas un être humain.»
La charia
Quelle est alors la peine que prévoit la charia pour la pénétration anale (en arabe liwãt)? La question est très complexe et je ne peux ici que donner quelques indications. L’histoire musulmane connaît sept différentes écoles de droit qui varient toutes à ce sujet. La plus importante de ces écoles est celle des Hanafites, d’un côté parce qu’elle est encore suivie aujourd’hui par presque la moitié des sunnites et de l’autre parce qu’elle était l’école de droit officielle de l’empire ottoman. Contrairement à la plupart des autres écoles, les Hanafites ne considèrent pas la liwãt entre hommes comme un acte d’adultère. La peine relève donc de l’appréciation. Dans l’empire ottoman, cela pouvait aller d’une amende jusqu’à 39 coups de fouet. Dans des cas exceptionnels, pour maintenir l’ordre public ou alors en cas de récidive, l’Etat pouvait prononcer des peines de siãysa. C’est ce qui s’est passé en 1713 à Çankiri, une ville du nord de l’Anatolie, où un groupe de cinq hommes était accusé d’avoir battu et violé un autre garçon. Après leurs aveux, tous les cinq avaient été condamnés à mort.
Mais de manière générale, il était très rare que des relations sexuelles illicites fussent punies. Bien que l’adultère fût passible de lapidation, il n’y a qu’un seul cas connu, pendant l’empire ottoman, où des rapports sexuels extraconjugaux furent punis par lapidation. C’était en 1680, quand la condamnée fut exécutée dans l’hippodrome d’Istanbul en présence du sultan Mehmed IV. L’événement était tellement remarquable qu’il fut consigné dans les chroniques officielles.
C’est la particularité de la procédure pénale de la charia qui explique pourquoi aussi peu de peines ont été prononcées. Pour les crimes de type Hadd1, la charia n’accepte pas les preuves par indices. Toutes les écoles de droit prévoient normalement qu’une condamnation ne peut être prononcée que s’il y a quatre témoins masculins, sans antécédents judiciaires, qui ont vu l’acte litigieux de leurs propres yeux. L’autre possibilité est que le coupable avoue ses actes, mais pour cela il faut qu’il avoue quatre fois chez un juge. Mais dans le cas de liwãt et de l’adultère, accusations et aveux sont socialement mal vus. Il faut ajouter à cela que si jamais il n’y a pas quatre témoins ou qu’ils se contredisent sur des détails importants, les témoins risquent jusqu’à 80 coups de fouet pour diffamation.
Les juristes n’étaient pas traumatisés par le fait que la procédure pénale rendait presque impossible une condamnation pour liwãt ou pour adultère. Bien au contraire, ils ont souvent soulevé ce fait avec approbation comme Ali al-Qãri al Harawi (décédé en 1605), un savant de Médine:
«C’est parce que Dieu le tout puissant aime que les péchés de ses sujet restent voilés, que l’exigence de réunir quatre témoins pour pouvoir condamner quelqu’un pour adultère a été instaurée. Il est très rare que quatre témoins voient ce péché et cela va donc dans ce sens.»
Les persécutions en Iran
Vers la fin du XIXème siècle, presque tous les pays musulmans, à l’exception de l’Arabie Saoudite, ont aboli la charia en la jugeant mal appropriée pour les poursuites pénales. Elle a été remplacée par le droit anglais ou français. Mais ces deux systèmes de droit présentent une grande différence. Depuis Napoléon, le droit français (mis en place en Egypte et en Turquie) avait complètement dépénalisé les rapports sexuels consentants, alors que le droit anglais (repris par exemple au Pakistan) prévoyait des peines d’emprisonnement allant jusqu’à dix ans pour des rapports sexuels entre hommes.
L’échec du nationalisme panarabe et la montée de l’islamisme ont entraîné, dans les années 1970, la réintroduction de la charia dans toute une série de pays: d’abord en Libye, ensuite au Pakistan, en Iran, au Soudan, en Afghanistan et finalement en 2000 au nord du Nigeria. C’est précisément en Iran, pays sécularisé de force par le Shah, que ce fondamentalisme a pris le plus d’ampleur. Très vite, Khomeiny a identifié «l’homosexualité» avec l’Occident tant haï. La Fondation Boroumand2, qui tient à jour une base de données à ce sujet, affirme que les tribunaux révolutionnaires ont fusillé en cinq ans, entre mars 1979 et janvier 1984, pas moins de 98 hommes accusés «d’homosexualité». Par la suite, entre 1984 et 2004, en application de la charia régulière, au minimum huit hommes ont été exécutés pour des actes de liwãt (en persan: lawãt). Depuis l’arrivée à la présidence de Mahmud Ahmadinejad, islamiste radical, le nombre de rapports sur de telles exécutions augmente de nouveau. Mais avec la politique de désinformation du gouvernement iranien, il est souvent difficile de connaître les causes exactes d’une exécution. Souvent, des accusations telles que liwãt, adultère, trafic de stupéfiants, banditisme ou espionnage sont ajoutées, pêle-mêle. En tout cas, aujourd’hui, les juges iraniens peuvent contourner l’obstacle que représente la procédure pénale de la charia en faisant faire des recherches criminalistiques sur les suspects. Ils peuvent prononcer des peines capitales s’ils trouvent des traces de sperme dans l’anus. La spécificité de l’interprétation shiite de la charia, qui accepte le savoir du juge comme preuve, permet même de maintenir une espèce de vitrine d’Etat de droit. Amir, un réfugié iranien de 22 ans, cite un juge dans un tribunal de la charia: «Si le médecin peut garantir que ton anus a été pénétré d’une manière ou d’une autre, tu seras condamné à mort.»
Il est important de signaler ici que, dans son délire de persécution, le régime des mollahs utilise déjà le concept moderne d’«homosexualité». Le néologisme persan hamdschens bazi, qui veut dire «comportement avec quelqu’un du même sexe», en est un bon exemple. La différence avec le concept de liwãt est très claire: il ne parle plus d’un acte sexuel spécifique, mais peut englober tout ce qui touche à l’intimité entre deux hommes ou deux femmes, embrasser, étreindre, ou même juste n’importe quelle attitude romantique. Une construction conceptuelle telle que hamdschens bazi sert a politiser «l’homosexualité» dans un sens large et à l’exclure de la société. Car le problème du régime est bien là. Ali Mahdjoubi, un exilé iranien de gauche, constate que les relations amoureuses au sein du même sexe sont aujourd’hui encore tout à fait courantes dans le quotidien iranien:
«Dans le langage populaire iranien, il n’y a rien d’extraordinaire à ce que deux hommes affirment qu’ils s’aiment ou qu’ils sont amoureux. Cela ne suscite ni soupçon ni méfiance, c’est plutôt accepté avec compréhension. Il serait drôle d’essayer de répertorier, autant dans le langage quotidien que dans le langage intellectuel, toutes les expressions qui parlent des relations entre hommes ainsi que des différents degrés de ces relations amoureuses.»
En 2005 deux jeunes, Ayaz Marhon et Mahmud Asgari, furent pendus à Maschhad. C’est le premier cas qui a eu une résonance médiatique internationale. Il est intéressant de voir quelle stratégie ils ont adoptée pour leur défense. Premièrement, ils ont affirmé qu’ils ne savaient pas que les faits qui leur étaient reprochés étaient passibles de la peine de mort. Vu qu’entre 1984 et 2004 il n’y a eu que très peu de condamnations à mort mises à exécution, leur affirmation peut éventuellement être crédible. Mais leur déclaration était probablement d’ordre stratégique, car d’après la charia connaître la punition est une condition pour que la peine puisse être appliquée. Deuxièmement, ils ont aussi affirmé que tous les jeunes hommes dans leur quartier avaient des relations sexuelles entre eux. D’après Mahdjoubi, cela est tout à fait possible:
«A ce que je sache, il n’y avait personne qui n’ait eu des expériences homosexuelles, autant dans mon quartier, où il y avait beaucoup d’enfants, qu’à l’école où j’ai passé douze ans dans des classes non mixtes. (…) Au fond, ce n’était pas un secret, ni à l’école ni dans le quartier, de savoir qui avait des relations sexuelles avec qui et à quel moment. On se racontait mutuellement ses expériences. (…) Si on voulait avoir une relation sexuelle avec un garçon qu’on ne connaissait pas ou qu’on n’osait pas aborder, il y avait toujours quelqu’un pour arranger une rencontre. Il y en avait qui faisaient cela avec beaucoup de délicatesse et qui protégeaient même les deux heureux élus de toute surprise inopinée pendant leur rendez-vous dans les ruines du château de la ville.»
Si les mollahs veulent vraiment nettoyer la société de tout hamschens bazi, ils ont encore un énorme travail à faire. Ce travail fera d’eux, contre leur gré, les acteurs d’une modernisation de rattrapage. Ce qui existe déjà chez nous, et dont l’histoire de la mise en place a été tout aussi brutale, doit encore être fabriqué en Iran: une société complètement normalisée au niveau hétérosexuel, une société dans laquelle «l’homosexualité» est construite comme un attribut particulier qui ne peut être vécu que dans les enclos de la subculture des grandes villes.
Le mythe du progrès occidental
Et c’est ainsi qu’on revient au début de ce texte, avec la question de savoir si on peut opposer l’Occident éclairé à l’islamisme moyenâgeux? Certainement pas, car c’est au temps des Lumières, au XVIIème et au XVIIIème siècles, que se sont mises en place dans le nord-ouest de l’Europe les structures de base d’un monde hétéronormé, toujours caractéristique de l’Occident d’aujourd’hui. Ces changements se sont accompagnés de persécutions massives comparables à celles de l’Iran d’aujour-d’hui. Voici quelques chiffres pour illustrer ces propos: à Berlin, 6 personnes sur 10 ayant des relations amoureuses homme-homme ou femme-femme ont affirmé avoir déjà pensé à se suicider pour cause de solitude. 18% des interrogés ont déjà fait une ou plusieurs tentatives de suicide. Cela représente quatre à cinq fois plus que la moyenne dans cette classe d’âge. Une étude américaine parmi des adolescentes homo- et bisexuelles atteste qu’elles sont victimes, à cause de leurs orientations sexuelles, d’agressions verbales pour 64% et physiques pour 38%. Un recensement réalisé par un institut de recherche sur la sexualité à Hambourg démontre qu’entre 1970 et 1990, le pourcentage d’adolescents masculins affirmant avoir eu des expériences sexuelles avec d’autres hommes est tombé de 18% à 2%. Ce sont des changements massifs qui prouvent qu’il n’est pas devenu plus facile de nos jours pour un-e adolescent-e de tomber amoureux de quelqu’un du même sexe.
Tout cela devrait mener à plus de remise en question. L’homophobie n’est pas un vestige prémoderne d’un monde dépassé depuis longtemps que les méchants musulmans seraient en train de ramener maintenant en Allemagne. Non, nous vivons au milieu de cette société homophobe, qui n’a même plus besoin d’inscrire sa violence hétéronormative dans le code pénal, et qui produit de manière hautement efficace une classification dont les mollahs en Iran ne peuvent que rêver.
* Né en 1974, diplomé de sociologie et d’histoire, responsable pour les questions d’homosexualité dans l’organisation estudiantine AStA à l’université libre de Berlin et a participé aux débuts de la revue consacrée à l’émancipation sexuelle Gigi.
- Les Hudûd (singulier: Hadd) comprennent les incriminations et les peines définies par le Coran qui ne peuvent être remises en cause par les juges. Le droit musulman considère cette catégorie de crime comme des crimes contre la «Loi de Dieu». Les peines prévues pour les crimes de type Hadd sont fixes car elles ont été fixées par Dieu et se trouvent explicitement dans le Coran.
- www.abfiran.org (en anglais).