Le sociologue berlinois Georg Klauda* étudie ce qu’on appelle l’hétéronormativité, un concept qui décrit sociologiquement comment, depuis les année 1990, l’hétérosexualité est imposée comme norme et de quelle manière l’amour au sein du même sexe est considéré comme une déviance définissable scientifiquement. Il pense que le concept de l’hétéronormativité est une nouvelle forme de répression d’une sexualité libre. L’islam est homophobe, l’Occident tolérant, c’est cette formulation simpliste qu’il veut réfuter dans cet article. (Première partie)
En 2005, le gouvernement du Land de Bade-Wurtemberg élaborait un questionnaire sous le nom de «test musulman», destiné à servir de fil conducteur dans les entretiens avec des immigrés venant de pays musulmans qui veulent obtenir la nationalité allemande. Une partie de ce questionnaire vise à vérifier si le candidat fait preuve de la tolérance nécessaire face à des modes de vie homosexuels. Ce procédé contient une double insinuation: d’abord que l’acceptation de l’amour entre personnes du même sexe1 ferait partie de la culture dominante allemande et deuxièmement que les immigrés d’origine musulmane représenteraient une menace pour cette culture dominante. Pour mettre en évidence à quel point cette affirmation est grotesque, on ne rappellera jamais assez que ce sont justement les auteurs de ce questionnaire, c’est-à-dire les membres de la CDU (Parti Chrétien Démocrate allemand), qui ont voulu qu’à la fin de la Seconde guerre mondiale, le paragraphe anti-homosexuels (§ 175), rendu plus répressif par les nazis, fût maintenu inchangé. Jusqu’en 1969, ce paragraphe a servi dans pas moins de 100.000 procédures judiciaires pour «attentat à la pudeur», et ce n’est qu’en 1994 que le parlement allemand s’est décidé à abolir complètement cet instrument de répression anti-homosexuels.
On pourrait néanmoins être tenté de se demander si la situation n’a pas complètement changé aujourd’hui. Un film sorti deux ans avant ce fameux «test musulman» met sérieusement en question une telle vision. Je n’en connais aucun, seul parmi des hétéros est un film documentaire de Jochen Hicks qui tente de montrer l’existence marginale d’homosexuels dans les régions rurales du Bade-Wurtemberg. Il démontre bien que leur destin déplorable n’est évidemment pas dû aux musulmans, mais bien aux électeurs et aux sympathisants de la CDU. Ce sont eux qui font subir un véritable calvaire à ceux qui ont des relations amoureuses homme-homme ou femme-femme. Et qui sont les boucs émissaires punis pour cela par le gouvernement? Ce sont les immigrés musulmans en Allemagne.
L’image européenne de l’Orient
Dans l’histoire européenne, les musulmans ont toujours été les boucs émissaires quand il s’agissait de sexualité entre hommes, sauf que la stigmatisation était, jusqu’à il y a peu, encore tout à fait différente. Depuis l’époque des croisades, les musulmans, qu’on appelait alors Sarrasins, étaient décriés comme ayant une sexualité débordante et contre nature. Dans le livre de Wilhelm Adams, paru en 1317, De modo Sarracenos extirpandi (Comment éliminer les Sarrasins), l’auteur reproche aux chrétiens de s’enrichir en vendant à des musulmans de jeunes coreligionnaires masculins qu’ils ont entrepris de rendre plus «roses et tendres» avec de la bonne nourriture et des boissons délicates: «Quand ces hommes concupiscents, criminels et sans scrupules – les Sarrasins, qui pervertissent la nature humaine –, voient ces jeunes hommes, déjà pris dans le piège du diable, ils s’enflamment de désir sexuel et se hâtent comme des chiens en rut pour les acheter afin de s’adonner à la fornication.»
C’est entre autres à cause de cette hystérie pendant la période des Croisades que la peine de mort fut mise en place en Europe entre 1250 et 1300 pour les actes de sodomie. En Angleterre, un peu plus tard, le Good Parliament soumit une pétition au roi en 1376, en lui demandant d’expulser hors du royaume les artisans et les commerçants étrangers, surtout «les juifs et les Sarrasins». Ce sont eux qui auraient importé sur l’île «ce terrible vice qu’il ne faut pas nommer par son nom» et qui risque de détruire le royaume. En Angleterre, pendant toute la modernité, les rapports sexuels entre hommes sont ainsi appelés le «vice turc».
Pendant l’époque du colonialisme, ces clichés ont été réactualisés au sein des puissances coloniales européennes qui étaient de nouveau en contact avec des musulmans, cette fois-ci sous le prétexte de leur apporter notre civilisation et notre mode de vie. Charles Sonnini, ingénieur français dans la marine de guerre, s’offusque, dans un rapport de voyage datant de 1798, des mœurs en Egypte, conquise cette année-là par Napoléon:
«L’amour contre nature (…) est le plaisir, ou disons plutôt l’infamie des Egyptiens. Leurs chansons d’amour ne sont pas composées pour les femmes, leurs cajoleries ne s’adressent pas à elles, ce sont d’autres objets qui allument la flamme en eux. (…) La dépravation des mœurs qui leur est propre fait honte aux nations civilisées. Mais cette infamie est très répandue en Egypte; les riches y sont tout autant infectés que les pauvres.»
En 1886, dans le dernier article de sa traduction en dix tomes des Mille et une nuits, accessible uniquement à des souscripteurs privés, Richard F. Burton, orientaliste et chercheur sur l’Afrique, s’étend sur plus de cinquante pages sur le sujet qui est «pour le lecteur anglais, même le moins prude, tout à fait dégoûtant». Mais la confrontation avec ce sujet serait indispensable «afin de combattre ce mal grandissant qui est mortel pour le taux de natalité, pilier essentiel de la prospérité nationale».
Pour tenter d’expliquer l’augmentation intolérable de relations amoureuses au sein du même sexe dans le monde non occidental, Burton a développé une espèce de théorie raciale couplée à l’étude climatologique et il définit ainsi une «zone de sodomie». Il s’agit d’une ceinture géographique fictive qui s’étend de la Méditerranée en passant par l’Asie mineure, la Mésopotamie, la Perse, l’Afghanistan, la partie musulmane de l’Inde, la Chine, le Japon et enfin l’Amérique latine. Le climat dans ces zones serait responsable du fait que «les tempéraments masculins et féminins se mélangent» de sorte que l’homme devient tout autant actif que passif et que la femme devient «tribade»2. Dans cette zone, ce que nos voisins appellent le vice contre la nature est «populaire et endémique», et est traité, au pire, comme une «simple peccadille», c’est-à-dire un péché véniel, «alors que les races au sud et au nord de cette zone définie ne le pratiquent que très rarement et se font mépriser par leurs concitoyens». En tant qu’orientaliste, pour Burton il n’y a pas de doute, le Coran interdit cet «amour pathologique». Malgré cela, «ni le christianisme, ni l’islam n’ont pu amener un changement significatif».
Néanmoins, dans les quarante années pendant lesquelles Burton a côtoyé le monde musulman, il a pu constater certains changements de comportement dans la population. Il pense que c’est dû à l’influence positive de la morale que des gens comme lui leur ont apportée. Il écrit: «De nos jours, le contact régulier avec des Européens n’a certes pas entraîné une réformation mais quand même une certaine discrétion parmi les représentants des classes supérieures. Ils sont toujours aussi dépravés, mais ils veillent à cacher leur vice du regard moqueur des étrangers.»
La vision ottomane de l’Occident
Jusqu’au XIXème siècle, les élites perses et ottomanes ne se rendaient pas compte à quel point l’Europe chrétienne avait horreur de l’amour entre hommes, très répandu chez les musulmans. Cette ignorance saute aux yeux quand on étudie l’œuvre d’Enderunlu Fazil, poète turc, mort en 1810. Dans son manuscrit brillamment illustré, Hubannme (Le livre des beautés), Fazil se demande «dans quelle nation se trouvent les plus beaux hommes». Avec son savoir, il prétend satisfaire la curiosité de son amant. Voici ce qu’il dit par exemple sur les Grecs: «Autant les hommes que les femmes sont d’une beauté éclatante. Leurs corps sont étonnamment bien faits. Oh Allah, quel délice pour l’œil, et quel regard profond. Ce cou en ivoire et ces cheveux noirs comme du jais rendent toute résistance impossible. (…) Et il n’y a pas une trace de barbe, même pas sur le visage du garçon le plus grand. Ils marchent comme des courtisanes et au travail dans les tavernes de Galata, ils peuvent séduire les meilleurs hommes. Quand une mèche tombe sur ta joue, tu perds l’esprit, et quand il cède, tu meurs de lascivité.»
Par contre, son jugement sur les Hollandais est court et sobre; apparemment, il a appris à connaître leur rigueur calviniste:
«Avec leur peau froide, ils sont loin d’être attractifs. Ils ressemblent à des Russes, en couleur crème. Ils passent le plus beau de leur temps à l’église au lieu d’être avec un amant.»
En écrivant ces lignes libres de tout souci, Fazil ne pouvait savoir que dans le nord-ouest de l’Europe s’était déjà formée une subculture «homosexuelle» séparée de la société et persécutée par l’Etat. Par centaines, ils étaient cloués au pilori, enfermés à vie dans des cachots, pendus publiquement, exécutés par le fer ou alors noyés dans des tonneaux. Inconscient de ces faits, Fazil proclame, fier comme un coq, connaître les qualités sexuelles des hommes anglais de par sa propre expérience.
«Les roses anglaises: ce sont des beautés calmes mais très désirées. Ils te font tourner la tête. Ils habitent sur une île calme. Ces jeunes hommes, imberbes de nature, sont de taille moyenne et ont le teint blanc comme le plus blanc des nénuphars dans une rivière. La plupart de ces hommes, beaux comme des poissons, sont marins et ont un appareil sexuel bien développé. Malgré cela, je ne peux pas dire qu’ils offrent une grande satisfaction sexuelle.»
Ce n’est que dans les années qui ont suivi la mort de Fazil, au moment où les armées napoléoniennes envahissaient l’Egypte, que les Perses et les Ottomans ont commencé à réaliser à quel point les Occidentaux les méprisaient pour leur attitude, comme ils disaient, «contre nature». Le cheik Rifa al-ah Awi en est un exemple frappant. Il est envoyé à Paris en 1826 par Ali Pacha, le vice-roi d’Egypte pour suivre des études pendant cinq ans. Dans son journal intime, il remarque, en 1834: «En France, il est mal vu de dire: ‘J’aime ce garçon’. Ce serait mal vu et considéré comme répugnant. Si donc quelqu’un traduit un de nos livres, il écrit, pour cette phrase: ‘J’aime cette fille’ ou alors, pour échapper à ce problème: ‘J’aime cette personne.’» Chose étonnante, Rifa al-ah awi est favorable à cette manière de voir, qu’il considère comme moralement supérieure. Il essaye de convaincre ses concitoyens au moyen des lois scientifiques du magnétisme. Au sujet des Parisiens, il écrit:
«C’est une belle caractéristique de leur langue et de leur poésie que de refuser l’érotisme entre deux membres du même sexe. Et ils ont bien raison, car il est vrai qu’un sexe possède une certaine propriété pour l’autre, ce qui le rend attractif. On peut comparer cela à la propriété qu’a l’aimant d’attirer le fer, ou à celle de l’ambre qui (après avoir été frotté) attire d’autres corps. Dans l’amour au sein du même sexe, cette propriété se perd, et on constate un phénomène contre nature.»
Mais quand Rifa al-ah awi vient à parler du racisme des Français, on voit à quel point ses positions sont encore contradictoires. Dans un domaine où il ne réfléchit pas explicitement à la question de l’homosexualité, c’est-à-dire quand il veut critiquer la suffisance raciste des Français, il cite tout à fait normalement une poésie d’amour avec un jeune garçon noir:
«(Les Parisiens) ne pensent pas que les Noirs puissent avoir quoi que ce soit de beau. Chez eux, la peau noire est synonyme de laideur. (…) d’après eux, ce qu’un poète a dit au sujet d’un garçon noir manque tout à fait de tact:
‘Ton visage est comme si c’étaient mes doigts qui l’avaient écrit
comme un mot qui dicte mes espoirs.
La beauté de la pleine lune est son sens,
et c’est la nuit qui l’a saupoudrée de ses pigments.’»
Au fond, on touche un problème qui s’est posé aux élites arabes jusqu’à nos jours. La poésie arabe est complètement pénétrée par des histoires d’amour au sein du même sexe, et ceux qui veulent faire appel à une renaissance nationaliste sur la base de leur héritage littéraire sont confrontés à un dilemme. D’un côté, ils doivent critiquer leur propre histoire et de l’autre, c’est précisément cette critique qu’ils veulent adresser à l’Occident, c’est-à-dire d’être décadent, dépravé et homosexuel.
Les analyses relatives de Carl Brockelmanns3 ont été largement reprises par les philologues arabes et on peut lire dès 1925 dans les manuels d’éducation supérieure égyptiens que la poésie concernant l’amour entre jeunes hommes est un «crime contre la littérature et une honte pour l’histoire de la poésie arabe».
* Né en 1974, diplômé de sociologie et d’histoire, responsable pour les questions d’homosexualité dans l’organisation estudiantine AStA à l’université libre de Berlin, Georg Klauda a participé aux débuts de la revue consacrée à l’émancipation sexuelle Gigi. Ses livres ne sont pas encore traduits en français.
- L’auteur critique l’utilisation du terme d’homosexualité, car c’est un concept élaboré à la fin du 19ème siècle pour désigner un comportement déviant ou une maladie. Il utilise donc des expressions comme «l’amour au sein du même sexe» ou «relation amoureuse entre gens du même sexe». Cela alourdit certes la lecture, mais sert à insister sur le fait que le concept d’homosexualité a été forgé dans une culture spécifique et à une période déterminée (NdT.)
- Issu du grec tribein, qui signifie frotter, s’entrefrotter. A longtemps désigné la lesbienne en caricaturant ses supposées parodies «viriles». (NdT)
- Linguiste allemand (1868 - 1956), professeur d’université à Berlin et spécialiste des langues du Moyen-Orient.