Boris Petric est anthropologue au centre Norbert Elias à Marseille (EHESS/CNRS). Après avoir travaillé sur des questions d’ethnicité en ex-Yougoslavie, celui-ci prolonge son intérêt pour l’espace postsocialiste en analysant la recomposition des pouvoirs politiques en Asie centrale, au Kirghizstan où il a mené une enquête de terrain sur une période de 10 ans.
Le Kirghizstan est une ancienne république socialiste soviétique, devenue indépendante en 1990. Grande comme 1/3 de la France, elle compte aujourd’hui environ 4 millions d‘habitants. L’accès à l’indépendance n’est pas vécu par les Kirghizes comme une victoire contre la Russie: elle est plus subie que voulue par les républiques centrasiatiques.
On a mangé nos moutons A l’image des anciens kolkhozes, le Kirghizstan tout entier devait prioritairement élever des moutons mérinos afin de produire de la laine pour l’économie textile soviétique. Les kolkhozes d’élevage des vallées ont désormais fermé leurs portes, entraînant la faillite des combinats textiles au niveau national et la mort d’un tissu économique autour de la laine, et le retour à la vie familiale. Les troupeaux ont été privatisés et ont considérablement diminué. S’il y avait 12 millions de moutons en 1980, il n’en restait plus que 2 millions en 2008. Il y avait aussi une grosse production de coton, une industrie de tannage des peaux, très polluante, des usines d’armement, et de nombreux barrages et centrales hydroélectriques. Aujourd’hui, l’activité d’élevage des moutons s’est recentrée sur la famille, et l’élevage des chevaux demeure important, les femmes trayant les juments, et fabriquant crème fraîche, beurre et koumis, boisson fermentée vendue dans la capitale par une société privée. Des transhumances se pratiquent encore l’été sur les hauts plateaux mais, dans une société qui s’urbanise de plus en plus, le pâturage n’est plus principalement un lieu d’activités économiques. Il est devenu aussi lieu de détente et de festivités pour les citadins. La yourte, souvent considérée comme le symbole de la persistance d’un mode de vie traditionnel, n’est en réalité réapparue que récemment. Les gens restés au village s’affairent à des activités d’autosubsistance sur leurs petits lopins de terre. Beaucoup, confrontés au chômage et à la misère, migrent vers la capitale au Nord, Bichkek, ou s’expatrient en Russie. Au moment de l’indépendance, le Kirghizstan avait perdu un million de ses habitants russophones, principalement urbains, soit 1/4 de sa population, inquiète d’une dérive nationaliste kirghize, déséquilibrant ce pays en renforçant les Kirghizes face à une minorité ouzbèke installée dans le Sud plus peuplé.
A partir de 2000, on assistera à une émigration économique vers la Russie et le Kazakhstan. Cet exode massif provoquera en Russie, à Moscou surtout, la naissance d’un prolétariat ouzbek, tadjik, kirghiz, confronté au racisme anti-asiatique des Russes. Mais il faut y voir la mobilité comme une stratégie sociale en réponse à l’effondrement de l’économie productive. On retrouve la même situation en Europe ou en Amérique: ce phénomène social est une des conséquences de la globalisation des échanges qui se matérialise par l’intensification de ces logiques de captation de ressources à l’échelle mondiale. A l’époque soviétique, la mobilité était réduite: chacun avait un permis de résidence et un passeport intérieur mais seule une élite disposait d’une certaine mobilité. Aujourd’hui, une politique ambiguë d’octroi de passeport à l’ensemble de la population permet plus de mobilité.
Du berger au businessman «Le business, cela veut dire que je fais des affaires, j’achète et je vends n’importe quoi», dit un nouveau businessman kirghiz. Certaines ressources ont été l’objet de prédations avant d’être privatisées. La phase de transition a permis à des individus d’accumuler un capital au sein d’institutions publiques pour pouvoir acheter, le moment venu, les entreprises privatisées, ou bénéficier de licences d’exploitation. Cette logique de prédation et d’appropriation de l’ère soviétique fut déterminante pour préparer les étapes de la privatisation et de la captation, et a perduré dans le Kirghizstan postsoviétique au sein des institutions.
Cette privatisation de l’économie a provoqué une dispersion du pouvoir au niveau local. Les anciens directeurs de kolkhozes ont pu garder une influence sur les ressources économiques locales, la forêt par exemple. Le représentant du pouvoir central, lui, est devenu chef de l’administration locale, et dispose d’un important capital en «ressources administratives», héritage de l’ex-bureaucratie soviétique. Tous deux incarnent une certaine continuité du pouvoir. L’apparition de ces nouvelles figures du pouvoir, businessmen, anciens fonctionnaires revenus au village, s’appuie sur un regroupement des forces familiales.
Akaev et Bakiev, successivement présidents du Kirghizstan devenu indépendant, ont assis leur pouvoir en déployant une large parentèle. Le business est devenu le «territoire économique» d’un groupe qui se caractérise par des rapports clientélistes où se mélangent liens familiaux, amicaux, économiques, politiques. Il illustre l’éclatement du pouvoir, et préfigure de nouvelles relations politiques.
Le Bazar Dordoi En quelques années, le Kirghizstan est devenu une société de trafic où s’échangent une multitude de produits importés de Russie, mais surtout de Chine. D’innombrables petits colporteurs, commerçants «à la valise», se sont adaptés à la destruction de l’ancienne économie, et à l’émergence de nouvelles opportunités.
Possédant une grande frontière avec la Chine, le Kirghizstan reconstitue aujourd’hui d’anciens liens commerciaux détruits par la période soviétique. La fermeture, en 2002, de l’énorme bazar de Tachkent, capitale de l’Ouzbékistan – Etat qui a gardé la mainmise sur la société et l’économie en s’appuyant sur la valorisation de ressources telles que le gaz, l’or et le coton – a favorisé le rôle régional dévolu au bazar kirghize Dordoi dans toute l’Asie centrale. Le départ de la population russophone de la capitale Bichkek a provoqué l’arrivée massive d’une population rurale kirghize fuyant les kolkhozes fermés, et l’installation de nouveaux riches à grosse cylindrée allemande et maison «européenne». Au centre-ville, l’Université américaine (AUCA) occupe les bureaux du Soviet suprême de l’ancienne République Soviétique kirghize et forme les futures élites du pays.
Dans les faubourgs où se développent les bidonvilles, le bazar Dordoi, paradis de la consommation et du commerce privé, symbolise les changements d’un pays où l’économie n’est plus entre les mains de l’Etat, et l’avènement d’une nouvelle économie de marché. Installé dans un ancien combinat en faillite de transformation de peaux de moutons, ce plus gros bazar privé d’Asie centrale est le temple de la consommation de marchandises de gros et demi-gros. Poumon de l’économie kirghize, il symbolise le déclin d’une société productrice de ressources, et le passage à une société massivement importatrice de biens.
Le bazar doit être vu comme un territoire politique majeur où ce qui est important n’est pas tant le commerce que le contrôle du territoire où s’écoulent les marchandises, et la construction d’une clientèle politique. Le propriétaire du bazar, Askar Salimbekov, est un ancien cadre du Parti communiste kirghiz, ancien gouverneur de région, et aujourd’hui député. Son association avec d’anciens cadres du PC, ministres ou députés, lui assure une certaine protection politique. Ce véritable empire économique devient un moyen de construire une carrière politique. Le côté entreprise familiale, qui intègre fils, neveux, frères, assure une transmission sociale du capital économique.
Le Kirghizstan est devenu aujourd’hui une société de transit aux marges de grands Etats et profite de cette position pour remplir une fonction de société de trafic dans son environnement plus global. Il devient un territoire où s’échangent des marchandises venant de la Chine voisine et réexpédiées dans l’ensemble de l’espace postsoviétique. Très peu, sur place, à part l’élite et les nouveaux riches, peuvent accéder à ces nouveaux produits.
Nouvelle gouvernance et démocratie En 1993, le Kirghizstan va devenir un pays pilote de l’aide internationale, et un laboratoire de la «bonne gouvernance». L’ONU va travailler sur la réforme de l’Etat et des institutions politiques. D’autres organisations telles que le PNUD, Programme des Nations Unies pour le Développement, le Fonds Monétaire International, la Banque Mondiale, la fondation Soros, de nombreuses ONG américaines vont travailler à la privatisation de l’économie et à «l’émergence de la société civile», comme si l’Asie centrale soviétique était dépourvue de toute forme d’association ou d’organisation sociale. On peut d’ailleurs faire le parallèle avec le démantèlement des économies des pays de l’Est après l’explosion du bloc soviétique. On peut aussi comparer cette situation à l’Albanie des années 1990, qui voit la naissance d’une «vie sociale de projets» (social life of projects), et l’adoption de termes anglophones pour exprimer cette nouvelle réalité. Mais cette coopération s’appuie sur une collaboration avec les élites locales.
Tous ces intervenants vont être coproducteurs de la réalité sociale, et vont donner naissance à de nouvelles logiques politiques.
Une loi de 1995 mettra en place 487 pouvoirs locaux, petites régions géographiques, dans une stratégie nationale de décentralisation, et de destruction du modèle soviétique centralisé. C’est l’idéologie nouvelle et ultralibérale d’un Etat minimum. Cette stratégie renforcera l’éclosion de pouvoirs locaux appuyés sur le clientélisme. Mais cette décentralisation est plus un processus de désengagement et de démantèlement de l’Etat, comme on peut le voir à l’œuvre aujourd’hui dans de nombreux pays riches de l’Europe de l’Ouest confrontés à de très dures politiques d’austérité.
Assez vite, on va assister à une «ONGéisation» de la société, et à l’émergence d’une nouvelle figure du pouvoir: le président d’ONG. A la fin des années 1990, on pouvait compter 10.000 ONG locales, indépendantes de l’Etat, mais dépendantes des ONG internationales. Une véritable industrie de l’aide internationale se met en place. L’ONG n’est pas conçue comme une organisation représentant des forces sociales, mais comme un moyen pour se brancher sur le financement international. Sous l’impulsion de la Banque Mondiale et de ses prêts, une privatisation de l’utilisation de l’eau va se produire. A l’Etat et à la gratuité vont se substituer des associations d’utilisateurs d’eau dans chaque village, avec l’aide financière de la coopération américaine (USAid) et d’une ONG.
Dans un autre domaine, le tourisme par exemple, l’ONG suisse Helvétas va aider une ONG locale, Shepherd’s Life (La vie du berger), à développer le trekking pour de riches Européens: mais cet exemple devient très vite le territoire d’une activité familiale entrepreneuriale.
Au niveau de la religion, la proximité de l’Afghanistan favorise un renouveau de l’Islam, qui consiste plus, de façon contradictoire, à une captation de l’argent international de programmes de lutte contre le terrorisme, et de l’argent de l’Islam mondialisé. En effet, on assiste au financement de très nombreuses mosquées par l’Arabie Saoudite et les Emirats.
Elections sous observation
A partir de 1999, les ONG vont intervenir dans des questions d’ordre plus directement politique. Pour faire accepter cette idée de «démocratie électorale», elles s’appuieront sur une institution américaine, la NED, National Endowement for Democratie. L’ONG Koalitsia, coalition d’une centaine d’ONG kirghizes, va se fixer comme objectif d’assurer une observation électorale à l’occasion d’un référendum organisé pour un changement constitutionnel permettant au président Akaev de faire un mandat supplémentaire. 1500 observateurs kirghizes seront déployés. Elle aura le soutien de la fondation du Parti démocrate américain, le NDI (National Democratic Institute). De son côté, le PNUD s’est chargé du projet de réforme de la commission électorale. Il s’agit d’installer un système informatisé centralisé avec enregistrement des électeurs, comptabilisation des scrutins, garantissant des élections «transparentes et équitables», première étape vers la «démocratie». Pour cela, l’IFES (International Fondation for Electoral Systems), fondation américaine, sera d’un grand secours. Présente au Kirghizstan depuis1994, cette fondation organise des formations de «monitoring électoral», et produit un fort lobbying pour installer partout des machines électroniques à voter. Elle est intervenue pendant les élections en Irak, en Afghanistan, en Géorgie pour le compte de l’ONU, et travaille en Serbie pour l’OTAN sur un projet de résolution des conflits. Cette coopération internationale s’appuie sur une collaboration avec les élites locales. Mais s’agit-il d’une universalisation de la démocratie ou d’une universalisation de ce type de dispositifs internationaux?
En 2001, il est procédé à l’élection des chefs des nouveaux pouvoirs locaux, et tous les candidats nommés précédemment par l’exécutif seront réélus. En 2004, l’élection des conseils villageois confirme la continuité du système, une certaine méfiance des Kirghizes, et la lenteur de l’évolution. Le clientélisme local persiste, et beaucoup pensent qu’un candidat doit être capable de mobiliser des ressources matérielles qu’il se doit impérativement de redistribuer. Un candidat se doit de montrer sa générosité: «Il faut qu’il soit riche mais qu’il ne garde pas sa fortune pour lui. Autrement, comment peut-il nous aider? Il faut donner pour gagner la confiance des gens». Mais le grand test sera les élections législatives de 2005, dont l’enjeu concerne le maintien de l’ordre politique construit par Akaev.
La «révolution des tulipes» La destruction des kolkhozes, des sovkhozes, des usines, des fabriques, du tissu et des structures sociales va provoquer un fort ressentiment envers le président Akaev.
En 2005, Akaev est en poste depuis 15 ans et son parti présente des candidats. Bakiev, ancien premier ministre originaire du Sud, fonde un parti sans programme politique autre que de remplacer un Akaev corrompu et se présente comme le nouveau champion de la démocratie. La plupart des candidats se présentent sous une étiquette indépendante mais en fait, il s’agit d’une élite politique ayant, ou ayant eu, des responsabilités administratives, politiques, et des nouveaux businessmen. Leurs points communs sont un enracinement local et la richesse: ils sont originaires de la région où ils se présentent et mettent en avant leur capital politique et économique personnel, susceptible d’aider la population locale. Ces élections reflètent surtout la construction d’un espace politique dans lequel des logiques de captation de ressources sont primordiales dans le combat politique.
Ces élections législatives vont se passer en présence d’observateurs de l’OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe), vestige de la guerre froide, et de l’ONG kirghize Koalitsia, dépendant financièrement et politiquement du NDI. L’ENEMO, réseau européen des organisations d’observation électorales, créé en Croatie en 2001, est aussi présent, soutenu par des ONG et des grandes fondations américaines. La Russie sera absente de ces missions d’observation, et montera une mission parallèle. Parmi tous ces observateurs, on notera une surreprésentation américaine et anglo-saxonne. Certains se cachent à peine de travailler avec les services du renseignement américain. Le but avoué de toutes ces «institutions transnationales» est la disparition des régimes autoritaires partout dans le monde, et le renversement d’Akaev. On les verra à l’œuvre en Ukraine en 2004 pendant la «révolution orange», en Géorgie, en Serbie, tout comme en Côte d’Ivoire et au Sénégal. Toute une campagne de décrédibilisation d’Akaev va être lancée, sur fond de corruption, de proximité avec la Russie, d’accaparement du pouvoir. De multiples manifestations vont être encadrées pour donner l’impression de l’existence forte d’une opinion publique.
Au 2ème tour des élections législatives de mars 2005, les conclusions de la mission internationale d’observation sont sans appel: de nombreuses irrégularités ont été observées, ces élections n’ont pas respecté les critères internationaux et le nouveau parlement apparaît largement illégitime. Des manifestations sont organisées pour demander la démission du président Akaev, le parlement et l’appareil présidentiel sont pris d’assaut et Akaev s’enfuit en Russie. Bakiev convoque l’ancien et le nouveau Parlement, qui le nomment président par intérim, mais il décide de ne pas dissoudre le Parlement, sachant que son parti n’a aucune chance de gagner les élections. Des élections présidentielles anticipées sont fixées pour Juillet 2005. Fin du 1er acte.
Ingérence étrangère Dans le contexte d’une certaine nostalgie populaire de l’ancienne époque communiste, Bakiev, ancien directeur de kolkoze, semble favori. Beaucoup de députés changent de cheval et une certaine transhumance politique s’organise, forme d’allégeance au nouveau pouvoir qui se met en place. Devant une très faible participation, les présidents des commissions électorales et les observateurs de Koalitsia désertent les commissions. Les candidats de Bakiev bourrent les urnes. Au niveau national, la participation est annoncée à 75 %, et l’élection de Bakiev approuvée avec 90% des suffrages. Les rapports de la commission électorale, d’ENEMO, et de Koalitsia ne mentionnent aucune irrégularité majeure. Grâce à leurs outils statistiques de contrôle, les différentes organisations d’observation électorale ont cependant eu connaissance des bourrages d’urnes. Elles ne diront rien.
Epilogue Proche du clan de Vladimir Poutine, Bakiev restera président de 2005 à 2010. Son système familial reposera en partie sur ses cinq frères. On assistera à un déplacement radical du pouvoir de l’appareil présidentiel vers le parlement, à un engouement pour les charges électives chez les businessmen qui veulent protéger leur patrimoine, et à la transformation d’un capital économique en capital politique. Devenir député assure l’immunité, à un moment où l’alternance politique est chaque fois une occasion de négocier, voire de remettre en question la puissance économique des députés qui ne font pas allégeance.
En 2010, un scandale politico-financier touchera un des fils de Bakiev. Celui-ci est accusé de détournement de fonds provenant de l’aide russe, vers une société destinée à blanchir tout un ensemble de flux financiers opaques, liés probablement au trafic de drogue venant de l’Afghanistan voisin, et destiné au marché européen. La «révolution des tulipes» devient pour les Kirghizes un «coup d’Etat», un «coup de force». En avril 2010, on assiste à une nouvelle insurrection populaire qui prend de force l’appareil présidentiel. Bakiev s’enfuit en Biélorussie. L’ancienne ministre des Affaires étrangères d’Akaev, passée du côté de Bakiev en 2005, devient présidente par intérim, et nomme le président de l’ONG kirghize Koalitsia comme secrétaire de la présidence. Elle le restera jusqu’en 2012. Dans le Sud, des oligarques proches de Bakiev, homme du Sud, rentrent en rébellion. On assiste à des pogroms ethniques contre la minorité Ouzbek du Sud, qui feront 500 morts en juin 2010. De nouvelles élections législatives auront lieu en octobre 2010, et on assistera à nouveau à une transhumance politique des députés. En octobre 2011, de nouvelles élections présidentielles consacreront un changement dans la continuité, alors que les deux premiers présidents sont en exil.
Le Kirghizstan, laboratoire de la globalisation Au-delà de sa spécificité, le laboratoire kirghiz symbolise l’émergence d’un nouveau type d’espace politique dans le monde. Un certain nombre d’Etats se caractérisent par l’effondrement de leur économie productive et par la pérennisation d’une forte présence extérieure, multiple et complexe. Des Etats tels que le Monténégro et la Bosnie en Europe, d’autres en Amérique latine, en Asie centrale, en Afrique, en Asie, sont concernés par la projection du global politique sur leur territoire. Tous ces Etats ont la particularité de se trouver face à une nouvelle forme de dépendance à l’égard du global politique. La situation politique du Kirghizstan n’est donc pas un phénomène isolé. Le Kirghizstan est à la fois un laboratoire global politique, et l’exemple d’une forme politique qui tend à se multiplier à travers le monde. La complexification du jeu politique ne fait que révéler l’importance des logiques de captation qui permettent à ce type d’espaces politiques de jouer un rôle dans la globalisation actuelle. Ce phénomène ne se réduit pas à une nouvelle forme de domination des pays développés sur les pays sous-développés, et engage à réfléchir sur la diversité des formes politiques aujourd’hui. Certains géographes mettent en valeur l’enclavement géographique pour souligner la marginalité de ces pays dans l’organisation mondiale des échanges. Le laboratoire kirghiz montre le contraire: ces espaces politiques sont très intégrés à différentes logiques de la globalisation. Nous sommes loin d’un monde tribal exotique où des factions régionales s’opposeraient pour la conquête du pouvoir dans des montagnes reculées et isolées du reste du monde. Ces territoires périphériques de la globalisation occupent même, en tant que pays qui se libéralisent très fortement, une fonction bien précise dans diverses formes d’échanges mondiaux. La description de la situation kirghize suggère de repenser la notion classique d’Etat.
* On a mangé nos moutons, de Boris Petric, Editions Belin, collection Anthropolis.