Du plus spectaculaire/exceptionnel (les charters européens) au plus quotidien/discret (l'expérience de la clandestinité), ces politiques sont autant faites de grandes manœuvres (l'envoi de l'armée espagnole à Ceuta et Melilla) que de petits arrangements (tolérance de fait du travail des sans-papiers). Au prisme de quelques-uns de ces dispositifs, quelques tendances se dégagent. Elles révèlent un compromis bien senti (quoique non évident) entre la logique nationaliste, qui ne produit et ne connaît que le couple étrangers/nationaux, et la logique libérale, qui n'a besoin que de travailleurs, précaires de préférence. Elles contribuent ainsi à construire des espaces et des rapports économiques dans lesquels tout le monde est «pris» (au piège, est-on tenté de dire): ces politiques ne sont extérieures à personne. Certes, «nous ne sommes pas tous des clandestins» , mais elles nous étreignent, avec ou sans papiers, avec ou sans emploi. Nous y reviendrons.
Auparavant, vu la place et le rôle de la question migratoire dans le paysage politique, évoquons, rapidement, quelques discours en la matière, en tant qu'ils sont un dispositif essentiel de façonnage des mentalités.
Discours à l'œuvre
Les grandes déclarations de principe, facilement exacerbées par des enjeux électoralistes classiques (cf. la surenchère constante entre gauche, droite et extrême droite), sont autant d'éléments performatifs indispensables pour «faire passer» des décisions, donc des pratiques, de plus en plus violentes à l'encontre des migrants. C'est probablement ce qui se joue derrière la mise en spectacle outrancière des politiques migratoires par les différents ministres de l'Intérieur. La stigmatisation des étrangers, la construction d'un «ennemi de l'intérieur» responsable des maux contemporains de la société (hier surtout le chômage, aujourd'hui davantage l'insécurité), les images répétées de «déferlantes» ou «d'invasion» (on se souvient des millions de Russes et autres Slaves qui devaient soi-disant arriver en Europe occidentale dans les années 90) présumant d'un éventuel engloutissement de «nos sociétés» et de «nos cultures» sous un flot d'étrangers, sont sans doute un des moyens les plus efficaces de gouverner.
Ici (comme ailleurs), les médias sont des rouages essentiels, relais nécessaires vers ces opinions publiques si courtisées. Les confusions (volontaires, ou non: les journalistes sont aussi, parfois, bien ignorants en la matière) entre immigrés et sans-papiers, migrants et délinquants, y sont courantes, de même que l'amalgame immigration/terrorisme (forcément renforcé depuis le 11 septembre) ou encore clandestin/menace à l'ordre public. De manière générale, les catégories juridiques («nationaux» , «étrangers» , «illégaux» ) ont tendance à être essentialisées, voire racialisées. Deux effets de manche, parmi d'autres: l'idéologie de l'intégration, outil précieux de régulation: il suffit d'entendre nos hauts responsables politiques marteler l'existence (sans jamais l'expliciter, bien sûr) d'un lien entre lutte contre l'immigration illégale et meilleure intégration des étrangers, ou brandir une «inintégrabilité» présumée/soupçonnée à chaque vitre brisée ou incendie d'hôtel. En tout cas, l'usage de ce concept, tellement vague et fourre-tout, pose un certain nombre de questions: qui doit s'intégrer? A quoi faut-il s'intégrer? Qu'est-ce qu'une personne «intégrée» , «non intégrée» ou «mal intégrée» ? Un RMIste ne connaissant pas sur le bout de ses doigts la Constitution française est-il bien intégré? Pourquoi attend-on toujours plus «d'efforts» des «accueillis» que des «accueillants» ? L'intégration n'existe-t-elle pas fondamentalement contre l'exigence d'égalité? Autre exemple, la sempiternelle litanie sur les trafics d'êtres humains, sortie d'un chapeau dans les années 1990 pour renforcer les discours sur cette obsédante clandestinité, joue à deux niveaux. D'une part, elle permet d'associer les migrations à des «actes répréhensibles». D'autre part, elle joue sur l'idée que les migrants, quand ils ne sont pas des trafiquants, ne sont que des victimes (particulièrement, les femmes, évidemment, dont on considère que les migrations sont forcées à des fins d'exploitation sexuelle sur les trottoirs de nos cités). Ainsi, les migrants échoueraient sur «nos» territoires au gré d'événements sur lesquels ils n'auraient aucune prise (crise économique, guerre, etc.).
C'est l'autonomie des migrants qui est niée, la part fondatrice de la décision individuelle de migrer qui est invisibilisée: discours classique de disqualification des individus et groupes dominés, pour mieux leur appliquer un traitement différentiel et paternaliste, les figer à une place de non-acteurs.
De manière générale, apparaît de façon récurrente la figure emblématique du «clandestin» : «Ni catégorie sociologique (caractérisant un groupe spécifique de populations), ni catégorie juridique (désignant une infraction particulière à l'ordre public), ni catégorie économique (qualifiant un mode de production de biens ou de services), le 'clandestin' est avant tout une catégorie (un 'objet') du discours politique. En tant que telle, elle a pour fonction d'occulter les véritables enjeux des projets qu'elle légitime.» 1 Ce sont certains de ces «projets» qui vont maintenant être abordés.
Travail et précarité
Cette question, à la fois primordiale et complexe, est traitée de manière transversale dans l'ouvrage: nous ne ferons que l'effleurer ici.
D'abord, les étrangers, avec ou sans papiers, travaillent (et consomment) et leur force de travail est particulièrement convoitée. Contrairement à une certaine idée reçue (bien entretenue par ailleurs), l'immigration de travail s'est perpétuée depuis les années 1970, qu'elle soit légalement organisée ou non.
Les travailleurs sans titre, par exemple, sont indispensables dans un certain nombre de secteurs (BTP, textile, agriculture, mais aussi dans ces espaces si discrets du travail domestique ou des services sexuels). Et «si appel d'air il y a, il est l'effet, non pas de la régularisation, mais de l'existence, de la part des employeurs, d'une offre importante et permanente d'emploi illégal [… et de] l'assurance de trouver très rapidement un emploi rémunéré dans le secteur illégal» .2 D'ailleurs, le sans-papiers pourrait être ce travailleur idéal, tant désiré par les employeurs: expulsable donc intimidable à souhait, quasiment sans droits ni recours.
Bref, à l'instar du stagiaire, de l'intérimaire, du détenu, etc., par sa flexibilité et sa disponibilité optimales, «l'étranger 'sans titre'[…] a dessiné les traits d'une figure sociale nouvelle: le 'salarié néo-libéral'» .3
Quant aux travailleurs importés légalement, via les célèbres contrats OMI par exemple4, ils semblent bien être en première ligne de ce compromis entre Etat et patrons: leur temps de séjour tend à être ajusté au plus près de leur temps de travail (de façon contractuelle ou à travers les «programmes d'incitation au retour» ). D'une part, leur installation à long terme est légalement empêchée, d'autre part, ils étrennent certaines inventions patronales (consacrant la dégradation générale des conditions de travail), évidemment «couvertes» par le droit. Au final, leur statut ne semble guère préférable à celui des sans-papiers. C'est certainement ce genre de compromis qui se joue derrière les projets de quotas de travailleurs étrangers, aspect récent devenu central dans la plupart des discours.
Ainsi, les politiques migratoires permettent de créer des catégories spécifiques de travailleurs (avec droits au rabais ou sans droit du tout) au plus grand profit des patrons qui ont un intérêt certain à empiler les différents statuts de travailleurs pour maintenir une pression sur chacune des catégories, jouer les unes contre les autres, afin de mieux précariser l'ensemble. Elles sont donc un dispositif central pour segmenter, façonner et fabriquer un marché du travail et partant une société, et dans la mesure où la question du travail n'est extérieure à personne (avec ou sans emploi), ceci nous concerne très directement.
Circulations sous contrôle
Ce qui se joue certainement derrière et avec les politiques migratoires, c'est aussi l'aseptisation de nos mouvements.
Premièrement, les sans-papiers pourraient bien expérimenter certaines formes de gestion de la population, tout comme ils expérimentent certaines conditions de travail.
Prenons l'exemple des centres de rétention: leur fonction, outre d'être le lieu où sont stockés les sans-papiers, sur décision administrative, le temps de préparer leur expulsion, pourrait être double. Ces camps (appelons un camp un «camp») ont pour vocation de produire des représentations fortes: ils rappellent aux migrants illégaux leur expulsabilité indépassable tout en confirmant à l'ensemble de la population, sur le mode de cette éternelle démonstration sécuritaire, que s'ils sont enfermés, c'est bien qu'ils sont coupables de quelque chose. Quoi qu'il en soit, cette forme d'enfermement révèle d'une part l'extension du champ de compétence et d'intervention de l'administration, d'autre part la tendance à la carcéralisation de la société: à chacun sa prison. La menace de la mise hors circuit, modalité centrale du contrôle de nos circulations, fonctionne comme un rappel à l'ordre permanent.
D'autre part, les moyens de surveillance (fichiers, quadrillage policier, etc.), nécessaires à l'application du régime migratoire, maillent les territoires dans lesquels nous circulons tous. Jusqu'à récemment, les frontières physiques des territoires nationaux étaient l'espace privilégié du contrôle des migrations. Avec «l'Europe», ces frontières étatiques n'ont pas disparu, bien au contraire: «Si Schengen a presque aboli, à l'intérieur de son espace, la frontière comme marque physique, l'Etat n'en a pas vu pour autant sa doctrine sur les prérogatives de souveraineté abolie en droit. Celle-ci a simplement subi une transformation empirique considérable. L'Etat se réserve toujours le droit de décider qui entre et séjourne sur son territoire, en vertu de ces prérogatives essentielles. Mais, puisqu'il ne peut plus le faire sur ces lignes précises, il le fait ailleurs; on pourrait dire, en tous cas dans les villes, partout. (…) La frontière, en même temps que déterritorialisée, s'en trouve multipliée. (…) D'un côté, donc, la frontière territoriale s'étend, se fracture et finalement se multiplie. De l'autre, aller et être sur la voie publique constituent à eux seuls l'invitation au contrôle d'identité». 5
Cette diffusion de l'idée et de la pratique de la frontière a entraîné, dans la foulée, le déploiement et la sophistication des technologies y afférant.
Les projets de puces dans les cartes d'identité permettant de localiser à chaque instant via un signal l'individu qu'elles identifient en sont une des variantes. L'identification d'un individu tend à se superposer à celle de son mouvement.
Il ne s'agit donc pas d'empêcher les circulations mais bien de les contrôler. Car, la mobilité, organisée entre travail, foyer et consommation (les voitures et les transports collectifs servent massivement à se rendre au turbin ou au magasin), est nécessaire au bon fonctionnement de l'économie libérale.
Mais à l'occasion ces circulations sont aussi porteuses de troubles dès lors que quelques tangentes et «lignes de fuite» se découvrent («la belle», manifestations, émeutes, etc.).
En un mot comme en cent
A la croisée de logiques économiques et de l'affinement du contrôle social, les politiques migratoires contemporaines nous concernent donc autrement que d'un point de vue altruiste: elles méritent une réponse politique sur ces deux terrains. L'exigence de liberté de circulation et d'installation (en n'entendant pas «liberté» comme un «droit» à négocier) nécessite une remise en cause claire de l'ordre libéral et de l'Etat-nation, qui, rappelons-le, ne sont pas des fatalités.
Des éditant-e-s
Claude-Valentin Marie, «Emploi des étrangers sans titre, travail illégal, régularisations: des débats en trompe-l'œil» in Philippe Dewitte (dir.), Immigration et intégration. L'Etat des savoirs, La Découverte, 1999, p. 364
Emmanuel Terray, «Le travail des étrangers en situation irrégulière ou la délocalisation sur place» , in Etienne Balibar, Monique Chemillier-Gendreau, Jacqueline Costa-Lacoux, Emmanuel Terray, Sans-papiers: l'archaïsme fatal, La Découverte, 1999, p. 32-33
C.-V. Marie, op. cit., p. 355
Voir Marion Henry, «Un modèle d'exploitation, le contrat OMI» in Archipel No 89, décembre 2001 et Peter Gerber, «Haro sur les contrats OMI» in Archipel No 103 et 104, mars et avril 2003
Fabien Jobard, «Schengen ou le désordre des causes» , Vacarme No 8, mai 1999