Au printemps dernier, «Barcelone en Commun» (BeC), parti issu des mouvements populaires et ayant moins d’un an d’existence, remporte les élections municipales. Ada Colau, la tête de liste et figure du droit au logement, elle-même ancienne squatteuse, est élue maire avec une équipe qui s’est formée dans l’effervescence des luttes sociales de ces dernières années. (2ème partie)
Dans la première partie de cet article, l’auteur rappelait les particularités historiques de la ville de Barcelone et montrait en quoi la classe politique «classique» était totalement déconsidérée.
Démocratie réelle maintenant!
C’est dans ce contexte d’indignation généralisée que, le 15 mai 2011, des dizaines de milliers de personnes manifestent pour exiger «une démocratie réelle maintenant». Le soir, quelques dizaines de gens installent un campement sur les places centrales de Madrid et Barcelone. Contre toute attente, la mobilisation grandit rapidement et après quelques jours, ce sont des dizaines de places qui sont occupées et autogérées par des milliers de personnes. A Barcelone1, du fait de l’histoire sociale dense abordée plus tôt2, le mouvement prend un tour assez radical et rassemble de manière transversale la plupart des grandes luttes. C’est sans doute la plus forte mobilisation politique depuis les années 1970, mais c’est aussi une nouvelle manière d’intervenir politiquement en laissant de côté les étiquettes et dogmatismes théoriques pour se retrouver autour de pratiques de «démocratie radicale».
L’usage massif des nouvelles technologies bouleverse en profondeur la manière de communiquer collectivement, à travers Twitter notamment. Les informations et opinions ne se transmettent plus du haut vers le bas mais de manière transversale. Tout ceci est assez chaotique, parfois un peu creux mais également assez enthousiasmant, et construit un bouillonnement autour des questions politiques dans le pays. Après un mois, dans tous les quartiers de la ville, des assemblées populaires se rassemblent sur les places et débattent depuis la base de comment combattre toutes ces injustices dont banquiers et politiciens sont reconnus responsables.
Après un an de forte activité, l’énergie autour du 15M retombe peu à peu. Les mobilisations ne désemplissent pas, mais il y a de moins en moins de points de rencontre ou, a fortiori, de coordination pour faire un front commun entre les différents secteurs en lutte, notamment les personnels de la santé ou de l’éducation publique. La question du droit au logement autour de la Plateforme des Affecté-e-s par les Hypothèques (PAH)3 rassemble massivement. Cette structure – née dans un squat barcelonais – permet aux centaines de milliers de personnes se retrouvant en situation de surendettement, et donc expulsables de leur logement, de s’organiser collectivement. Au début, ils mettent en place des séances d’auto-formation pour que chacun-e connaisse ses droits, puis se lancent dans des campagnes massives de désobéissance. Ils empêchent plus de 1500 expulsions en organisant des rassemblements devant les foyers menacés puis en occupant les banques responsables de ces expulsions et enfin relogent 2500 personnes en squattant des bâtiments abandonnés par ces mêmes entités bancaires.
Ada Colau – la future maire – est la porte-parole charismatique et énergique de l’organisation; ses apparitions remarquées dans les débats politiques provoquent un élan de sympathie autour de sa personne. Sa légitimité sur la question est telle que, malgré un activisme flirtant au quotidien avec l’illégalité, elle est convoquée au congrès des députés en tant que spécialiste de la question du logement et provoque un scandale en qualifiant les banquiers de criminels en pleine session parlementaire.
En 2012, c’est la CUP, un petit parti issu de la gauche indépendantiste révolutionnaire qui fait, après 30 ans de politique locale teintée de municipalisme libertaire, le saut à la politique à grande échelle et, à la surprise générale, fait rentrer trois députés au parlement catalan. Ceux-ci se montreront particulièrement actifs sur les questions de corruption ou de violence policière, se voulant les porte-voix des mouvements sociaux. Suite à plusieurs cas de mutilation grave pendant des manifestations et à de fortes mobilisations dans la rue, la CUP parvient par exemple à insuffler un débat intense sur l’usage par la police des flashballs et à les faire interdire partiellement.
Le bien commun?
En 2014, une bande d’activistes regroupé-e-s autour de la figure d’Ada Colau commence à faire émerger l’hypothèse de «prendre d’assaut les institutions» et lance Barcelona en Comun (BeC). Selon elle, ces dernières années, les luttes sociales ont abouti à quelques victoires ponctuelles, mais il serait important de pouvoir changer les lois pour «que nos enfants profitent de nos combats». Suite à une année d’élaboration collective du programme où participent des centaines de personnes, BeC reprend un à un les grands thèmes des mouvements sociaux: arrêt des expulsions de logement, fermeture du centre de rétention, lutte contre les privilèges... BeC reprend même le slogan des zapatistes «gouverner en obéissant» et tente de penser des mécanismes de contrôle citoyen du mandat des élus. Podemos, le nouveau parti du médiatique Pablo Iglesias soutient cette candidature, mais celle-ci s’ancre bien davantage dans le réel des luttes locales.
Les mois précédant les élections, dans les sondages et dans la rue, il semble de plus en plus évident qu’ils vont réaliser un gros score. Le jour même, dans une ambiance assez délirante, les résultats tombent. Avec plus de 25% des votes, BeC arrive en tête et remporte les élections. La participation a augmenté de 8%, et même de plus de 20% dans certains quartiers pauvres. De fait, la fracture sociale du vote est impressionnante puisque BeC gagne presque partout sauf dans les quartiers bourgeois. Le soir même, une partie des nouveaux élus va célébrer la victoire dans le bâtiment de Telefonica occupé par des travailleurs précaires en grève, ça change des salons chics et autres hôtels de luxe habituels dans ce genre de circonstances.
Le discours officiel, loin d’être triomphaliste, invite la population à maintenir le rapport de force dans la rue pour les «obliger à respecter leur programme» et ne pas céder à «l’inertie du pouvoir». La droite est dépitée devant ce qu’elle annonce comme l’anarchie dans la ville et une partie des chefs de la police démissionne pour marquer son mécontentement. Mais le résultat final est fortement fracturé puisque ce sont huit partis qui sont représentés au conseil municipal et la liste de Colau ne rassemble de fait que 11 des 40 élus qui constituent le parlement municipal, se retrouvant donc à gouverner en situation de minorité absolue.
Ceci limite ainsi de fait sa capacité d’incidence réelle ou l’oblige à des pactes douteux avec d’autres partis.
De fait, les premiers mois de gouvernement mettent en évidence les contradictions de ce type de pari politique. Ainsi, une des premières mesures, baisser les salaires des élus, est boycottée par l’opposition et la maire ne peut ainsi pas diminuer ses propres revenus! De même, certaines promesses politiques – autour de la fermeture du centre de rétention notamment – se retrouvent repoussées dans le calendrier des priorités...
Pour les mouvements sociaux d’émancipation, la situation est aussi intéressante que délicate. Le fait que la majorité de la population se soit retrouvée autour de valeurs antiracistes, féministes, anticapitalistes est plutôt réjouissant et a même généré une sorte d’appel d’air contaminant un peu les autres partis, à l’opposé de l’influence consternante des populismes de droite d’Europe du Nord. Mais les risques de voir les luttes s’affaiblir au profit de fonctionnements institutionnels sont bien présents. Comment ne pas se laisser anesthésier par l’apathie de la politique bureaucrattique et continuer à questionner radicalement les règles du jeu quand d’anciens camarades se retrouvent à gérer? Comment maintenir nos dynamiques autogestionnaires, de coopération sociale, quand ces slogans sont eux-mêmes repris, voire pensés par la mairie? Ces questions brûlantes trouveront sûrement des réponses ces prochains mois, à l’épreuve du réel. Rompre vraiment avec les logiques de profit et de domination ne peut pas se décider depuis en haut mais le fait de voir une structure adverse en partie neutralisée ouvre certainement le champ des possibles.
A l’épreuve du réel
Six mois après la secousse politique qui a vu une liste d’activistes au style peu conventionnel occuper – légalement pour une fois – la mairie de Barcelone, il est délicat de faire un premier bilan. Tout d’abord en raison de l’inertie propre au système: les derniers mois de son mandat, la droite avait engagé la mairie sur des projets à moyen terme, notamment sur les questions de tourisme. En parlant de changer le modèle de la ville, la nouvelle équipe municipale affronte une logique de gestion qui depuis les JO de 1992 a converti Barcelone en véritable marque globalisée.
Ensuite Barcelona en Comun (BeC) gouverne en minorité et doit donc chercher des alliances compliquées, incluant diverses sensibilités qui s’affrontent notamment sur la brûlante question du processus indépendantiste catalan.
Les clivages divisent ici au-delà du traditionnel gauche/droite, avec la séparation indépendantistes/unionistes, mais aussi «vieille politique» (PP et PSOE au pouvoir en alternance depuis presque 40 ans) et «nouvelle politique» (représentée par une myriade de nouveaux regroupements locaux, dont Podemos pour la gauche et Ciudadanos pour la droite).
A Barcelone, le constat est donc délicat à dresser. Du point de vue du discours et des valeurs défendues, il s’agit d’un bouleversement important. Face à la crise des refugié-e-s par exemple, la ville de Barcelone s’est déclarée ville-refuge et a mis en place un réseau citoyen d’accueil. Mais au-delà des grandes déclarations symboliques, il s’avère difficile en si peu de temps de pérenniser des avancées sociales réelles.
Depuis l’élection nationale catalane et l’élection générale espagnole, le processus de changement dans les mentalités politiques s’approfondit encore et la mairie de Barcelone ne peut plus être considérée comme une «anomalie démocratique» – comme la qualifient les conservateurs – c’est plutôt un nouveau modèle de gestion collective autour du «bien commun» et de valeurs progressistes.
En tout cas, si l’enthousiasme des premiers jours s’est peu à peu estompé, le soutien populaire est lui toujours bien présent, comme en témoignent les récents résultats électoraux, avec une nouvelle victoire écrasante de la liste soutenu par BeC le 20 décembre.