Acquitté, Mimmo Lucano rêve de propager le modèle d’accueil de son village à travers l’Europe. Lourdement condamné en septembre 2021 pour «association de malfaiteurs aux fins d’immigration irrégulière», l’ancien maire calabrais Mimmo Lucano a été presque totalement blanchi par la justice le 12 avril. Il salue une «victoire morale» et se présente aux élections municipales et européennes qui se tiendront en juin. Un entretien réalisé par Nejma Brahim pour Mediapart.
L’ancien maire de Riace garde le sourire, malgré le véritable périple judiciaire qu’il a dû traverser ces dernières années. Domenico Lucano, que tout le monde surnomme «Mimmo», insiste: sa propre personne ne compte pas. Il regrette surtout que l’image de Riace, petite commune de Calabre où il vit, et dont il a été le maire entre 2004 et 2018, ait été entachée par les accusations dont il a fait l’objet.
À travers son acquittement récent, et quasi total, il estime que l’accueil de l’autre est enfin reconnu «comme une solution et une renaissance», notamment pour les terres désertées par la population. «C’est avant tout une victoire morale», souligne-t-il. Ce modèle vertueux d’accueil et de solidarité, ce «Village global» qu’il a contribué à développer au fil des ans, Mimmo Lucano aimerait le voir élargi à toute l’Europe, à l’heure où celle-ci tend plutôt à se barricader. Pour tenter d’y parvenir, il a choisi de se présenter aux prochaines élections municipales, à Riace, qui se tiendront en même temps que les élections européennes, pour lesquelles il est également candidat sur une liste d’alliance entre les Verts et la gauche italienne. «Ce qu’on voudrait, c’est une nouvelle Europe qui deviendrait le salut du monde. Pas celle des barbelés, dont les politiques ont provoqué la mort de dizaines de milliers de personnes», dit-il.
Entretien
NB: Vous sortez d’un sacré feuilleton judiciaire…
Domenico Lucano: Oui. Un périple judiciaire. C’est mon histoire, mais c’est surtout celle d’une petite communauté, celle de Riace. Un petit bout de la périphérie européenne, avec sa mer Méditerranée, une sorte d’autoroute des pays arabes vers l’Europe. Mais c’est aussi la mer de la tragédie du monde. La Méditerranée a malheureusement changé de couleur, passant du bleu, du vert, au rouge, la couleur du sang. Le sang de beaucoup d’hommes et de femmes qui ne sont pas arrivé•es au bout de leur chemin. La mer est devenue un piège à leur tentative de bonheur. Elle a pris la couleur de la mort. Au cœur de l’histoire de Riace, il y a surtout un combat, devenu très médiatique, pour l’accueil de l’autre et pour un idéal politique différent.
Beaucoup de réfugié•es afghan•nes fuyant les talibans sont arrivés en Calabre. Je pense aussi à cette tragique nuit d’hiver, le 26 février 2023, durant laquelle les secours ne sont pas venus. Le ministère de l’Intérieur a organisé l’arrivée de la douane plutôt que celle des garde-côtes, qui avaient pourtant les moyens de les sauver. Quatre-vingt-quatorze personnes ont perdu la vie, après avoir passé cinq jours en mer, dont beaucoup d’enfants. En 2022, l’actuel ministre de l’Intérieur a utilisé ces mots terribles s’agissant des migrant•es: il s’agit de «charges résiduelles». Le gouvernement italien fêtait l’anniversaire de Salvini pendant que les familles pleuraient leurs mort•es. C’est sans doute le moment le plus déplorable. Il ne sert à rien d’être parmi les grandes puissances mondiales ou de surveiller sa croissance économique quand on est capable d’un tel cynisme face à la vie humaine. La droite a montré son vrai visage. Je crois qu’il n’y a pas de différence en Italie. «Extrême» est un adjectif, mais la droite est le lieu commun de la déshumanisation. On a vu différentes tentatives du ministère de l’Intérieur pour empêcher les migrant•es de débarquer en Italie. Le paradoxe, c’est de constater qu’un gouvernement indigne, qui s’illustre par son inhumanité, grimpe dans les sondages. Faire face à ce gouvernement en Italie, en usant d’une parole libre, ne provoque en retour que des coups de matraque. C’est du jamais vu. Il y a une dérive de la droite en Italie.
NB: Ce contexte politique vous a aussi valu une lourde condamnation en 2021 – 13 ans de prison et 500.000 euros d’amende, pour «association de malfaiteurs aux fins d’immigration irrégulière». Comment l’avez-vous vécue?
Le 4 octobre 2018, à l’aube, j’ai vu des voitures arriver chez moi pour m’arrêter. Cela a marqué le début d’une histoire hallucinante, qui a duré presque sept ans. Quand j’ai été condamné en première instance, le 30 septembre 2021, le sentiment qu’il s’agissait d’un procès politique s’est vite propagé en Italie. On m’a contraint à m’éloigner de Riace durant onze mois, alors que j’avais donné ma vie pour cette terre. Il y a eu une manifestation d’ampleur à Rome, un ex-sénateur a lancé une collecte de fonds destinée à régler l’amende dont je faisais l’objet.
La collecte a rencontré un succès fou. Mais je lui ai dit que je n’en voulais pas. Je voulais simplement continuer d’accueillir les réfugié•es à Riace, et on a construit le Village global, avec une crèche pour 12 enfants immigré•es et plein d’activités. On a tout fait pour continuer de faire exister ce monde-là. J’ai donc vécu cette condamnation avec sérénité, parce que j’ai pu profiter de la solidarité de la population italienne et du reste du monde, qui se raccrochait à la seule perspective de la fraternité.
Je suis conscient que le fait qu’un petit village de Calabre puisse devenir un exemple pour l’accueil des personnes exilées a beaucoup gêné. Le modèle «Riace» a fait peur au système néolibéral. Mais l’ennemi n’est pas l’étranger ou celui qui lui vient en aide: ce n’est autre que cette nouvelle vague de fascisme qu’il y a en Europe et dans le monde, qui ne cherche qu’à fermer les frontières et à créer des forteresses. Je regrette d’avoir vu, après tant d’années de propagande, une forme d’égoïsme s’installer dans l’esprit des gens, tel un consensus politique.
NB:Comment vous sentez-vous aujourd’hui, après cette réhabilitation par la justice?
Je vais bien. Deux de mes enfants sont à Rome, le troisième habite avec mon épouse, et je suis seul à Riace. La plupart de mes proches ont vécu l’acquittement comme une libération. Au niveau local, il y a eu une solidarité immédiate, y compris de la part de personnes qui ne partageaient pas ma vision politique. Mais le plus merveilleux dans cette fin de feuilleton, ce n’est pas l’acquittement en soi, ce sont les motivations des juges. Ces derniers ont attendu 90 jours pour les rendre publiques et signifier au reste de monde qu’on ne touchera pas au message politique pour lequel je me suis battu. Je suis persuadé que d’une petite chose peut naître une grande chose.
Iels ont rétabli la vérité et confirmé que je n’avais pas pensé à profiter une seconde du système d’accueil que j’avais mis en place à Riace, ni que j’avais pu m’enrichir par ce biais. Ce n’est donc pas un acquittement technique ou juridique. C’est un acquittement moral. Et pour la première fois dans l’histoire des migrations, l’immigration en Italie peut enfin être regardée sous une lumière totalement opposée à celle proposée par certain•es politicien•nes. L’accueil de l’autre est enfin reconnu comme une solution et une renaissance. C’est avant tout une victoire morale, et cela vaut plus que tout.
NB:Vous avez fait le choix de revenir en politique, en vous présentant aux municipales à Riace mais aussi aux européennes, sur la liste des Verts et de l’Alliance de gauche (Alleanza Verdi e Sinistra) – élections qui se tiendront toutes deux les 8 et 9 juin prochains. Est-ce que votre acquittement a joué dans votre décision?
Non, car je n’ai jamais perdu ce désir d’engagement politique. La politique, pour moi, se résume à l’espoir, et je n’ai jamais été fatigué à l’idée de continuer d’espérer. Dès le départ, le Village global a été conçu comme un laboratoire politique au niveau local. Cela a d’ailleurs été l’opportunité de multiples réunions, prises de décision collectives et autres activités communes. C’est dans cette démarche que nous avons donc voulu réunir la gauche au-delà du Parti démocrate (Partito Democratico), dont Elly Schlein est la secrétaire.
Ça n’a pas été facile. Les responsables du parti n’en ont pas tenu compte, alors on a trouvé une coalition à gauche du Parti démocrate. Les Verts et l’Alliance de gauche italienne m’ont demandé si je voulais participer aux européennes. Et avec tous les camarades de Riace, on a dit oui. C’était une envie partagée, parce que les positions qu’iels défendent contre la guerre, en faveur de l’accueil des exilé•es ou encore pour une loi pour le salaire minimum en Italie correspondaient à mes choix politiques. Un jour, j’aimerais qu’il y ait un panneau «Village de l’accueil» un peu partout dans les communes d’Europe! Mais force est de constater que l’on observe plutôt une politique de rejet en Europe…
À Riace, on a réussi à l’échelle d’une toute petite réalité. Un village de quatre cents habitant•es est désormais connu pour sa politique d’accueil. À l’échelle européenne, nous ne serons peut-être plus là pour observer ce changement de paradigme. Mais je suis persuadé que d’une petite chose peut naître une grande chose. Je suis heureux que figure sur notre liste la candidate Ilaria Salis, arrêtée par Viktor Orbán en Hongrie pour son engagement contre le fascisme. Nous avons une histoire similaire, elle se bat pour le respect des droits humains. Lorsque j’ai vu les images d’elle à la télévision, la montrant menottée, j’ai été fier de la savoir à mes côtés dans cette aventure au niveau européen.
NB: Le pacte migratoire européen a été adopté dans la douleur il y a peu. Êtes-vous inquiet de voir cette politique de repli concrétisée à l’échelle européenne à travers ces textes?
Ce pacte est absurde. Je n’en partage pas les objectifs, évidemment. On voit partout des tentatives d’affaiblir le droit d’asile, y compris en Italie, ou de créer des sortes de voies de déportation vers des pays tiers tels que l’Albanie, où le respect des droits humains n’est pas garanti. C’est triste quand on voit ce qu’on a été capables de faire à notre petite échelle. Je pense que la droite souffre d’un syndrome de la peur de l’être humain. C’est ce qu’on observe en Italie mais aussi en Europe. Ce qu’on voudrait, c’est une nouvelle Europe qui deviendrait le salut du monde. Pas celle des barbelés, dont les politiques ont provoqué la mort de dizaines de milliers de personnes.
NB: Pourquoi vous présenter à deux élections, à deux échelles différentes?
C’est une question redoutable (rires). Je ne veux pas devenir un bureaucrate. Je mettrai la même conviction à l’échelle européenne et je ne ferai de concession à personne: les profits de la politique ne m’intéressent pas. Et j’ajouterai que, paradoxalement, je suis d’accord avec la manière dont Matteo Salvini m’a défini un jour, lorsqu’une personne lui a demandé ce qu’il pensait de moi. Il a répondu: «Il vaut zéro.» Ça me convient assez bien, je considère que je ne suis personne. Ce qui est sûr, c’est que j’ai à cœur de poursuivre mon engagement au niveau local et européen. En Italie, la loi permet d’être à la fois maire et député européen. Alors, bien sûr, les possibilités sont multiples: je peux être élu maire de Riace, être élu député européen ou les deux, ou pas élu du tout. Je continuerai dans tous les cas à développer le modèle Riace, et j’aimerais élargir ce modèle d’accueil à d’autres communes en Italie, et à d’autres États en Europe, un modèle en faveur de l’accueil qui permet aussi de contrer le déclin démographique. Et pour aller plus loin, j’aimerais également créer une collectivité de communes qui partagerait une monnaie unique, pour nous permettre de sortir de ce néolibéralisme, qui détruit notre économie et notre démocratie, tout en valorisant le travail fourni au sein de la communauté.
Un épilogue réjouissant
Avec 46,31% des voix obtenues lors des élections municipales à Riace - soit de loin le plus grand nombre! - Mimmo Lucano sera selon toute vraisemblance réélu maire. Il a également été élu au Parlement européen !
Nejma Brahim, Mediapart
- Nejma Brahim est journaliste. En 2020, elle a rejoint le pôle International de Mediapart où elle se consacre aux migrations. Mediapart est un quotidien d’actualité numérique français reconnu pour la qualité de son journalisme d’enquête et ayant une ligne éditoriale orientée à gauche, le site est disponible en français, anglais et espagnol. <mediapart.fr>