ITALIE: L’agriculture dans la crise. L’alternative bio
«L’avenir de l’agriculture italienne passe par le bio»: au printemps dernier, ce fut, tout au long de la 11ème édition des journées portes ouvertes de Primavera Bio1, le thème récurrent de la plupart des interventions. En particulier à la Cita dell’altra economia de Rome, où l’on a présenté le dossier Il buonoBio et décliné les avancées de cette alternative.
Simple antidote volontariste au stress de la récession ou croissance fondée sur une évaluation concrète? De récentes données de l’Institut des services pour le marché agricole (ISMEA) sembleraient accréditer cette dernière hypothèse.
Selon l’ISMEA, le bilan 2010-2011 fait état d’une croissance continue de la consommation bio. (…) En termes de valeur, le bilan actuel de la consommation de produits bio en Italie est de trois milliards d’euros. Le marché européen, lui, est estimé à 18,4 milliards d’euros. Ce qui ferait à cette date de l’Italie, toujours selon un communiqué de l’ISMEA, un des principaux pays producteurs et exportateurs dans le monde2, ainsi que la 2ème surface bio cultivée en Europe (plus de 1,1 million d’ha), après l’Espagne (1,5 million d’ha). Avec ses 48.000 agriculteurs bio, l’Italie est en tête des pays de l’UE. Dans l’ensemble, la plupart des produits cultivés ou transformés ont bénéficié d’un accroissement de la demande.
Certes cette hausse tendancielle qui ne représente que 3% des produits alimentaires est encore loin de concurrencer le marché «traditionnel». Toutefois, elle participe à la prise de conscience contestataire qui émerge dans les marges du système. Dans une certaine mesure, elle contribue à la défense du territoire menacé par l’agriculture industrielle qui concentre, pollue, stérilise les sols et accélère la déprise agricole, en particulier dans les régions où végètent tant bien que mal les petites exploitations.
Sans intermédiaires
En effet, si l’on s’en tient au dernier recensement de l’Institut National d’Economie Agricole (INEA), on constate que les régions du sud de l’Italie ont dépassé celles du nord en nombre de producteurs et en surface d’implantation. La majorité des agriculteurs bio se trouvent en Sicile, Calabre et dans les Pouilles. Si l’on y ajoute les producteurs du Latium, de Sardaigne, des Marches, de Campanie, des Abruzzes et de la Basilicate, le «Mezzogiorno» et le Centre totalisent 61% de l’effectif. En surface cultivée, à elles seules la Sicile et les Pouilles représentent plus du quart de la SAU biologique de la péninsule. Evidemment, le Nord et quelques régions adjacentes du Centre détiennent le monopole de la production/transformation. Cela tient à la structure du foncier et à la typologie des exploitations et à la concentration de la SAU par des entreprises liées à la grande distribution agroalimentaire.
En fait, l’expansion de l’agriculture biologique est déjà en soi une forme d’alternative qui fait brèche dans le système agro-industriel. Cependant, le danger réside dans l’industrialisation du bio qui commence à reproduire les pratiques à l’œuvre dans l’agriculture et l’élevage intensifs conventionnels. De plus en plus, le «macrobio» approvisionne la grande distribution organisée (GDO)3, les centrales d’achat et les hypermarchés. A travers des filières de plus en plus longues, l’exportation permet de dégager des bénéfices qui ne font que renforcer les structures de production et de transformation dominantes.
Comment faire face au double danger que fait courir la convergence (pour ne pas dire l’alliance contre nature) des deux agricultures productivistes liguées contre une économie rurale soutenable? Dos au mur, les résistances tentent de s’organiser sur le mode multiple de la synergie militante.
La résistance
Dans le Sud, où le foncier est souvent morcelé en petites et moyennes propriétés, l’agriculture bio s’est imposée comme alternative naturelle. Elle a en partie pallié la désertification des terres abandonnées par les paysans. Plus généralement, en l’absence d’un syndicat analogue à ceux de La Confédération paysanne, en France, ou du SOC/SAT4, en Espagne, le front du refus, en Italie, semble de plus en plus graviter autour du pivot fédérateur de l’Association Italienne pour l’Agriculture Biologique (AIAB). Il s’agit d’une dynamique, tour à tour diffuse et coordonnée qui mobilise dans son champ une nébuleuse d’initiatives: les jardins, à la périphérie des villes et des villages, en plein essor en temps de crise, encouragés par les municipalités, les éco-villages, ou les coopératives et les fermes souvent coordonnées en consortiums. En marge des circuits courts organisés par ses annexes régionales, l’AIAB, encourage des marchés libres (le mouvement Genuino Clandestino) affranchis des contraintes réglementaires, et des microcentrales d’achats (ex: les GAS, groupes d’achats solidaires) qui court-circuitent les canaux de la grande distribution. Corollaire de cette effervescence novatrice, ces dispositifs sont pour la plupart connectés aux réseaux de défense de la biodiversité, Navdanya Italie («nouvelles semences»), fondée en 1991 sur le modèle hindou de Vandana Shiva, Rete Semi Rurale, et à ceux de la souveraineté alimentaire.
Aujourd’hui, un Italien sur quatre s’adonne au jardinage. Sur les 18 millions de potagers, toutes localisations confondues, 40% sont destinés à la culture de fruits et légumes. Plus du tiers se trouvent dans les zones montagneuses du Centre et du Sud. La plupart de ces jardins qui rappellent les anciens jardins ouvriers se développent dans la périphérie des agglomérations urbaines. Des associations de défense des espaces verts militent dans les grandes villes, Turin, Milan, Bologne, Rome, contre la spéculation immobilière qui convoite leurs lisières agricoles. Un communiqué conjoint de l’AIAB, Legambiente et Coldiretti précise qu’elles contribuent à l’autosubsistance familiale et que la proximité des marchés urbains permet éventuellement quelques revenus d’appoint. Ces formes de résistance s’inscrivent dans les luttes pour l’accès à la terre. Elles sont loin d’être négligeables dans la mesure où elles concernent des milliers d’hectares voués à l’urbanisation sauvage.
Dans une perspective écologique «glocale», le développement des éco-villages participe à la contestation de la crise du secteur primaire. A en juger par l’affluence des associations et des ONG italiennes à la IIIème Conférence internationale sur la décroissance5, organisée en septembre à Venise par le Réseau Italien des Villages Ecologiques (RIVE), la radicalité de ces structures ne laisse pas indifférent. Parrainée par Terra Nuova, une revue de contre-information engagée dans les luttes pour la mise en valeur équitable et solidaire des ressources agricoles, la démarche du RIVE s’inscrit dans la synergie militante actuelle. Tous ces villages communautaires qui organisent une résistance pacifique au rouleau compresseur du capitalisme agrarien s’efforcent de fonctionner comme vigies et laboratoires d’innovations. En octobre, l’assemblée annuelle du réseau soutenu par des municipalités et parfois le fonds de terre de la Banca Popolare Etica6, a présenté 22 nouveaux projets d’installation.
Au niveau de la plate-forme qui fédère les luttes pour l’accès à la terre, l’environnement, l’agriculture paysanne et la sauvegarde de la biodiversité, la circulation de l’information et l’éducation constituent les bases de l’alternative. Elles passent par des campagnes promotionnelles et des procédures didactiques. L’un des principaux cahiers de doléances de la campagne pour une agriculture paysanne revendique une exonération drastique des contraintes administratives: TVA, taxes de commercialisation, registres comptables, inscription à la Chambre de commerce, taxes sur l’habitat…
Sous l’impulsion de l’AIAB, le réseau associatif multiplie les interventions. La campagne annuelle PrimaveraBio a été organisée cette année dans une dizaine de régions par ALPA, Ctm altromercato, Federparchi, Legambiente et GaranziaAIAB7. Outre le dossier Buono bio, véritable manifeste des fermes biologiques, la principale instance de l’agriculture alternative diffuse à travers sa revue BIO agriculture une masse de documents où les principes et les revendications du mouvement sont exposés et analysés. Lacunes de la PAC, critique des contraintes bureaucratiques, de l’agro-industrie, dénonciation des fraudes du pseudo «biologique», de la spéculation sur le foncier, de la vente par l’Etat des terres du domaine public, autant de prises de position où cet organe de la révolte s’efforce d’éclairer le champ de bataille. Il est vrai que sa tâche est facilitée par un système d’information nationale particulièrement dense: AAB, Agri.bio.Italie, AMAB, ANABIO, AQB, Federbio, Terra Sana Italia, SINAB, ZooBioDi8. Ces observatoires lui fournissent en grande partie les données de ses chroniques de la vie rurale italienne. En complément de sa documentation critique, il y a les cycles de conférences, les journées pédagogiques, les salons et les marchés didactiques qui assurent la publicité de l’autre agriculture. La transparence est une arme indispensable dans les batailles qui s’annoncent.
L’AIAB, présente dans toutes les régions, appuie également le manifeste de la résistance paysanne de Slowfood, les expériences d’agritourisme, dont elle divulgue les activités. Avec le projet Compro bio. Compro etico, elle s’est engagée dans le marketing de l’agriculture sociale (des dizaines de coopératives, notamment en Toscane) et multiplie les initiatives de formation, d’animation et de recherche. L’ensemble du réseau assure la promotion de Biodomenica où producteurs et consommateurs se retrouvent chaque dimanche, dans les villes principales, pour tisser des relations de confiance.
Finalement tout ce maillage contestataire nous fait découvrir une Italie combative qui met en place une économie rurale fondée sur de petites exploitations hors normes et des structures collectives, telles que les coopératives autogérées et les consortiums.
Quelques-unes de ces fermes communautaires semblent parfois rivaliser avec les grosses exploitations branchées sur la grande distribution et l’import-export. Mais la compétition et la concurrence avec ce genre d’entreprises n’entrent pas dans leurs projets. La cause qu’elles soutiennent est diamétralement opposée à la leur. Elle est de défendre une agriculture saine, de préserver l’environnement, de créer des liens sociaux et de pourvoir à l’autonomie alimentaire. Parmi les centaines de fattorie (fermes coopératives) que l’on pourrait évoquer, certaines sont des modèles alternatifs exemplaires. Toutes partagent les mêmes principes bio et les mêmes critères structurels: diversification des activités de production et de transformation, mise en réseau des partenaires, organisation autogestionnaire. Nombre d’entre elles ont été fondées sur des terres à l’abandon ou dans un contexte favorable à des acquisitions collectives. Elles bénéficient d’une logistique d’associés (fermes familiales, groupes d’achat, simples soutiens citoyens) qui opèrent selon des modes de cooptation et de ramification leur permettant de quadriller de larges segments du territoire.
La Quarantina, par exemple, fédère une cinquantaine de fermes, et plusieurs centaines de partenaires. Avec des effectifs de quelques dizaines de coopérateurs, ces phalanstères ont à leur actif une gamme impressionnante de denrées cultivées et transformées (plus de 400 produits). Valle Uniti cultive la vigne, produit des légumes, des céréales, du foin, transforme les produits de ses élevages de bovins de porcs (salaisons, viandes, lait, fromage), et accueille en restauration et en hébergement les adeptes de l’agritourisme. Le consortium sicilien Galline felici, spécialisé au départ dans les agrumes, a diversifié tous azimuts (conserves de légumes, de fruits, de confitures, de condiments, de poissons et de viandes). En circuits courts, sans médiations des centrales d’achat plus ou moins contrôlées par la mafia), elle approvisionne les GAS et son rayon de distribution s’est élargi vers les villes du Nord. Certaines, à l’instar de La fattoria dell’autosufficienza, pratiquent la permaculture, une agriculture synergique régie par des principes d’écologie rigoureuse.
L’organisation des circuits de distribution, parallèles à ceux des GAS, s’est traduite par une prolifération de marchés de proximité dont le calendrier est communiqué sur les sites bio et dans les journaux locaux. Récemment, les petits producteurs ont innové en sortant de la réglementation légale: leur mouvement baptisé publiquement Genuino clandestino organise des marchés bio sans patentes, souvent avec la complicité de guetteurs militants. Mieux, dans les grandes villes, ils s’enhardissent à écouler leurs produits, au demeurant auto-certifiés, au cours de raids de camionnettes annoncés de bouche à oreille dans les quartiers périphériques. L’auto-certification est leur dernière forme radicale de résistance qui s’affranchit de l’aréopage des organismes spécialisés dans le contrôle et la labellisation de l’agriculture bio9. Ce déni de contrôle social et d’allégeance à une bureaucratie parasitaire est en train de faire tellement d’adeptes parmi les petits fermiers que l’Etat s’abstient prudemment de réprimer leur dissidence.
Ajoutons à ces bataillons de rebelles les comités en luttes contre la destruction de la biodiversité qui ont déclenché une campagne de protestations contre l’abandon et la braderie des parcs nationaux10, les associations (le réseau de femmes de Navdanya, le RSR) qui militent pour l’affranchissement des semences, partant pour l’autonomie et la qualité de l’alimentation, les comités opposés à la remise en question de l’interdiction italienne des OGM, et le panorama finit par susciter pas mal d’espérances.
Toutefois, toutes ces actions ne sont pas toujours à l’abri de critiques. Le découpage du territoire et une certaine autonomie des régions ne facilitent pas leur coordination. Le régionalisme, notamment dans le domaine des semences, ne va pas sans freiner une véritable libération. On peut se demander pourquoi nombre d’affiliés au RSR tiennent l’expérience de Kokopelli comme une forme de piratage dangereuse pour la maîtrise des filières. Leur objection à un essaimage totalement affranchi des directives de l’UE et des catalogues est-elle valable, sachant que les trusts semenciers (Monsanto, Dupont, Syngenta, Bayer, Limagrain etc.) protégés par leurs brevets, n’ont pas besoin de Kokopelli pour piller les ressources végétales. Arrimés aux réglementations des régions à qui le ministère de tutelle a délégué ses prérogatives (et ses subventions), beaucoup d’agriculteurs militants préfèrent se replier sur leurs niches de terroirs. Pourtant ils se réfèrent tous au VIème séminaire européen de Szeged, partagent avec leurs partenaires européens, Semences paysannes (France), Red Semillas (Espagne), Saatgutforschung (Allemagne), ESSRG (Hongrie) les mêmes revendications: la révision du Traité International sur les Ressources phylogénétiques, de la législation UE, le droit de sélection, de conservation, d’échange des variétés «paysannes», l’invalidation des contraintes de l’UPOV et la réactivation du droit paysan ancestral, comme seul droit de propriété intellectuelle. A Florence, un membre de l’association Scandizzi m’a assuré qu’un débat interne se mettait en place pour unifier les positions. L’esprit de Vandana Shiva commence à émanciper l’agriculture italienne.
- Organismes d’information et d’évaluation du Bio. Le dernier est spécialisé dans l’élevage bio.
- Pas moins d’une douzaine d’officines (biocert, Icea, Bios, Bioagricert, Ecs, Ecocert Italie, Demeter, Ccqb, Suolo e Salute Associazione, RC international services, Codex, Institut Méditerranéen de Certification).
- Une dizaine de grands parcs nationaux sont menacés à court terme par les infrastructures routières, l’urbanisation, les prospections pétrolières, les bases militaires et les ventes de l’Etat. Des conservatoires botaniques tels que celui de Pomona (Pouilles) risquent de fermer faute de soutiens financiers.