Gal est Israélienne et habite en France. Elle a noté au fur et à mesure les nouvelles de la situation et les impressions que cela suscitait en elle depuis le samedi 7 octobre.
D. m’appelle pour me dire qu’il se passe quelque chose de très grave en Israël. J’ouvre Ha’aretz. Le Hamas a abattu la barrière entre Israël et Gaza; des hommes armés dans les villages, les villes et les kibboutz israéliens. Je suis incapable de comprendre ce qui se passe, mais je sais que c’est grave. Je veux appeler mes ami·es, mais je ne sais pas quoi leur dire. Comment vas-tu? semble être une question inappropriée.
J’envoie un message à O. pour lui dire que je prépare la chambre d’ami·es pour lui. Il vient de se réveiller. Il dit qu’il préférait les draps en coton égyptien. J’envoie un message à K., il est inquiet, nous voyons tous les deux que la réponse israélienne pourrait conduire à un massacre des habitant·es de Gaza.
8 octobre
J’appelle ma mère. A 81 ans, elle est traumatisée, déprimée. Elle dit que cela la ramène 50 ans en arrière, à la guerre de 1973. Son frère a été tué pendant cette guerre, avec 2688 autres soldats. 294 otages avaient été pris. À l’époque, il s’agissait de soldats, aujourd’hui il s’agit de civil·es, dont certain·es ont son âge. L. vit dans l’un des villages attaqués par le Hamas. Il était dans sa maison, avec son ex-femme et ses trois enfants: «L’armée n’est nulle part, il y a des cadavres partout. L’un des amis de mes enfants a été enlevé par le Hamas».
Des familles brûlent dans leurs maisons, des bébés sont tués devant leur mère, des personnes fuyant une fête en plein air sont abattues, mutilées, des femmes sont violées. Une femme de 80 ans, assise dans une mini charrette en direction de Gaza, est enlevée, ainsi que des enfants, des filles, des personnes âgées, des bébés, des hommes.
9 octobre
J’ouvre Ha’aretz des dizaines de fois par jour, je compare les informations avec le New York Times. Je n’arrive toujours pas à saisir la situation. E. me raconte que le jour de l’attaque, il a sorti les couteaux de cuisine, rassemblé les enfants et dormi avec les couteaux à côté de son oreiller. Iels vivent à 90 km de Gaza et ses couteaux peuvent à peine couper une tomate.
J’envoie un message à G. Elle me dit qu’elle aime beaucoup ses enfants mais qu’elle regrette de les avoir mis au monde. Nous parlons des otages. «Il ne manque plus que le Hamas les mette sur les toits des immeubles quand l’aviation de Tsahal bombardera Gaza».
Cette image reste dans ma tête. Je me réveille la nuit, j’imagine des otages israélien·nes tué·es par des soldats des Forces de défense d’Israël (Tsahal), je vois des familles palestiniennes bombardées dans leur maison. D. et moi sommes presque sûr·es que le Hezbollah va attaquer le nord d’Israël, j’imagine des soldat·es des FDI (Forces de défense israéliennes) piégé·es dans les tunnels du Hamas à Gaza, tirant accidentellement sur des otages israélien·nes (ce qui s’est produit 9 semaines plus tard).
12 octobre
«Tout est fermé», dit Y. «c’est tellement déprimant, comme le Jour de l’holocauste. Les gens répètent des histoires, iels sont choqué·es par les atrocités. C’est une guerre, c’est ce qui se passe en temps de guerre, des scènes horribles. Que croyaient-i·els qu’il se passait lorsque la Russie a envahi l’Ukraine, ou lors des guerres précédentes? Ne lisent-iels pas des livres?» C’est une intellectuelle, et son intégrité est froissée de voir que les gens pensent que leur situation est unique, qu’ils sont en quelque sorte spéciaux. «Qu’est-ce que je suis censée faire maintenant? Trouver un autre endroit? Partir? Nous avons quitté la Russie parce que nous ne voulions pas vivre dans ce genre de régime»; elle fait référence au gouvernement actuel, aux mois de manifestations depuis le début de l’année 2023 contre la réforme juridique, contre un Premier ministre et des ministres corrompus/fascistes/zélotes ou tout cela à la fois. «Tu sais que je ne suis pas une grande humaniste, je ne suis pas allée aux manifestations; mais ce n’était pas censé s’effondrer comme ça, aussi vite.»
Je ne peux pas vraiment parler aux gens de ma communauté, ceux avec qui je partage ma vie depuis 13 ans. Au marché où je vends du pain, les choses ne vont pas mieux; est-ce que je repré-sente la victime de l’attaque terroriste du Hamas ou les Israélien·nes qui bombardent les enfants palestiniens? L’un d’eux me dit qu’il a regardé un film, Cinq caméras brisées1, «tout le monde devrait le voir, vous comprenez pourquoi les Palestinien·nes veulent la libération, pourquoi cette attaque s’est produite». Est-ce le moment de dire que le Hamas ne libère pas Gaza? Qu’il s’agit d’une organisation extrêmement religieuse, misogyne, sous le régime de laquelle aucun·e Français·e ne voudrait vivre? Pas plus que la plupart des Palestinien·nes.
Je n’ai jamais repris cette conversation. Au moins la moitié de la population israélienne n’a pas voté pour un gouvernement d’extrême droite, fanatique, corrompu et fasciste qui ne fonctionne pas. Les ministres ont pour principal in-térêt de rester au pouvoir, de diviser la société, de provoquer la peur et la haine. Un gouvernement qui n’a pas fonctionné dans les premiers jours critiques de l’attaque du Hamas, qui fait le moins d’efforts possible pour libérer les otages vivants, qui verse des milliards de dollars à la colonisa-tion en Cisjordanie, à des juifs religieux qui ne travaillent pas et ne servent pas dans l’armée, un gouvernement qui néglige les citoyen·nes israélien·nes déplacé·es par cette guerre.
Ce sont des particuliers, Juif/ves, Bédouin·es, Palestinien·nes, Arabes qui sont venu·es à la rescousse des personnes brûlées dans leurs maisons, cachées dans les buissons, essayant d’échapper à la mort le 7 octobre, et non l’armée. Ce sont les organisations civiles spontanées qui ont envoyé de la nourriture et du matériel aux civil·es déplacé·es, à l’armée même, et non le gouvernement. Les mêmes personnes qui se rendaient tous les samedis aux manifestations contre le gouvernement, qui étaient traitées de traîtres par les ministres boutefeux, géraient activement des structures civiles quelques jours après l’attaque du Hamas, essayant de soutenir les communautés déchirées par l’attaque pendant que les ministres se cachaient.
Ce sont également les mêmes hommes qui pilotent les avions qui bombardent les civil·es à Gaza, qui conduisent les chars dans les rues étroites des camps de réfugié·es. Si l’un d’entre eux refuse, nous n’en entendons pas parler, nous ne le savons pas, nous doutons que cela puisse se produire. L’endoctrinement est probablement trop fort.
Depuis la maternelle, nous sommes élevé·es dans la conviction qu’Israël a toujours tendu la main à la paix, ils l’ont refusée; il n’y a pas d’interlocuteur. «D’abord, nous éliminons le Hamas et ensuite, nous changerons le gouvernement», dit G. Mais l’action militaire ne peut y parvenir, seules les négociations sont possibles, dis-je. G. répond: «les négociations devraient porter sur les frontières. Est-ce que nous devons parler avec des Palestinien·nes qui ne reconnaissent pas le droit à l’existence d’Israël? Nous parlons avec l’ennemi, certain·es Israélien·nes ne reconnaissent pas l’existence des Palestinien·nes, dis-je.
J’ai perdu la notion du temps
Le droit de manifester contre la guerre est supprimé; seules les manifestations pour la libération des otages sont tolérées. Les personnes qui réclament la fin des combats et la libération des otages ne sont plus en tee-shirt, mais sous la pluie, avec des sweats à capuche et des doudounes. Les otages dans les tunnels du Hamas semblent plus minces, plus gris. «Je n’arrive plus à être optimiste pour l’avenir», me dit ma mère. Je parle avec O., professeur dans une université située à 10 km de Gaza: «J’entends des histoires terrifiantes toute la journée. Puis je vais rendre visite à mon père» − son père est dans une maison de soins, il est atteint d’Alzheimer et ne reconnaît pas son fils − «c’est l’endroit le plus calme que j’ai maintenant. Je veux juste rester avec lui toute la journée, lui tenir la main, perdu dans le néant».
Gal Karniel
- Five Broken Cameras est un documentaire franco-israélo-palestinien écrit et réalisé par Emad Burnat et Guy Davidi, et sorti en 2011.