J’ai envie d’écrire sur ce qui se passe depuis que «ça» se passe. Et je me rends bien compte en écrivant que je le fais d’abord pour moi, pour mettre au clair des impressions confuses en les bornant avec des mots.
Mais aussi parce que cet espace du «club»[1] a été, pendant mon séjour en Israël/Palestine, un lieu d’échange et de réflexion particulièrement riche. Je suis juive et depuis bientôt onze ans, j’ai des enfants. Juifs, de fait puisque ça s’attrape par la mère. J’ai trois fils juifs. L’écrire met la chose à distance et permet de la penser, un peu.
Ça veut dire quoi, «juif», maman? Je sais pas.Vraiment, je ne sais pas. Je ne suis pas religieuse, je ne «crois» pas. Mais je suis de culture juive. Et j’aimerais transmettre ça, un peu, à mes enfants.
Une blague juive dit qu’il y a autant d’interprétations de ce que ça veut dire, être juif, que de juifs dans le monde. Par exemple: un jour un juif est venu et a dit: tout est amour.
Un autre est venu et a dit: tout est économie. Un troisième a dit: tout est sexe. Un dernier a dit: tout est relatif.
J’en connais une autre, de blague
Pas juive, israélienne. Devinette: quelle a été la vraie solution finale au problème juif?
Réponse: la création de l’État hébreu qui a transformé le peuple élu en peuple comme les autres, le peuple d’Israël en peuple du pays d’Israël. Haha. L’ami israélien qui m’avait raconté cette blague, je lui ai finalement téléphoné hier.
J’osais pas, avant, je savais pas quoi dire.
Même s’il a déménagé en France maintenant, même si j’imaginais qu’il était comme moi, horrifié des pluies de bombes sur Gaza, d’un coup je me suis dit que si on n’était pas d’accord j’aurais du mal à m’en remettre.
Et j’ai pas téléphoné. Un peu par lâcheté, un peu par tendresse.
Il me dit que sa blague aujourd’hui ne ferait plus rire personne en Israël. Il me dit: tout le monde est catastrophé. Il parle d’hébétude. Il raconte son impossibilité, depuis son exil parisien, à penser avec celles et ceux qui sont restés «là-bas», avec celles et ceux qui étaient «là-bas» le 7 octobre. Il me dit: j’essaie d’échanger, mais ce n’est pas un échange, j’écoute et c’est tout.
Il dit aussi: les Israélien·nes sont comme des victimes de viol l’instant d’après. On se doit d’entendre, pas de réagir. Je comprends, je crois.
Il parle de la haine
Il dit qu’elle se trouve dans des endroits incongrus, inédits.
Il m’a envoyé une vidéo infecte tournée sur un campus américain. Une jeune femme et un jeune homme moquent les woke pro-palestiniens en mimant des figures caricaturales, drapées de keffiehs et de drapeaux rouge noir vert, prêts à tout pour le Hamas, qui les menace ouvertement de tous les tuer, tandis que les deux imbéciles battent des mains et trouvent le Hamas «so cute». Dans la vidéo, c’est évident que le fait de ne pas appuyer inconditionnellement ceux qui bombardent Gaza c’est faire preuve d’un angélisme suicidaire. Et la vidéo met cela en lien direct avec le fait d’être homo, d’être de gauche, d’être faible en somme.
J’ai vécu en Palestine. En Israël. A Tel-Aviv. J’y ai été heureuse. Très. C’était un moment incroyable. Il y avait un cinéma inventif et subversif. Une scène musicale démente. Des échanges des deux côtés de la frontière. Une contestation. Tout le monde réfléchissait à la matzav, la situation. Personne n’était d’accord mais ça pensait.
Je ne suis pas retournée «là-bas» depuis longtemps. Les ami·es que j’y avais sont pour la plupart parti·es, inquiet·es de leur santé mentale et pour leur descendance. À l’image de l’ami de la devinette, celles et ceux qui sont parti·es semblent s’excuser auprès de celles et ceux qui sont resté·es. Comme si le choix fait de sauver sa peau, c’était forcément au détriment du collectif, si central à la construction de l’État juif.
Le collectif israélien est malade
Et ça ne date pas du 7 octobre. Il est loin le temps des kibbutzim et des coopératives. Je lis à longueur de tribunes que c’est cet Israël-là qui a été attaqué par le Hamas, que plusieurs des otages militaient pour la paix. Oui, mais. L’État israélien est un état colonial, alors il est attaqué. En réponse, il se défend. Et on n’a plus d’autre choix que de constater qu’un État colonial quand il se venge, fait ce que fait un État colonial en temps normal: il réprime par la force… Seulement d’habitude il fait semblant de le faire à partir d’un certain cahier des charges déontologique. Cela ressemble à une blague mais il n’y a rien de drôle. Aujourd’hui, l’État d’Israël n’y met plus aucune forme et on est une fois de plus, une fois encore, devant l’évidence de ses crimes. Oui, mais.
Non, pas de «mais» ici.
Je crois que ce qui est terrible devant la catastrophe (annoncée) de ce meurtre militairement organisé du peuple palestinien, c’est qu’il nous colle brutalement, totalement, désespérément devant notre impuissance.
Il y a celles et ceux qui nous gouvernent, élu·es par défaut, à coup de vote «contre» et de pis allers déprimés, ou même, comme à l’évidence dans le cas du gouvernement israélien, d’arrangements dégoûtants, de corruption pure et dure.
Et c’est eux qui tiennent les rênes, cette bande d’incapables.
Et nous? Que pouvons-nous?
On peut descendre dans la rue. C’est déjà ça… On se regroupe, on se tient chaud, on compte ses troupes. Mais ce n’est pas assez. En attendant, des gens meurent. On peut signer des pétitions. En tant que Juif/ve. Not in my name. Là encore, c’est déjà ça. Mais évidemment que c’est bien trop peu.
Alors on s’indigne et on s’en veut. On est furieux/se et on a nulle part où jeter sa colère. Sauf contre soi-même, parce que si on en est là c’est aussi parce qu’on a pas assez fait, forcément. Je préfère me dire que je suis en partie responsable plutôt que de me dire que la faute est tellement loin que je n’y peux rien. Parce que le monde est ma responsabilité. Le Tikkun Olam[2] fait partie de ma boîte à outil. Oui, je pense qu’il est de mon devoir de réparer le monde. Comme le tien, le sien, le nôtre. Etc.
Être juif, être juive, pour moi c’était forcément se mettre au service de la justice. Donc être contre les discriminations, les oppressions. Activement. Pierre Goldman l’a si bien écrit dans ses «sou-venirs obscurs»[3]…
La confusion générale m’assèche
La véhémence à décrier l’antisémitisme ne vous semble pas suspecte?
C’est peut-être mon côté juif méfiant, mais je n’ai aucune envie d’être défendue par Le Pen… Dans mon souvenir, les fachos, on leur casse la gueule, on partage pas des rendez-vous à Bastille «mais pas derrière la même banderole». Non mais ça va pas la tête?! Non, ça va pas. Le racisme anti-arabe ne se cache plus du tout, je n’ose imaginer l’étape d’après. Et le fait que cela se fasse sur le dos des Juif/ves me rend malade.
J’ai fait des efforts pour que les premières impressions de la judéité de mes garçons ne passent pas par la Shoah. Pour qu’ils apprennent à prendre du plaisir dans les fêtes et l’étude des mots avant qu’on parle de la haine et des fantasmes qui entourent la religion de mes ancêtres et la culture merveilleuse qui en découle. Et ces efforts sont en train d’être réduits à néant. Parce que ce que fait Israël à Gaza mérite une réponse autre que des «appels» à des cessez-le-feu. Il faudrait pouvoir contenir Bibi[4] dans une camisole de force, l’empêcher pour de bon. Mais s’il fait peur à tout le monde pareillement, c’est peut-être qu’il y a quelque chose qui nous échappe, non?
La base du complotisme, c’est quand même la paresse, alors imaginer que les Juif/ves gouvernent le monde c’est quand même plus simple que de revenir aux origines du problème… Et d’ailleurs, ce serait quoi, le début du commencement de ce chaos? J’ai ma petite idée personnelle, mais j’ai comme l’impression qu’il y aurait une interprétation par tête là encore.
Il y a un retour de l’antisémitisme. Oui.
Et il y a un racisme anti-arabe évident. C’est un fait. En France ces deux choses parlent de la même chose. Et il faudrait être sacrément amnésique pour ne pas le constater. J’ai trois fils juifs.
Ici et maintenant je ne sais pas trop comment leur raconter ce que ça pourrait vouloir dire.
Naruna Kaplan de Macedo, cinéaste et scénariste
- Première publication dans le Club de Mediapart, le 10.11.2023.
- Tikkun Olam signifiant «réparation du monde», provient de la philosophie et de la littérature juives et en-globe en grande partie la notion juive de justice sociale ou de réparation.
- Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France, Points Documents, 2005
- Benjamin Netanyahu