Morgan Ody est étudiante en DEA à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales et travaille depuis septembre 2006 comme coordinatrice pour Via Campesina Europe. Elle nous envoie cet article sur l’Indonésie.
Ils ne volaient pas, ils reprenaient ce que l’élite bureaucratique et économique du pays avait exproprié au nom du développement pour construire des terrains de golf, des zones industrielles, des plantations de palmiers, des complexes touristiques et des exploitations minières. Les années 1980, celles du «miracle asiatique», avaient en effet été dans les zones rurales celles de l’accaparement systématique de toutes les ressources naturelles disponibles par les investisseurs. Selon le droit indonésien, les ressources du pays sont contrôlées par l’Etat et utilisées pour le bien-être du peuple. Le régime de Suharto décrétant que le développement était la priorité absolue de la nation, l’expropriation des terres, de l’eau et des ressources maritimes utilisées depuis des générations par les populations paysannes et indigènes se trouvait justifiée dans la rhétorique de l’Ordre Nouveau par l’intérêt même du peuple. Quiconque s’y opposait était un traître à la nation, et puni comme tel (on ne sera pas étonné, dans ce contexte, que les Indonésiens aient compris très tôt tout le danger contenu dans le terme développement, qui a perdu la connotation positive qu’il garde dans d’autres pays). Ainsi, la doctrine développementaliste ajoutait à la force financière des investisseurs, nationaux ou étrangers, le poids judiciaro-militaire de l’Etat qui réprimait de façon violente les actes de résistance populaire aux expropriations.
Expropriation des
communautés paysannes
Il n’est pas question ici de nier l’importance de la corruption dans le processus d’alliance entre les élites politico-bureaucratiques et économiques, mais il faut souligner la cohérence idéologique du projet politique qui a mené à l’accaparement des ressources de l’archipel par la minorité bureaucrato-capitaliste. Selon les droits coutumiers des différents peuples de l’archipel, les ressources naturelles sont utilisées par la communauté locale pour ses besoins physiques, culturels et cultuels. Celui qui défriche une terre (qui «ouvre la forêt» ) en obtient l’usufruit pour lui, sa famille et les générations suivantes. Qu’il quitte ces terres ou les laisse incultivées, il perd tout droit à leur égard et la communauté est habilitée à les redistribuer parmi ses membres. Ainsi, les ressources n’ont, au sens capitaliste, aucune valeur, simplement car elles ne sont pas marchandables.
L’expropriation des terres par l’Etat indonésien implique une négation du droit coutumier au profit d’un droit national de type moderne. C’est à cette condition seulement que les ressources naturelles obtiennent une valeur marchande et peuvent alimenter le processus d’accumulation des richesses. La croissance économique faramineuse de l’Indonésie tout au long des années 1980 et jusqu’en 1997 1 s’explique avant tout par cette «mise en valeur» des ressources naturelles de l’archipel, qui implique nécessairement la spoliation des biens des populations paysannes et indigènes. Par exemple, le développement spectaculaire de l’industrie de transformation de l’huile de palme en Indonésie est directement lié à l’accroissement des surfaces plantées en palmiers à Sumatra, Sulawesi et Bornéo, de 673.000 hectares en 1990 à plus de 3 millions d’hectares en 2004. Ces terres ont été soustraites au contrôle des communautés paysannes et indigènes. Ainsi, en 1985, les habitants de Desa Huta Padang dans le district de Asahan (Sumatra Nord) se sont vu prendre leurs terres au profit de l’entreprise PT Jaya Baru qui venait de construire une usine de transformation de l’huile de palme dans la ville voisine et qui avait besoin de matières premières pour l’alimenter. Ajoutons pour rappel que l’huile de palme est exportée pour fabriquer, entre autres savons hydratants et margarines allégées, du «bio» carburant 2, dont on voudrait qu’il remplace à terme le pétrole...
Propriété privée ou vol?
L’opposition entre droit coutumier et développement capitalistique ne se comprend qu’en considérant le statut de la propriété dans les sociétés traditionnelles et dans le monde moderne. Je suis ici l’analyse d’Hannah Arendt 3 qui souligne l’opposition fondamentale entre le processus d’appropriation qui caractérise l’époque moderne et la propriété dans le contexte traditionnel. Cette dernière «désigne la possession privée d’une parcelle du monde commun» 4. Effectivement, pour les paysans des sociétés traditionnelles, on n’achète pas une terre, on y appartient, on y vit, on en vit, et c’est cette appartenance au monde qui fait de l’individu le membre à part entière de la communauté politique. La possibilité même de s’approprier une terre sans la cultiver détruit cet «être ensemble au monde» (et la communauté politique qui en dépendait), car celui qui possède la terre n’y appartient plus et ceux qui y vivent, qui la cultivent, ne la possèdent pas. Il est remarquable, par exemple, que les ouvriers agricoles qui travaillent dans les plantations ne forment jamais une communauté villageoise à proprement parler ni ne se mêlent vraiment aux communautés des lieux où ils travaillent. A Sungei Kopas, à Sumatra Nord, les ouvriers de la Bakrie Sumatera Plantations (PT BSP) ne restent travailler dans la plantation que quelques mois, le temps de gagner assez d’argent pour pouvoir rentrer «chez eux», là où leur famille habite et où ils possèdent au minimum la terre sur laquelle est installée leur maison. A Sungei Kopas, ils sont logés dans des baraquements en dehors du village et ne participent pas du tout à la vie de la communauté locale: même l’église où ils célèbrent l’office du dimanche est distincte de celle où se rendent les villageois.
Contrairement à un préjuge tenace, le droit coutumier assure une protection bien plus ferme de la propriété privée que les titres de propriété utilisés à l’ère moderne pour apporter quelque stabilité à un monde essentiellement fluctuant. Dans le premier cas, la communauté garantit l’inviolabilité de l’usufruit de la terre à ses membres (celui qui quitte la terre quittant de facto la communauté). Dans le deuxième, les titres de propriété («d’appropriation») sont tout au plus un outil légal permettant aux investisseurs de s’approprier des ressources simplement en versant une contrepartie financière. L’exemple de Tanak Awu à Lombok est caractéristique: les habitants ayant refusé en 1995 de céder leurs terres (pour lesquelles ils détenaient des titres de propriété) pour la construction d’un aéroport, l’Etat a versé le montant de la compensation financière (qu’il avait lui-même fixé) sur un compte en banque et a ensuite considéré ce versement comme la preuve irréfutable de la cessation de leur bien par les paysans.
L’anéantissement de la propriété en faveur de l’appropriation est une condition essentielle du développement capitalistique, car «Tout ce qui est privé ne peut qu’entraver le développement de la «productivité» sociale et toute considération de propriété privée est donc à rejeter en faveur du processus constamment accéléré de la richesse sociale» 5. C’est en vertu de ce principe d’accumulation des richesses que l’Etat développementaliste, l’Etat qui programme la transition d’une société traditionnelle vers une société capitaliste moderne, soutient et, lorsqu’il est nécessaire, applique directement l’expropriation des populations paysannes et indigènes. Sous l’Ordre Nouveau, l’Etat indonésien a eu besoin, pour réaliser son projet développementaliste, de commencer par casser le droit coutumier. Il l’a laissé administrer quelques menues questions rituelles, mais l’a empêché d’intervenir dans tout ce qui concernait l’utilisation des ressources agraires.
Les paysans indonésiens qui à partir de 1998 réoccupent les terres affirment de façon implicite leur reconnaissance du droit coutumier contre le droit formel. Ils justifient avec insistance leur acte en droit, comme si la tyrannie de l’estomac ne pouvait en rien suffire à elle seule à le légitimer. La plupart des communautés villageoises conservent précieusement les documents qui prouvent que les habitants ont payé la taxe foncière plusieurs dizaines d’années durant. D’autre part, les terres occupées se limitent strictement à celles dont les anciens conservent la mémoire précise. Les paysans indonésiens qui prennent part à des actions d’occupation sont persuadés d’être dans leur bon droit. Ils le sont effectivement, selon les normes du droit coutumier.
Expropriations malgré la démocratisation
L’ordre dictatorial achevé, des milliers de communautés villageoises sont donc tout simplement retournées cultiver leurs terres. Favorisées par la désorganisation de la police, le chaos économique et l’anarchie politico administrative, nombreuses sont celles qui ont effectivement réussi à réoccuper durablement les champs auparavant expropriés. Les syndicats paysans, qui existaient déjà de manière clandestine à Java Ouest et à Sumatra Nord depuis le début des années 1990, ont acquis une force considérable en se structurant au niveau national 6 et en soutenant les luttes paysannes partout où elles éclosaient. Le débat sur la distribution des ressources agraires, auquel s’étaient substituées depuis la fin des années 1960 les politiques de modernisation agricole (révolution verte) et de fronts pionniers (transmigration), a enfin pu revenir sur le devant de la scène politique.
L’élection de Gus Dur puis de Megawati Sukarnoputri en 1999 et 2001 a suscité d’énormes espoirs parmi les paysans. En 1999, Gus Dur déclarait que 40% des terres contrôlées par l’Etat devaient être redistribuées. On parlait de la suppression des deux grandes entreprises publiques d’exploitation agricole et forestière 7. Dès 2001, sous la pression des syndicats paysans et de nombreuses ONG, la question de la reforme agraire était mise à l’agenda du parlement. Cependant, le décret parlementaire sur la réforme agraire et la gestion des ressources naturelles qui est adopté en novembre 2001, s’il affirme la nécessité d’une redistribution plus juste des terres et du respect des droits fondamentaux des paysans, ne remet nullement en cause ni l’option développementaliste, ni la prédominance du droit moderne national sur le droit coutumier. La Fédération des Syndicats Paysans Indonésiens, à l’étonnement de plusieurs observateurs, s’est donc fermement opposée à ce décret. Elle revendique l’application de la loi agraire de 1960 (UUPA 5/1960) adoptée sous la présidence de Soekarno et qui, elle, met en avant le respect du droit coutumier (paragraphe 5) et la fonction sociale – et non économique – de la propriété foncière (paragraphe 6). Entre 1963 et 1965, le puissant Front Paysan Indonésien (BTI, proche du parti communiste indonésien) s’est appuyé sur cette loi pour faire redistribuer des dizaines de milliers d’hectares aux paysans pauvres. Mais dès la prise de pouvoir de Suharto en 1966, l’UUPA, bien que jamais officiellement abrogée, a été enterrée et le BTI a été interdit (on estime que 200.000 de ses membres auraient été assassinés dans les mois de terreur entre octobre 1965 et l’automne 1966). Depuis, force est de constater que la réforme agraire est restée lettre morte en Indonésie.
Ainsi, et Gus Dur, déchu de son mandat en 2001, et Megawati, incapable de remettre en cause l’alliance de la bureaucratie et des milieux d’affaires, ont déçu. L’élection en 2004 de Susilo Bambang Yudhoyono (SBY), un militaire soutenu par l’ancien parti de la dictature (GOLKAR), est significative de la désillusion du peuple indonésien vis-à-vis de la démocratie libérale qui tolère l’expression des opinions mais non pas la remise en cause des fondements du système économique. Avec SBY, au moins, les choses sont claires: à l’image de Suharto, il applique un programme fondé sur le retour à un Etat central fort, garant de la croissance économique. Le développement est son credo, le PIB, la mesure de sa réussite. En toute logique, en mai 2005, il a adopté un décret qui facilite les mesures d’expropriation de terre en cas d’»intérêt public» (PerPres 36/2005). Et rien n’a changé: intérêt public se confond toujours, en Indonésie, avec développement.
Lutte pour la survie
Ceux qui ont cru que la mise en place d’institutions démocratiques pourrait pacifier les conflits d’intérêt en Indonésie doivent aujourd’hui admettre leur erreur. La violation des droits humains n’est pas liée au type de régime en place, mais bien à la violence inhérente à l’expropriation des ressources agraires et la prolétarisation des populations indigènes et paysannes. On ne sera donc pas étonné que les méthodes utilisées par le régime «démocratique» pour chasser les paysans récalcitrants ne diffèrent guère de celles de l’Ordre Nouveau. A Cisompet (Java Ouest), le 30 mai 2006, des dizaines de maisons ont été brûlées par les hommes de main de l’entreprise de plantation nationale (PTPN). A Sungei Kopas (Sumatra Nord), le 16 mars 2006, plus de 150 policiers ont ouvert le passage à des dizaines de bulldozers venus raser les cultures des villageois; début juillet 2006, trois paysans étaient encore en prison. A Tanak Awu (Lombok), le 18 septembre 2005, la police a tiré sur la foule des paysans qui manifestaient contre leur expulsion et a blessé gravement 37 personnes; fin août 2006, 9 paysans étaient encore en prison. A Bulukumba (Sulawesi Sud), le 21 juillet 2003, la police a tiré sur les paysans qui résistaient contre leur expulsion par l’entreprise PT PP Lonsum et a tué quatre personnes. C’est chaque semaine en Indonésie que de telles tragédies ont lieu. Mais les paysans sont aujourd’hui plus organisés et plus conscients de leurs droits qu’ils ne l’étaient avant la Reformasi en 1998. De plus, la situation de l’emploi dans les secteurs industriels et tertiaires ne permet pas la «transition en douceur» qu’on a pu connaître en Europe de l’Ouest dans les années 1950-1960 (bien que je ne nie nullement la violence qu’a pu représenter pour les paysans européens cette expulsion des campagnes par la pression économique et le discrédit moral qui affectait leur activité). N’ayant d’autre alternative pour se nourrir que de travailler la terre, les paysans indonésiens résistent. Et qu’importe la police, les milices et les bulldozers, puisqu’ils n’ont rien à perdre.
La démocratisation institutionnelle n’y changera donc rien: tant que l’objectif développementaliste n’aura pas été abandonné, les expropriations se poursuivront, là pour construire un complexe touristique, là pour agrandir une plantation de palmiers. La lutte des paysans et des indigènes indonésiens contre les expropriations foncières est une lutte contre le développement. Ils ne luttent pas pour le respect des droits humains ou contre l’injustice, ils luttent pour leur survie. Or leur survie et le développement capitaliste sont incompatibles: ce sera donc une lutte à mort. En Occident, il n’est plus permis d’en douter, le capitalisme a gagné. C’est la fin des paysans de Henri Mendras 8 et il faudra, pour rebâtir une société libre, commencer par nous libérer de nos propres chaînes mentales. Mais en Indonésie, au Mexique, dans tous les pays dits «en transition» , les civilisations paysannes existent et résistent. Tout notre espoir est contenu dans leur lutte farouche pour la terre
Morgan Ody *
août 2006
* Morgan Ody a vécu plusieurs mois en Indonésie courant 2006, dans le cadre de son DEA à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales consacré à cette question. Elle y avait déjà passé une année après le bac et a appris à parler l’indonésien. Morgan est coordinatrice de Via Campesina en Europe et travaille depuis septembre dans le bureau de la Confédération Paysanne Européenne à Bruxelles. Depuis deux ans, le secrétariat international de Via Campesina se trouve en Indonésie.
Taux de croissance annuel moyen de 6,1 pour cent sur la période 1980-1990 et de 7,6 pour cent sur la période 1990-1995
A ce sujet, voir "Sauvegarde du climat, à quoi sert Kyoto?" Christian Salmhofer, Archipel no. 136, mars 2006
Condition de l’homme moderne, traduction française G. Fradier, Calmann-Lévy, 1961, 1983, réédité avec une préface de P. Ricœur – Pocket, 1988, 1992, première édition The Human Condition, London, Chicago, University of Chicago Press, 1958
op. cit. p.321
op. cit. p.109
création de la Fédération des Syndicats Paysans Indonésiens, FSPI, en juillet 1998
PTPN et Perhutani, qui ont pris la suite des plantations coloniales et qui symbolisent plus que toutes autres l’alliance des milieux d’affaire et de l’Etat
«La Fin des paysans, changements et innovations dans les sociétés rurales françaises», Sedeis-Futuribles, 1967, quatrième édition augmentée Actes Sud, 1992