HAUT-PARLEUR: Le Forum Social de Bouznika (Maroc) - 25 au 27 janvier 2008

9 mai 2010, publié à Archipel 158

Le Forum Social Mondial de Nairobi, en janvier 2007, avait déclaré le 26 janvier 2008 journée d’action décentralisée pour la planète entière, et à cette date aurait dû se tenir un forum social maghrébin en Mauritanie. Ceci avait été décidé lors d’une réunion de préparation qui avait eu lieu en janvier 2006 à Bouznika pour en définir les thèmes.

En effet, après les élections de 2007 qui avaient porté au pouvoir un nouveau gouvernement, il paraissait nécessaire de renforcer le mouvement social en Mauritanie, où, en outre, on espérait pouvoir discuter du Sahara occidental plus ouvertement qu’au Maroc1. Le gouvernement mauritanien n’a pas autorisé la tenue du forum social, et au sein du comité d’organisation les avis divergeaient quant à la marche à suivre. Finalement il a été décidé au dernier moment de laisser le forum social se tenir au Maroc, d’en maintenir la date dans le cadre de la journée d’action internationale et d’y inviter des activistes d’autres pays africains, ainsi que d’Europe.

Participants et programme

Surprise: au lieu des 700 participants attendus, 1400 arrivent au centre de vacances pour les jeunes de Bouznika, sur la côte atlantique, entre Rabat et Casablanca. Parmi eux, beaucoup de jeunes Marocains, dont ceux très engagés du réseau RESAQ de Casablanca, mais aussi des migrants subsahariens vivant au Maroc, et plus de 100 activistes venus d’autres pays du Maghreb et d’Afrique subsaharienne; les participants d’Europe sont là plus spécialement à l’invitation du Manifeste euro-africain, un réseau de migrants qui s’est constitué à Rabat fin juin 2006 suite à une conférence d’ONG sur les thèmes «Migration, droits fondamentaux et liberté de circulation».

En raison de l’engagement de ce réseau transnational et du grand intérêt manifesté surtout par les jeunes Marocains, la migration devient un thème central du Forum. Lors des assemblées plénières, des ateliers et des réunions, d’autres thèmes importants surgissent: droits économiques et sociaux, luttes des femmes pour l’égalité et la dignité, mouvements de jeunes à l’ère du néolibéralisme, privatisation de l’eau, changement climatique et protection de l’environnement, mouvements contre la guerre, conflit du Sahara occidental, droits culturels, religion et démocratie, avenir des forums sociaux.

Un roi répressif et des islamistes en progression

En comparaison avec son père Hassan II, l’actuel roi du Maroc Mohammed VI peut paraître favorable aux réformes, mais il ne laisse aucune liberté d’action aux mouvements sociaux. Début février, un militant d’ATTAC Maroc et deux activistes de l’AMDH (Association Marocaine des Droits de l’Homme) ont été condamnés à un an de prison ferme pour avoir participé le 1er mai à une manifestation de solidarité avec des prisonniers. Au Maroc, le crime de lèse-majesté est un délit punissable par la loi, les journalistes et militants critiques en savent quelque chose. C’est là toute l’hypocrisie d’un régime qui, contrairement aux autres pays du Maghreb, autorise des événements tels qu’un Forum social, endossant ainsi un «habit démocratique» tout en se permettant des razzias racistes et des arrestations d’opposants.

Des participants au Forum nous racontent que parallèlement à cette évolution, les islamistes gagnent de plus en plus d’influence dans le pays. Surtout dans les universités, où ils opposent aux efforts d’émancipation des étudiants leur conception du monde patriarcale et rétrograde. Les réunions sur les droits des femmes sont perturbées, un jeune étudiant athée nous dit qu’il risque de se faire agresser en permanence.

Beaucoup ont l’impression que la monarchie, bien que traditionnellement alliée de l’Occident, laisse aux islamistes une marge de manœuvre certaine afin de s’assurer leur concours pour réprimer les opposants et les tentatives d’émancipation des femmes. Contrairement au Hamas au Proche-Orient, les islamistes n’ont pas réussi à s’établir au Maroc en tant que mouvement social, et c’est bien ainsi.

Vendredi: assemblée plénière d’ouverture…

Pour commencer, le comité d’organisation annonce que plus de 700 organisations et réseaux sont représentés. Des paroles de salutations sont prononcées en arabe et en français, notamment par une Tunisienne qui s’adresse aux femmes triplement opprimées, et par Victor Nzuzi, militant congolais de Via Campesina et membre du réseau de migration euro-africain. Il revendique la liberté de circulation pour tous, appelle à l’unité africaine, somme les jeunes de sauvegarder les richesses des cultures africaines, de constituer des réseaux, de porter le débat dans les quartiers et de s’approprier l’espace public pour instaurer une véritable démocratie au lieu de laisser le Maroc être le paradis fiscal des dictateurs africains.

Débats sur le climat

Dans l’atelier sur la privatisation de l’eau et le changement climatique, il apparaît clairement que dans un pays tel que le Maroc «la question de l’écologie» est étroitement liée à la mondialisation, au néocolonialisme et à la migration: par exemple, depuis la privatisation de l’eau, les entreprises de distribution sont à 55% françaises. Les prix augmentent, les bénéfices sont transférés en Europe et c’est à peine si la population pauvre peut avoir accès à l’eau, d’ailleurs très inégalement répartie dans le pays. L’orientation de l’agriculture en faveur de l’exportation, le tourisme et les terrains de golf pour les riches font que l’eau se fait encore plus rare pour la majorité de la population. Cette situation a pour conséquence une émigration des régions sèches vers les grandes villes, où les quartiers pauvres sont en expansion. C’est de là que beaucoup tentent de gagner l’Europe. Des mouvements de base se battent pour des biens et des services sociaux gratuits ou au moins accessibles aux pauvres.

... et protestations contre les razzias

Au début du Forum, on apprend que de nouvelles razzias ont eu lieu dans plusieurs quartiers de Rabat à l’encontre de migrants. Les 18 et 19 janvier, des dizaines d’entre eux sont arrêtés à Nador, Casablanca et Rabat, et certains, en possession d’une carte de réfugié ou d’un autre document valable, sont relâchés après une intervention du HCR. Mais les sans-papiers, comme c’est souvent le cas au Maroc, sont reconduits à Oujda, à la frontière fermée de l’Algérie, au nord-est du pays. Ce n’est pas un hasard si ces razzias ont lieu peu avant une réunion du gouvernement fixée à Rabat le 21 janvier, appelée «Dialogue 5+5», durant laquelle des Etats européens et nord-africains du pourtour méditerranéen négocient sur le libre échange, la sécurité des frontières et les quotas de migration, dans le cadre d’une «politique de voisinage». Avec ces razzias, le Maroc veut prouver qu’il prend au sérieux son rôle de gardien des frontières de l’UE et qu’il attend en retour des compensations en forme de contrats commerciaux ou d’accords pour l’émigration légale de sujets marocains.

En réaction à cette recrudescence des razzias, plusieurs centaines de jeunes, de migrants et d’autres membres du réseau euro-africain se rassemblent le soir même en un cercle de protestation sur la place du centre de vacances. On y entend des paroles de solidarité avec les victimes d’arrestations, pour la légalisation des sans-papiers, pour la liberté de circulation et l’égalité des droits, contre la collaboration des régimes arabes avec l’UE, on y dénonce le non-respect des droits des personnes marginalisées au Maghreb, et des participants de différents pays prononcent de courts discours. Les jeunes Marocains se solidarisent ouvertement avec les migrants subsahariens, et ils le montrent non seulement par des actions de protestation et des propositions de déclarations politiques, mais aussi, tard dans la soirée, par une invitation à danser sur de la musique disco arabe.

Le Maroc et la politique européenne d’immigration

Environ 300 personnes participent à l’atelier sur ce thème2. Les interventions des participants témoignent dans leur ensemble que l’UE mène une politique de «migration kleenex». La métaphore souligne le fait que l’immigration n’est souhaitée que lorsqu’elle correspond à une nécessité économique, c’est-à-dire que les immigrés sont utilisés comme des mouchoirs en papier jetables. Un exemple actuel est cité: celui du recrutement des femmes marocaines pour la récolte des fraises en Espagne.3

Par contre l’immigration non souhaitée se présente sous plusieurs formes. Nous parlons longuement avec un jeune Camerounais qui a vécu l’assaut du grillage de la frontière à l’enclave de Ceuta en octobre 2005. Il fait partie de ceux qui n’ont pas réussi à arriver en Europe, et ils sont nombreux, mais d’avoir participé à cette action lui permet maintenant d’en aider d’autres à fuir: utiliser des échelles et avoir un plan d’action d’ensemble représente un défi logistique collectif non négligeable. Depuis ces événements, il vit à Rabat où il tente de fonder une organisation forte de sans-papiers. Pour lui, le Forum est le lieu approprié pour échanger avec d’autres militants antiracistes et développer sa stratégie.

De l’autre côté de la Méditerranée, Naowal essaie de réaliser un projet semblable. Elle nous raconte qu’elle ne supporte plus d’effectuer le travail pénible qu’on attend d’une immigrée marocaine dans les maisons espagnoles. Sans papiers pendant des années, elle a fait le ménage et gardé les enfants pour un salaire de misère et un seul jour de congé par semaine. A présent elle a réussi à obtenir un permis de séjour et un travail régulier dans un supermarché. Dans les semaines qui viennent, elle veut d’abord reprendre des forces dans sa famille et chez ses amis, avant de retourner en Espagne pour commencer le travail politique avec les femmes immigrées.

En marge du Forum et attentes pour l’avenir

Ces échanges sont au moins aussi importants que les ateliers, assemblées plénières et réunions officiels. Ils ont lieu pendant les repas, sur la place du centre de vacances propice aux rencontres, à l’occasion d’une promenade sur la plage toute proche ou le soir grâce à un programme culturel bien choisi incitant au mouvement.

Des sans-papiers nous racontent leur périple, souvent sur des années, depuis leur pays d’origine jusqu’au Maroc, leurs vaines tentatives d’atteindre l’Europe en franchissant le grillage à Ceuta ou Melilla, ou en bateau, ils évoquent les innombrables razzias, arrestations, et les tentatives d’expulsion dont ils sont victimes.

Des activistes de l’Afrique subsaharienne nous parlent de l’exploitation de leurs pays, des conséquences du commerce inéquitable et des contrats imposés comme ceux de l’EPA (Economic Partnership Agreements ), par exemple, que quelques gouvernements africains refusent de signer. Ils décrivent les conditions précaires de leur travail politique, en insistant sur la nécessité non seulement d’un soutien financier, mais aussi d’appartenir à un réseau transnational.

Des jeunes Marocains nous présentent leurs problèmes sur place, dans ce pays pseudo-démocratique, caractérisé par une surveillance omniprésente, une double morale et des courants islamistes en pleine expansion. Ils sont jeunes, plein d’idées et d’énergie, mais sans argent ni perspectives concrètes d’avenir. Ils ont envie de vivre quelque chose de nouveau, ils sont disposés à apprendre et prêts à prendre des risques. Les autorités ont raison de les craindre.

Ce Forum social du Maghreb ne nous a pas laissés indifférents. Depuis notre retour, nous sommes en contact semaine après semaine avec les nouveaux amis et camarades. Il nous reste maintenant à prouver l’efficacité du réseau transnational de solidarité et de protestation dont nous attendons beaucoup. Les dernières nouvelles rendent le travail de solidarité plus urgent que jamais: la brutalité des razzias touchant les migrants subsahariens s’est encore renforcée depuis notre départ…

Pour en savoir davantage:

www.migreurop.org

Conni Gunnser

Dieter Behr

  1. La province du Sahara occidental a été annexée par le Maroc en 1975 au terme d’une intervention militaire appelée «la marche verte». Le statut des 370.000 habitants et de cette zone de 252.000 km2 reste flou, le Maroc ayant refusé la tenue d’un référendum sur l’indépendance du Sahara occidental. Depuis l’annexion la guérilla du «Front Polisario» se bat pour le retrait des troupes marocaines.

  2. Les deux auteurs de l’article ont pris part aux activités autour du thème de l’immigration. Il faut préciser que parallèlement se sont tenus des rassemblements de femmes, de syndicalistes, de jeunes, et d’autres groupes