Fin août, le gouvernement présentait au Parlement le projet de loi d’exception concernant le démarrage de l’exploitation de la mine d’or de Roºia Montanã Gold Corporation (RMGC). Depuis, il ne se passe pas une journée sans mouvement de contestation. Les manifestations du dimanche rassemblent de plus en plus de gens. Les médias, qu’ils soient publics ou privés, continuent à les ignorer même s’il s’agit de plusieurs dizaines de milliers de personnes. Chaque jour apporte son lot de surprises; les politiques en sont irrités. Il est, pour l’instant, difficile d’estimer où en sera cette lutte au moment où vous lirez cet article. Une précision cependant: cette révolution n’apparaît pas à la télévision mais elle a son compte Facebook...
«Le long du sombre boulevard qui s’appelait autrefois La victoire du Socialisme, défilent 20.000 personnes. Derrière elles, le Palais du Peuple, toutes lumières éteintes. Ils sont nombreux, comme jamais depuis une génération. Il y a une semaine, ils se réjouissaient de se retrouver. Maintenant ils sont le double, mais ils ne rigolent plus»1.
C’est ainsi que commence l’article du collectif de journalistes Casa Jurnalistului, paru le 15 septembre 2013, un jour après la plus grande manifestation roumaine depuis 1989. Ne serait-ce qu’à Bucarest, il y avait entre 25 et 50.000 personnes dans la rue. A Cluj, ils étaient 12.000 et le nombre de 800 manifestant-e-s de Sibiu était exceptionnel. L’appel «Ensemble on sauvera Roºia Montanã» est scandé dans presque toutes les villes roumaines et ailleurs sur la planète.
L’initiative Save Roºia Montanã lutte depuis 2002 contre le projet de RMGC d’exploiter, en plein milieu des montagnes Apuseni, la plus grande mine d’or à ciel ouvert d’Europe. La RMGC est une joint-venture entre l’entreprise publique Minvest et l’entreprise canadienne Gabriel Resources qui prévoit d’extraire 300 tonnes d’or et 1200 tonnes d’argent sur une durée de 17 ans. 17 ans en échange de presque 2000 ans d’Histoire, celle de Roºia Montanã et sa culture singulière. Quelques places de travail contre 204.000 tonnes de cyanure.
D’un côté de la balance, une poignée de paysannes et de paysans, de l’autre l’ensemble de la classe politique roumaine, les lobbyistes et les stratégies économiques mensongères. Ils ont réussi l’exploit de gagner à leur cause le plus grand mouvement de citoyens de Roumanie. Les manifestations des dernières semaines (et celles à venir) ne sont pas seulement une prouesse quantitative pour la société composite roumaine, force est de constater que le mouvement de protestation roumain est resté, jusqu’à présent, absolument pacifique (...). Il semble que la police n’ait pas opté pour une stratégie d’escalade de la violence, ce qui n’aurait pas été dans son intérêt. D’autant plus qu’à la tête des manifestations défilent les mères avec les poussettes. Elles constituent une partie de la «génération dormante» qu’une bloggeuse décrit comme suit: «(…) des étudiant-e-s, ceux et celles qui ont un travail dans une grande entreprise, sont entrepreneurs eux-mêmes ou bien exercent une profession libérale, maîtrisent pour la plupart au moins une seconde langue et sont des utilisateurs d’Internet. Tous ceux et celles qui ne jettent pas leur poubelles à la rue, qui payent leurs impôts, qui s’intéressent à l’éducation alternative et à l’environnement, qui vont au travail plutôt à vélo qu’en voiture, qui n’hésitent pas à traverser l’Europe en stop, qui ont pris sur eux de construire un monde meilleur pour nous et nos enfants – sans rien attendre de l’Etat. (…) Les temps ont changé, la belle aux bois dormant s’est réveillée».2
Le projet de loi est connu depuis deux ans. Pendant la campagne électorale de 2012, la coalition sociale-libérale brandissait déjà des banderoles «Stop au projet minier».
Ils ont gagné les élections. Fin août, le gouvernement soumet le projet de loi au Parlement – et les gens descendent dans la rue à l’annonce, par la machine à propagande de la RMGC, du démarrage du projet minier. Assez rapidement, le Premier ministre Ponta, du parti social-démocrate, signale qu’en tant que député, il rejetterait sa propre loi. Le chef du Parti National Libéral (PNL), M. Antonescu, lui aussi, parle de voter contre et à Bucarest, on s’accorde pour un vote d’urgence. La nouvelle d’un arrêt du projet se propage rapidement via les médias nationaux comme internationaux.
Les gens dans la rue savent que c’est faux. Ils savent que le gouvernement de Bucarest fera tout pour faire passer cette loi d’exception concernant Roºia Montanã. Pour cela, le gouvernement a ordonné une commission spéciale, qui travaille sans délai imparti. La loi ne sera votée, probablement, qu’en novembre. Les manifestants vont être obligés d’économiser leur souffle et de relever le défi de maintenir la pression de la rue jusque-là. On leur souhaite de réussir et que partout dans le monde beaucoup de gens les rejoignent – comme par exemple la diaspora roumaine qui, chaque dimanche, organise des actions de protestations dans de nombreuses capitales. Le gouvernement, le Parlement et les médias de masse sont irrités.
Ils ne s’attendaient pas à une révolte d’une telle ampleur. Ces mouvements sociaux se sont déroulés dans un contexte de campagne électorale et ont rapidement pris une tournure politique. A l’époque, les médias se sont contentés de réaliser des portraits détaillés de manifestants. Ou bien ils ont fait l’impasse sur les manifestations, ou bien ils ont présenté les événements sous un mauvais jour, ce qui n’est pas étonnant quand on sait que le secteur de la presse privée roumaine est tributaire des recettes publicitaires de la RMGC. Ce qui est alarmant, c’est le fait que la télévision publique TVR et la radio roumaine ont tout simplement occulté la révolte. Cela indique clairement le degré d’imbrication entre le monde politique et les médias aux mains des intérêts économiques privés. Et pas seulement à Bucarest. Ces connivences s’étendent jusqu’en Suisse où l’économie repose essentiellement sur le commerce de l’or.
Les forces en présence sont très inégales. Et tandis que dans ce scénario, le Goliath réussit relativement bien à représenter des intérêts homogènes, les David sont extrêmement hétérogènes. Ils n’ont aucun message politique commun – le spectre va des nationalistes en passant par les prêtres orthodoxes et la classe moyenne jusqu’aux anarchistes. Cette diversité met à rude épreuve la patience de certains, comme par exemple dans le cas de propos racistes. En fait, c’est l’intérêt pour l’environnement qui les unit. Ce qui, dans une société individualisée à l’extrême comme c’est le cas en Roumanie, représente plus qu’une question écologique. Ce souci partagé redonne, pour la première fois depuis des dizaines d’années dans un pays extrêmement divisé, un «sens commun», le bon sens par excellence d’une société.
Le Parlement européen et des pays tels que la Hongrie, la Bulgarie et la Tchéquie ont, pour certains depuis longtemps, exigé une interdiction de l’utilisation de cyanure dans les mines, en l’occurrence déjà effective. En Roumanie, les politiques discutent toujours de quelques places de travail et de gageures sans grand intérêt économique comme par exemple le doublement de la réserve d’or nationale (de 100 tonnes actuellement), alors que le stock de cyanure prévu pour ce projet sera le plus grand d’Europe. Pour ce faire, les lobbyistes ont rédigé une loi pour le gouvernement qui est censée légaliser d’entrée toute entorse à la loi relative aux mines. Les inévitables expropriations, par exemple, seront laissées aux bons soins de l’entreprise privée RMGC. Cela explique le slogan des manifestants: «Ce n’est pas l’entreprise qui fait la loi». Il est évident qu’on a affaire, ici à la périphérie de l’Europe, à une tentative de peaufinage de la mise en conformité des démocraties européennes avec le marché, au moyen de projets de loi. C’est pourquoi, Roºia Montanã est bien plus qu’une question roumaine ou écologique. (...)
Les contestataires sont unis; le comportement clairement unilatéral de leur classe politique les a déçus et rendus amers. On verra, dans les prochaines semaines, si ce sentiment se commutera en colère. Et si la loi et avec elle le projet entier de la mine d’or de Roºia Montanã tombera enfin dans les poubelles de l’Histoire. Quand l’appel «Unis, nous sauverons Roºia Montanã!», partant de Bucarest, atteindra Paris en passant par Vienne et Genève et quand les manifestations auront atteint leur but, ce sera alors un exemple pour toute l’Europe.
Joachim Cotaru
FCE - Roumanie
le 18.09.13
Cluj,Transylvanie