Toute personne se souciant du monde dans lequel elle vit est tôt ou tard conduite à se demander ce qui le caractérise et le dirige. En général, ce questionnement est provoqué par une évolution qui choque ou suscite le malaise, et de cette manière interpelle: comment comprendre cette innovation dérangeante? En quoi pose-t-elle problème? Qu’est-ce qui l’a suscitée? On est alors poussé vers une réflexion plus générale, car aucune évolution ne peut être coupée du monde qui l’a vue naître et dont elle révèle un certain nombre de traits. (1ère partie)
N’importe qui peut être ainsi amené à se poser des questions fondamentales, parce qu’elles conditionnent nos prises de position et nos voies d’action: dans quel monde vivons-nous? Quelles forces dominent et caractérisent le présent? Et dans quelle(s) direction(s) nous poussent-elles? Ces questions ne sont pas l’apanage de la pensée savante. On les retrouve au cœur de la science-fiction, qui y propose des réponses narratives. En fait, elles peuvent préoccuper n’importe qui, en raison de leur dimension politique. Une réflexion politique digne de ce nom ne saurait se contenter de ce que fait aujourd’hui la «philosophie politique»: poser des principes abstraits et penser que le «pouvoir» se joue avant tout dans les institutions politiques. Si connaître c’est, de quelque manière que ce soit, refléter ce qui est, la réflexion politique se doit surtout d’apprécier la situation présente; d’analyser ce qui nous arrive. Et cela veut dire: démêler l’écheveau de forces (politiques, économiques, culturelles, etc.) qui pèsent sur le monde dans lequel nous vivons, afin de déterminer celles qui dominent, et par là même définissent le présent et, au moins en partie, l’avenir. Mais cela veut aussi dire: déterminer ce que ces évolutions nous font, afin d’en évaluer les effets. Sans une vision claire de ces enjeux, impossible de s’orienter, de savoir comment agir. On risque alors de se mettre au service de forces que l’on condamne, sans les comprendre et parfois même en prétendant s’y opposer. Ou bien, parce qu’on n’a pas su identifier les puissances sociales émergentes, de s’attaquer à celles dont elles ont pris la relève, en passant à côté du véritable champ de bataille, celui qui est au cœur du présent parce que son issue décidera de la physionomie du monde de demain.
Compte tenu de leur importance, il n’est pas étonnant que ces questions ordinaires aient été posées par la plupart des grands philosophes, sociologues, anthropologues, historiens et psychanalystes: eux aussi ont cherché à décrypter le monde contemporain et les problèmes qui s’y posent. Mais, contre toute attente, la pensée savante a rarement fait l’analyse épistémologique et méthodologique de ce projet de comprendre le présent dans sa spécificité et sa négativité historiques, comme si cette pratique théorique résistait à toute reprise critique. Elle ne va pourtant pas sans poser de problèmes: quelles voies emprunter pour atteindre une connaissance en la matière? Quels écueils éviter? Comment formuler et articuler adéquatement les diverses questions constitutives de ce mode de connaissance? Et, d’abord, comment comprendre et circonscrire cet objet fuyant qu’est le présent? Dès lors, faut-il s’étonner des travers dans lesquels tombent souvent les tentatives de pointer les maux qui nous affectent et les défis qui nous guettent, de dire où nous en sommes aujourd’hui et ce que ce monde fera de nous?
Comprendre le monde
Ces travers ne doivent pas nous conduire, comme c’est souvent le cas des universitaires, à voir d’un œil moqueur une problématique qu’ils abandonnent aux «essayistes», achevant ainsi de discréditer une ambition élémentaire à laquelle ils renoncent: comprendre le monde dans lequel nous vivons. Aujourd’hui plus que jamais, il y a fort à faire en la matière, compte tenu de la rapidité avec laquelle notre monde évolue et des problèmes qui s’y multiplient. A bien des égards, nous sommes pris dans un mouvement d’accélération exponentiel, caractérisé par une succession et une accumulation de crises sur tous les plans, économique, social, écologique, etc. Le concept de «crise», qui désigne à l’origine un moment crucial, un dénouement, en perd même son sens: la crise est devenue notre quotidien, le cours «normal» des choses. Que peut-il résulter de ce bouleversement incessant de nos conditions de vie et même, avec les technologies d’aujourd’hui, des données élémentaires de la condition humaine? Que signifie sur le plan humain l’utérus artificiel? Qu’est-ce qui se joue derrière le projet de viande in vitro?
Si le changement règne tous azimuts, cela n’est à vrai dire pas nouveau, même si la vitesse d’accélération donne toujours le sentiment d’une situation exceptionnelle. En 1848, Marx notait déjà, comme nombre de ses contemporains, que l’époque bourgeoise se caractérise par la permanence du mouvement: la seule chose stable est l’instabilité elle-même. Il pensait au bouleversement continu des modes de production lié à la dynamique du capitalisme, qui pousse les entreprises à investir, innover et se moderniser en permanence, sous peine de disparaître face à la concurrence. Ce faisant, il avait identifié l’une des «puissances» fondamentales qui travaillent notre monde, le pétrissent et le transforment en continu. Il y en a d’autres, intimement liées à elle. L’Etat moderne d’abord, avec sa dimension bureaucratique: il produit continuellement des lois, des normes, des dispositifs pour accompagner et impulser le progrès. La «science organisée» ensuite, telle qu’elle se pratique aujourd’hui, non plus à titre «personnel» comme pouvaient le faire les savants d’autrefois, mais dans des instituts de recherche, privés ou publics, qui organisent et orientent le travail des chercheurs en leur mettant à disposition des moyens qu’ils ne pourraient jamais posséder (la big science en est la forme achevée). Il en résulte un déferlement de conquêtes scientifiques et d’applications technologiques qui métamorphosent la vie quotidienne.
Ces trois puissances «révolutionnaires», ces trois mondes sociaux qui se sont conjointement constitués au cours du 19ème siècle avec leurs règles propres, leurs valeurs et leurs logiques objectives (quête de rentabilité, de puissance et de vérité), dominent plus que jamais la société. Mais, aujourd’hui, nous vivons un moment historique paradoxal: le «progrès» se poursuit, au moins au sens d’un monde de plus en plus organisé, mécanisé et rationalisé, où les innovations économiques et technologiques se succèdent à un rythme effréné.
Seulement, l’accumulation de crises et les sombres perspectives d’avenir font que la foi dans le progrès s’effrite. Qui croit encore sérieusement que ses enfants bénéficieront de meilleures conditions de vie que les nôtres, alors qu’ils hériteront d’une planète ravagée où la concurrence sera acharnée, pour les emplois et le contrôle des ressources? Le progrès règne en maître, mais, au fond, plus grand monde n’y croit.
Penser le monde
Penser le monde dans lequel on est pris et qui nous constitue, cerner les problèmes qui s’y posent et imaginer des solutions pour y remédier: la tâche a toujours été périlleuse et l’est encore aujourd’hui. Mais elle n’en est pas moins indispensable si l’on ne veut pas être le jouet des dynamiques dominantes. En réalité, chacun s’y attelle de manière plus ou moins approfondie. Elle s’impose à quiconque se soucie du monde et de l’avenir, notamment aux intellectuels, compte tenu du rôle qu’ils jouent dans la société et ses évolutions. Il est irresponsable de s’y soustraire, voire impossible: même ceux qui ont pu en discréditer le principe finissent par y revenir, sans pour autant l’assumer pleinement. Car, pour s’orienter dans le monde, il ne faut pas seulement des «principes» indiquant les grandes directions à suivre. Il faut aussi une carte des forces en présence. Laissons ceux qui se méfient de ce genre de problématique à leurs routines disciplinaires, en nous fiant au simple fait, suffisamment remarquable, que c’est autour de ces interrogations que le questionnement des plus «grands» penseurs recoupe celui des gens les plus «ordinaires».
C’est à ce projet de compréhension critique du présent, et de reprise théorique de ses tenants et aboutissants épistémologiques, que cet essai veut contribuer. On pourrait s’étonner qu’il soit consacré à ceux que l’on désigne usuellement comme les «pères fondateurs de la sociologie allemande»: Ferdinand Tönnies (1855-1936), Georg Simmel (1858-1918) et Max Weber (1864-1920), tous nés peu ou prou il y a cent cinquante ans. Qu’est-ce que ces penseurs d’un autre temps, oubliés ou méconnus pour cette raison même, pourraient nous apprendre sur le monde qui est le nôtre? Et pourquoi avoir choisi d’aborder ce mode de connaissance à partir de sociologues au lieu de partir de la discipline – la philosophie – qui semble, depuis Rousseau, le plus en phase avec ce questionnement?
Le projet de «diagnostiquer le présent» a toujours une dimension «philosophique», au moins au sens où il excède la démarche scientifique par son ambition totalisante et critique, tout en répondant à un besoin de connaissance légitime. Dans la mesure où il implique une réflexion sur nous-mêmes en tant qu’êtres façonnés par le monde dans lequel nous sommes pris, on peut même dire qu’il reprend, sur un mode sociohistorique, l’antique injonction socratique à se connaître soi-même.
Mais force est de constater que les philosophes ont rarement excellé en la matière, faute de disposer des connaissances historiques et des perspectives théoriques requises. A l’aube de notre époque, ce sont plutôt les sociologues qui ont été à la pointe de la réflexion sur les maux de l’âge industriel. Tout particulièrement les sociologues allemands. Le climat intellectuel dans lequel ils sont nés, conditionné par une unification nationale et une révolution industrielle tardives, avait mis le diagnostic historique à l’ordre du jour: au tournant du siècle (1890-1914), nombre d’intellectuels outre-Rhin cherchaient à cerner la terra incognita qui se déployait à une vitesse inouïe sous leurs yeux et à déterminer les dangers potentiels que recelait ce monde tout nouveau que produisaient brutalement le capitalisme industriel, l’Etat bureaucratique et la science organisée. Le «progrès» allait si vite qu’il était impensable de ne pas chercher à comprendre les raisons et les enjeux de cette subite accélération, à cerner ce vers quoi elle poussait et ce à quoi elle arrachait, et à déterminer le poids respectif de ces trois puissances dans les bouleversements en cours.
* Introduction de La fabrique des derniers hommes, retour sur le présent avec Tönnies, Simmel et Weber, éd. La Découverte, 2012.