Je n'ai jamais réussi à faire un cours valable sur la Commune de Paris. Jamais. Trop complexe, trop foison-nant… Parfois, j'ai livré une vision aseptisée, d'autres j'ai sombré dans le piège martyrologique. Contraire-ment aux idées reçues, un prof passionné n'est pas forcément le synonyme automatique du prof passion-nant. Or, aux deux sens du terme, il y a de la "Passion" dans l'insurrection communeuse de 1871.
Lors d'une interview sur son récent et monumental dictionnaire de la Commune, Michel Cordillot confirme: "Le centenaire de la Commune a eu lieu trois ans après Mai 68, et cette histoire était une "histoire passion". On a alors pris un peu de recul et déconstruit tous ces mythes soigneusement édifiés" (1).
Mythes? Le mot est fort.
La Commune ayant été à ce point diverse et divisée, il semble assez logique que chacun·e ait la sienne, et ce à commencer par les protagonistes eux-mêmes: à Londres, en exil, le des-sinateur et communeux Pilotell croise un jour Vallès en calèche; il se jette sur le cheval, le bloque et il faut plusieurs personnes pour l'empêcher de tabasser le glorieux auteur de L'Insurgé. Le 27 mai 1888, lors d'une cérémonie d'hommage collectif au Mur des Fédérés, un anarchiste tire sur Eudes et ne réussit qu'à tuer un vieillard à proximité. Cela dit, aussi stupide que soit cette énième démonstration de pseudo-héroïsme indi-viduel, ledit Eudes est l'un de ces ex-blanquistes qui est en train de passer avec armes et bagages dans le camp nationaliste et antisémite du général Boulanger, précurseur selon certains historiens des vagues fas-cistes à venir en Europe. L'Histoire n'est pas simple. Ces anecdotes pourraient conduire certain·es à con-clure avec gourmandise que les extrêmes se rejoignent, ce qui est évidemment faux. En revanche, il y a un certain sens du paradoxe (ou de l'escroquerie intellectuelle) à citer Jules Ferry comme figure tutélaire du quinquennat Hollande en 2012 et à venir célébrer le 18 mars 1871 moins de dix ans plus tard, le célèbre ministre ayant été un ardent pilier du camp versaillais et une figure honnie de la Commune. Prestidigita-tion et vertige de l'"extrême centre", pour reprendre l'expression de l'historien Pierre Serna2. De tous les côtés, l'Histoire est donc instrumentalisée et c'est peut-être cela que Cordillot qualifie de "mythe"...
Ainsi, n'étant en rien spécialiste de la Commune, je suis tout aussi incapable de la résumer en deux pages que d'en restituer l'incroyable richesse idéologique et politique, point d'aboutissement d'un 19e siècle de l'Utopie que l'on ne connaît ni ne lisons plus, et que les insurgé·es de 1871 avaient lu, elles et eux qui s'efforçaient de passer à la mise en pratique et de dépasser le suffrage universel masculin comme horizon achevé et définitif d'une démocratie instituant les inégalités sociales au même titre que les libertés indivi-duelles.
Je vais donc ici me contenter de signaler deux ou trois éléments qui m'étonnent dans ce que je lis en ce moment dans la presse (et non dans la littérature spécialisée pour rester compréhensible), en espérant que vous pourrez y trouver matière à réfléchir sur l'actualité d'aujourd'hui. Ce sera du moins la preuve que cer-tains thèmes de la Commune sont fort contemporains.
Bilan humain
Le première remarque concerne le bilan humain. La tradition le faisait monter à 20 ou 30.000 morts, selon les historien·nes. Or, les récents travaux d'un professeur anglais, Richard Tombs, le ramènent entre 5700 et 7400 morts. Ses chiffres semblent constituer un plancher indiscutable, mais il y a tout de même un rapport du simple au quadruple qui laisse à penser qu'une mémoire militante aurait pu gonfler le nombre de victimes. Or, Tombs ne retient comme fiables que les morts dont il trouve une trace dans les archives. C'est imparable. Les disparu·es ne sont pas des morts dignes d'un historien, car ils ne relèvent pas de l'archive. Lorsque Camille Pelletan estime le bilan à 30.000 morts dans les années 1880, lorsque les survivant·es le rejoignent sur cette estimation, cela ne relève que de leurs avis propres ou de la "sidération" du moment portée par une mémoire "commune" peu fiable. Une historienne nommée Michèle Audin lui apporte récemment une heureuse contradiction (3) et donne le chiffre de 20.000 mais cela importe peu. Ce qui compte, c'est cette prétention "scientifique" de l'historien moderne à ne s'appuyer que sur l'archive "dure" et à récuser tous les témoignages sous pré-texte qu'ils ne sont pas "vérifiables". Aujourd'hui, un historien n'avance ni ne présume, il "prouve". On a déjà eu droit à une telle guillotine scientifique avec les mutineries de 1917, sur la seule base des dossiers militaires de comparution. Et les fusillés sans procédure? Du fantasme, forcément, puisqu'il n'y a pas d'ar-chives. Pour la Semaine sanglante, combien de corps enterrés à la va-vite, exhumés lors de chantiers ur-bains jusqu'aux années 1960 et virés dans le mortier n'auront jamais leur place dans le triste décompte? C'est une polémique active en ce moment en Espagne, à propos d'autres morts victimes d'une autre répres-sion. Quant à la Terreur blanche de 1815, quelle que soit l'empreinte profonde qu'elle ait laissée dans les souvenirs et la littérature du 19e siècle, peu d'archives donc quelques centaines de morts, pas beaucoup plus. Circulez, y a rien à voir.
Le culte des chefs
Deuxième source d'étonnement, le culte des chefs. Pour une révolution ayant pour but de fonctionner sans chef(s), la martyrologie communarde peut laisser songeur… Il y a un "panthéon" du héros insurgé, chacun le sien. Et les profils s'égrènent… Le récent numéro hors-série de L'Humanité, "Un espoir mis en chantier" est à cet égard évocateur: entre chaque article sont glissés des portraits biographiques, censés mettre certaines figures en exergue: Frankel, Vaillant, Delescluze, Varlin, Dombrovski, ce sont bien les meneurs qui bénéficient du rappel biographique, pas les seconds couteaux. Deux exceptions avec Lisbonne (très en vogue depuis le livre de Didier Daenincx (4) et Élysée Reclus, écologie oblige. Ne jetons pas la pierre à la publication, tout le monde fait ça depuis cent cinquante ans. Mais la nouveauté, ce sont les profils féminins qui apparaissent désormais, ce qui serait tout à fait bienvenu en soit si… si L'Huma n'avait pas pratiqué la parité! Car ce sont sept biographies (su-perbes d'ailleurs) d'insurgées (Minck, Le Mel, Jaclard, etc.) qui sont publiées. Comme d'habitude, l'article de fond oublie Victoire Tinayre, mais passons sur les collègues trop occupé·es à twitter pour s'instruire et arrivons à l'essentiel: ceux qui font les frais de cette nouvelle "équipe de France de la Commune" établie par le sélectionneur L'Huma! Car, comme la place manque, il faut virer du monde! Et c'est ainsi que le journal nous livre un numéro spécial où Raoul Rigault n'est cité qu'une fois (pour sa seule qualité d'"assassiné") page 25, par Michèle Audin, que Protot n'existe plus et qu'il faut attendre la page 121 (sur 122) pour trouver écrit, parmi d'autres, le nom de Ferré pour la seule et unique fois. Merci Gérard Mordil-lat, dont la signature sauve encore le Parti du ridicule. Un article sur les artistes? On trouvera du Manet, du Courbet, mais rien sur Pilotell, Billioray, Pichio ni André Gill (5), on ne mélange pas les torchons et les serviettes! En revanche, faut pas déconner, il y a une double page sur Jaurès.
Au fil des journaux (Le Monde, Le Figaro (si si!), le 1, Libération, Les Grands événements de L'Histoire, L'Histoire) (6), si l'œuvre de la Commune est assez bien rappelée, il manque tout de même un détail – oh, insignifiant me direz-vous: l'autogestion. Eric Piolle se réclame tout de même de la Commune antiproduc-tiviste et du fédéralisme, dans Libération du week-end (20-21/03) ce qui est assez courageux, mais il serait amusant d'aller questionner les ténors actuels de la gauche, leur poing levé et la larme à l'œil (gauche), sur les sujets autogestionnaires et sur l'interdiction des banques privées hérités de l'incubateur communaliste, eux qui s'époumonent sur la Commune pionnière dans l'écologie, le féminisme, la laïcité…
Début de la Commune
Troisième remarque, très brève, sur le début de la Commune. Les semaines précédentes, Thiers multiplie les mesures vexatoires à l'encontre de la population parisienne, allant jusqu'à édicter que les locataires auraient à payer leurs arriérés de loyers de la période du siège de la capitale à leurs propriétaires dont bon nombre avait fuit Paris. Certain·es historien·nes ont même été jusqu'à prétendre que Thiers cherchait ainsi à déclencher un mouvement populaire qu'il aurait pu réprimer, ce qui est peut-être pousser le machiavélisme (complotisme?) un peu loin. La nuit du fameux matin qui voit partir l'insurrection de la descente des canons de Montmartre, assez anodine car annoncée, Rigault dîne chez Ferré sur la Butte. Ils descendent sur le Quartier latin où réside Rigault, puis Ferré remonte à Montmartre. On est à quelques heures du début, ce sont deux militants parmi les plus engagés et déjà aguerris. Or, aucun des deux n'a rien vu venir. Moralité, il ne faut jamais prétendre anticiper un mouvement populaire car ceux-ci démarrent toujours sans que personne ne s'y attende.
Violence coloniale
Dernière remarque, je m'étonne que si peu de gens ne rapprochent les phénomènes de répression des mouvements sociaux populaires de la violence coloniale contre les indigènes. Je m'explique: en juin 1848, le responsable de l'insurrection est le général Cavaignac qui revient à peine d'Algérie où il inaugure la pratique des enfumades sous les ordres de Bugeaud. Lors du coup d'Etat du 2 décembre, le général Saint-Arnaud est lui aussi issu de la pouponnière Bugeaud et possède à peu près les mêmes états de service. Sous-lieutenant dans cette même Algérie de 1830, Vinoy y gagne tous ses galons durant vingt ans d'inhumanité militaire. Cela lui vaut d'être chargé de la répression de la révolte populaire des Basses-Alpes en 1851 avant d'être l'un des chefs versaillais en 1871. Il fait fusiller Duval et quelques survivant·es après leur arrestation sur le plateau de Châtillon, suite à la sortie désespérée du 4 avril. Galliffet, enfin, le responsable du "nettoyage" sanglant des rues de Paris à la fin des combats: lieutenant en 1857, il est envoyé en Algérie et prend part à toutes les expéditions de la période. Puis il participe à la sinistre aventure néocoloniale mexicaine et au siège de Puebla à la suite duquel il est blessé, puis chargé d'ordonner toutes les opérations de la contre-guérilla. On m'objectera – avec raison – que la plupart des militaires du moment sont passés par la conquête coloniale entre 1830 et 1871. Bien que n'étant pas un spécialiste de l'histoire militaire, je me renseigne sur les deux corps de la brigade de Galliffet, les 9e et 12e bataillons de chasseurs à cheval: le 12e bataillon se distingue à Puebla au Mexique (déjà).
Mais c'est le 9e bataillon qui offre un tableau de services assez "exemplaires": on le trouve en Algérie de 1868 à 1870 où ses hommes vont affronter les prémisses de ce qui deviendra l'insurrection générale de Ka-bylie en 1871, après la Commune. Ils massacrent apparemment de l'indigène à Laghouat sous les ordres de Cérez. Puis ils officient sous Galliffet lors de la Semaine sanglante avant de retourner (apparemment, car les informations sont contradictoires) en Algérie retrouver Cérez et les tueries de Kabyles révoltés. Morali-té, lorsque certains discours actuels émanant des indigénistes, des racisés et autres intersectionnels dénon-cent des discriminations que le "blanc" (7) ne saurait comprendre, on peut leur donner en partie raison… Mais en modérant certaines prétentions à corréler cela avec le phénomène colonial passé.
Parce que, camarades, ce sont les mêmes qui se retrouvent à massacrer les révolté·es des deux côtés de la Méditerranée. Indigènes asservi·es et militant·es socialistes sont opprimé·es par les nervis de la même bourgeoisie libérale (mâtinée de monarchistes nostalgiques), avec les mêmes méthodes, la même sauvagerie provenant des mêmes donneurs d'ordres.
Terminons avec une anecdote
En mars 1971, une manifestation initiée par la Ligue communiste et la Gauche prolétarienne tente de partir de la porte de Clignancourt pour monter à l'assaut du Sacré Cœur, sur le son de la fanfare pop des Beaux-Arts. Les forces de l'ordre ("CRS-Versaillais!" hurle-t-on) chargent et les affrontements durent jusqu'à la nuit. Bilan: 27 blessés dans les rangs de la police (8). A l'époque, on ne publie pas trop les chiffres des manifestant·es blessé·es. Les historien·nes de demain qui s'intéresseront au problème constateront peut-être la recrudescence, hasardeuse sans doute si les cas devaient se confirmer, de plusieurs registres hospitaliers amputés des pages en date des soirs de manifs… Et les élèves de Robert Tombs pourront benoîtement conclure que les forces de l'ordre étaient très gentilles en mai 68 et lors de la décennie suivante.
Mais comme le constate heureusement Michèle Riot-Sarcey dans un remarquable article du numéro hors-série de L'Huma sur lequel j'ai écrit quelques aimables remarques plus haut, "il serait temps peut-être de repenser l'histoire du mouvement ouvrier afin de redonner toute sa place au mouvement associatif et à l'organisation autonome des travailleur/euses afin que les traces puissent être recouvrées par leurs héri-tier·es." (9) Et l'historienne de citer comme exemple le mouvement des ronds-points de Commercy en dé-cembre 2019. Tout ça n'empêche pas Nicolas…
Laurent Bihl, historien des médias, Université Paris 1, Panthéon Sorbonne
- Allusion à un chant révolutionnaire de 1851, lorsque les basses-Alpes se sont soulevées contre le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte: planten la farigoulo et la Mountagno flourira ; plantons le thym, et la Montagne [celle de 93] fleurira.
- Libération, 21 janvier 2021, p. 25.
- Pierre Serna, L'extrême centre ou le poison français. 1789-2019, Champ Vallon, 2019.
- Michèle Audin, La Semaine sanglante. Mai 1871: légendes et comptes, Paris, Editions Libertalia, 2021.
- Didier Daenincx, Le banquet des affamés, Paris, Gallimard, 2012.
- Voir à ce sujet Bertrand Tillier, La Commune, une Révolution sans images, Champ Vallon, 2004.
- Une mention particulière au journal CQFD no196, de mars, qui livre une double page très stimulante sur la police et les problèmes du maintien de l'ordre révolutionnaire, ainsi qu'une remarquable étude de Ma-thieu Léonard sur une image satirique de l'après-Commune.
- Je pense effectivement que le «blanc» ne peut comprendre au présent les discriminations dont sont vic-times les minorités (émigrées ou non). Ce sont des constructions culturelles de temps long, mais pas ins-crites essentiellement dans le colonialisme car à l’époque, les discriminations (et les massacres) dont sont victimes les pauvres sont identiques. Le pauvre est invisibilisé, animalisé et brutalisé, lui aussi. C’est l’un des grands échecs de la République que d’avoir réussi (très très lentement) à donner un semblant de dignité aux électeurs (en attendant les électrices) et aux travailleurs (beaucoup plus qu’aux travailleuses) ou plus exactement à lâcher du lest devant les mouvements revendicatifs durant un siècle, tout en déniant des avancées équivalentes aux citoyen·nes de seconde zone qu’étaient les indigènes. Mais au départ, la reléga-tion est identique.
- Voir à ce sujet Eric Fournier, La Commune n’est pas morte. Les usages du passé de 1871 à nos jours, Paris, Libertalia, 2013, p. 120.
- Michèle Riot-Sarcey, «Une utopie bien vivante», in L’Humanité hors-série «Un espoir mis en chantier», mars 2021, p. 45.