On voit souvent l’extrême droite comme une foule enragée qui déferle sur de nombreuses villes et régions de l’Allemagne, avec son lot d’attaques racistes et de manifestations martiales, au son des slogans nationalistes, séditieux et inhumains. Mais l’extrême droite trouve aussi sa place au sein de la bonne bourgeoisie intellectuelle. (2ème partie)
Hans Jürgen Syberberg est présent sur la scène publique et la courtise encore, même à son âge avancé. «Son blog a procuré au petit village de Nossendorf une notoriété mondiale.» On peut lire dans le journal Nordkurier que «cette page web est lue en Amérique, en Chine et en Ukraine.»1
On entend cependant moins parler de ses étonnantes interviews pour le journal Die Zeit ou de ses livres parus à la fin des années 1980, alors qu’il était encore au summum de son art créatif. Hormis les quelques réflexions faites dans sa lettre ouverte à Helmut Kohl, évoquée dans l’article précédent, il n’a rien ajouté d’essentiellement nouveau.
Hitler-Wagner Syberberg, surnommé par Susanne Sontag «le plus grand wagnérien depuis Thomas Mann», ne veut ni se remettre en question, ni s’écarter de son mode de pensée habituel.
En 2013, il égare le lecteur en le renvoyant au «côté sombre d’Hitler» et au fait de «mettre dans le même sac Wagner et Hitler»2. Alors que s’il y a bien, dans l’histoire allemande une «person-nalité» exempte de mystères, c’est bien Adolf Hitler, quelqu’un de plutôt simple, sans artifices, parfois impulsif, plutôt résistant, mais inapte à un travail régulier (...). Les intellectuels de la droite conservatrice se plaisent à manipuler les faits historiques et sociaux ainsi que leurs conséquences pour les rendre compatibles avec leur mode de pensée. Ils écartent volontairement certains événements et leurs retombées sociales (...). Le national-socialisme lui-même est évoqué de mille et une façons et expliqué selon des critères moraux, esthétiques, métaphysiques, psychologiques, etc. La seule définition qui ne trouve pas gain de cause dans les cercles de droite est celle, évidente, du dramaturge Berthold Brecht qui écrivait dès 1938: «le fascisme est une phase historique dans laquelle est entré le capitalisme; c’est-à dire qu’il est à la fois quelque chose de neuf et quelque chose d’ancien. Dans les pays fascistes, le capitalisme n’existe plus que comme fascisme, et le fascisme ne peut être combattu que comme la forme la plus éhontée, la plus impudente, la plus oppressive et la plus menteuse du capitalisme.»3
Selon Syberberg, il ne faut pas lier la musique de Wagner «aux discours de son plus grand partisan politique, Adolf Hitler» afin de «séparer l’art de la politique». Mais, il a été prouvé précisément à quel point les œuvres musicales de Wagner étaient l’expression de situations sociales. Au lieu de vouloir supporter les idées d’Hitler avec la musique de Wagner, comme le pense Syberberg, il serait plus judicieux de faire l’analyse de la musique wagnérienne avec, en arrière plan, celle de la société. «L’attraction durable et puissante qu’exerce l’œuvre de Wagner»4 peut être facilement interprétée par Adorno comme produite par «une musique commerciale aux allures publicitaires (...) dont l’objectif est de paraître spontanée, incontournable et naturelle», dont la mélodie «comme pour toute marchandise de mauvaise qualité (...) l’enveloppe d’un éclat factice», et «tend ainsi vers une œuvre (...) dans laquelle se concentre tout le paradoxe de l’art capitaliste.»5
L’idéologie du sang et du sol A la lecture des écrits de Syberberg où il relate sa vision de l’esthétique, (...), on constate qu’il se focalise sur «l’esthétique du sang et du sol propagée par Hitler (…) qui vise l’accomplissement d’une culture nationale rurale».6 Et Syberberg de regretter que «Hitler se soit approprié ce concept». Ceci est difficilement compréhensible dans la mesure où la formule «de sang et de sol» est centrale aux idéologies nationalistes. Hitler ne s’est donc pas approprié ce concept, il en était l’initiateur! Syberberg utilise aussi ce concept régulièrement quand il déplore que: «tous les défenseurs de cette nature et des arts (…) étaient faibles (…) les ennemis de la nature avaient gagné et avec eux, une esthétique qui sortait du cadre de toutes les lois et les règles naturelles établies (...)».
(...) Quiconque tente de mettre en avant l’ésotérisme du sang et du sol, les mythes prussiens, l’adoration de la nature, la beauté spirituelle ou alors le caractère allemand, fait preuve d’un certain manque de clairvoyance vis-à-vis des liens politiques et économiques propres à la façon (y compris artistique) de produire, de consommer, de vivre et de tuer dans le capitalisme. (...) Syberberg ne ferme évidemment pas les yeux sur le «profit, le business, (…) le confort de la consommation». Il comprend que «la forêt meurt» et que «les villes vont à leur ruine».
Mais les liens entre ces faits sont flous pour lui et tout a toujours un aspect linéaire et unidimensionnel quand il évoque les «démocraties financières européennes soumises à la haine et aux faux souvenirs», et qu’il postule que «dans la démocratie se cache notre ruine à tous». Et puis en suivant sa logique, il voit également dans «le malheur (…) de l’art allemand de l’après-guerre (...) l’avantage donné au petit, à l’infériorité, au handicap, au malade, à la saleté qui masque la splendeur». Ceci est selon lui «le critère le plus flagrant» et il n’a de cesse de le ressasser pieusement. Syberberg défend ainsi la cause d’anciens nazis, qui, sous le régime national-socialiste, jugeaient avec ce genre de formule que l’art moderne était «dégénéré» et le condamnaient ainsi à une persécution sans pitié. Mais le charabia pro fasciste de Syberberg rappelle aussi le schéma de pensée de la nouvelle droite qui considère que la société actuelle est dans un état de décadence et de déclin, mais qui ne propose comme alternative que des projets liés à une forme d’utopie nationale (...). Syberberg se trouve totalement en accord avec ces idées quand il oppose «progrès, socialisme, capitalisme, à: patrie, règne, nation, province, Allemagne, nature, art».
Le culte de la culpabilité Non, il n’a pas de leçon à recevoir d’un intellectuel de gauche d’origine juive tel que Théodore W. Adorno qui osa décréter «qu’écrire un poème après Auschwitz était barbare». L’activité artistique mise en rapport ou servant d’expression à des faits historiques ou sociaux est un concept qui ne trouve qu’une résonance limitée dans la pensée de Syberberg. Il conjure la «richesse de l’art jusque dans les fantaisies de mythologies nouvelles... plutôt que par l’évolution réelle des mondes» et par «(…) la beauté, les sentiments et l’enthousiasme. Peut-être devrions-nous reconsidérer Hitler et nous-même avec un regard nouveau.» Il n’est donc plus étonnant d’apprendre par la suite que ce qui l’écœure c’est que «ce qui chassa l’art d’Allemagne, après la Seconde Guerre mondiale, fut la ‚malédiction‘ de la culpabilité qui servit d’outil d’intimidation à la gauche, puisque ses tenants se disaient innocents et qu’Hitler avait poursuivi les juifs – une alliance funeste d’esthétique juive de gauche à l’encontre des coupables – de sorte que la culpabilité puisse devenir prétexte à la mort de toute fantaisie». En dehors des monstrueux abus dans ses formulations, ses observations sur l’esthétique se rapprochent des propos de la nouvelle droite qui voit dans le soi-disant «culte de la culpabilité» une dévalorisation «collective de l’estime de soi» des Allemands. La naissance de ce concept de «culte de la culpabilité» démontre qu’une majorité effective du peuple allemand œuvre toujours contre l’oubli de l’Holocauste et des crimes de guerre nazis.
Césarisme Lorsque, dans une interview au journal Die Zeit, le journaliste André Müller demande à Syberberg s’il souhaite une dictature, celui-ci lui répond: «On peut aussi dire monarchie»7, il est frappant à quel point il est en accord avec les concepts précurseurs de la nouvelle droite de 1920. Des citations d’Oswald Spengler, d’Arthur Moeller van den Bruck, d’Edgar Julius Jung ou de Carl Schmitt, remises au goût du jour, manifestent leurs penchants théoriques pour l’autoritarisme, l’élitisme, le césarisme, etc.
Ces citations se trouvent d’ailleurs remarquablement résumées dans une étude de la nouvelle droite de Armin Pfahl-Traughber.8
Actuellement, l’idéologie d’extrême droite est portée par deux poids lourds politiques, ou plutôt intellectuels, Thilo Sarrazin, avec ses théories sur l’eugénisme ou sur la biologie des races, et Peter Sloterdijk avec ses idées de «dressage» génétique et d’un programme de «sélection» par la force. Tous deux peuvent se réjouir d’une notoriété croissante, voire démesurée, en tous cas en Allemagne.
Mais Syberberg véhicule également le discours de la nouvelle droite qui apparaît dans ses propos, tantôt de façon précise, tantôt esquissé de manière ésotérique ou, enfin, totalement floue, que ce soit dans ses interviews, ses livres ou ses films.
Gramscisme de droite Selon le journal conservateur allemand FAZ, sur la scène artistique, qu’elle soit locale ou européenne, Syberberg jouit d’une reconnaissance jusque dans les milieux intellectuels de gauche. Quand un tel enchaînement de circonstances va de pair avec une stratégie issue de la nouvelle droite, il s’impose d’y faire attention et d’aborder le problème plus en profondeur.
Paradoxalement, la stratégie centrale développée par Alain de Benoist (cité dans l’article précédent), pour une «révolution culturelle par la droite», s’inspire précisément du marxiste italien Antonio Gramsci.
Sous le régime fasciste mussolinien, Gramsci, cofondateur du parti communiste italien, se trouvait en prison depuis 1926. Il développa, dans ses Carnets de prison (tant que la souffrance due aux conditions de détention insupportables le lui permirent) quelques concepts totalement novateurs en ce qui concerne le processus de renversement révolutionnaire socialiste, dont son idée sur l’exigence d’une hégémonie culturelle comme condition pour la conquête du pouvoir politique. Pour Gramsci, il est essentiel que dans les sociétés développées d’Europe et d’Amérique, les classes subalternes (et pas seulement le prolétariat), gagnent à leur cause la majorité des intellectuels. D’une part afin que ces classes défavorisées puissent développer le capital des connaissances dont elles ont si vivement besoin pour une compréhension précise de leur situation et de leurs intérêts sociaux propres et d’autre part afin d’élever intellectuellement le discours collectif dans le but de s’affranchir de l’exploitation et de la persécution dont elles sont victimes, et ceci avant même d’avoir obtenu l’hégémonie politique. La nouvelle droite falsifie cette stratégie (résumée ici rapidement) en la privant de son contexte initial directement lié aux implications de Gramsci et cela à des fins purement manipulatrices. De Benoist pense que la révolution de 1789 à été préparée par un «bouleversement des esprits», inspiré des idées du Siècle des Lumières. Donc, parallèlement aux activités propres aux différents partis (Front national, N.P.D.), il faut un travail culturel avec lequel les intellectuels devraient s’assurer de la victoire de la guerre culturelle.9
Dès 1992, Dieter Stein (à l’époque rédacteur en chef de l’hebdomadaire allemand Junge Freiheit) écrivait: «il semblerait que l’évidence qui s’impose de nouveau est que le centre ne peut être un parti politique mais plutôt un «système capillaire» (...) à travers lequel des idées conservatrices peuvent pénétrer dans des sphères plus vastes.»10
Résister à l’offensive Pour conclure, remarquons que si j’affronte ici les schémas de pensée de la nouvelle droite et ses déferlements en Poméranie occidentale, il ne s’agit nullement de chamailleries intellectuelles.
Certaines situations sociales, dont la série d’attentats meurtriers du mouvement clandestin national-socialiste (N.S.U.)11 pourrait n’être qu’un prologue, doivent être évitées.
Que ce soit dans les lois HARTZ-IV (des lois qui suppriment les aides sociales aux chômeurs de longue durée), que ce soient les pratiques de surveillance, les comportements dégradants à l’encontre des réfugiés ou des demandeurs d’asile, le contenu sans intérêt des médias, les scandales à propos des élevages intensifs et de la nourriture, etc., il s’avère que certaines «conjonctures démocratiques» révèlent une progression du système capitaliste qui peut parfaitement s’épanouir dans les sinistres excès des régimes fascistes. Les schémas de pensée des intellectuels de la nouvelle droite en fournissent les modèles. N’étouffons donc pas seulement le poussin dans l’œuf, mais aussi l’offensive de la nouvelle droite et ses modes de raisonnement.
- «Prendre racines à Nossendorf», dans le Nordkurier du 14.08.2012.
- «Ich darf, die andern dürfen nicht» (J’ai le droit, mais les autres ne l’ont pas), dans le Frankfurter Allgemeine du 29.05.2013.
- Bertold Brecht: «Cinq difficultés à écrire la vérité», Paris 1938.
- Voir note No 2.
- Theodor W. Adorno, «Essai sur Wagner», Gallimard, NRF essais, 1993.
- Voir note No 2.
- Hans Jürgen Syberberg, Vom Unglück und Glück der Kunst in Deutschland nach dem letzen Kriege (A propos de la chance et de l’infortune de l’art en Allemagne après la dernière guerre), Munich 1990; André Müller, «On veut me tuer», interview avec le réalisateur de films, Hans Jürgen Syberberg dans le journal Die Zeit du 30.09.1988.
- Armin Pfahl-Traughber, Konservative Revolution und Neue Rechte (Révolution conservatrice et nouvelle droite) Opladen 1998.
- Domenico Losurdo, Gramsci, du libéralisme au communisme critique, Syllepse, 2005, et Armin Pfhal-Traughber, Konservative Revolution und Neue Rechte, op cit.
- Dieter Stein, Niederwerfunf der Konservativen (L’écrasement des conservateurs) dans: Junge Freiheit No4/avril 1992.
- Le mouvement clandestin national-socialiste (NSU) est un groupe d’extrême droite terroriste issu de la scène d’extrême droite des années 1990 qui s’est fait connaître en novembre 2011 en Allemagne. Le nombre de ses partisans est inconnu mais il pourrait atteindre 200 personnes.