Et voilà, notre série sur les pirates s’est terminée. Pour celles et ceux qui veulent en savoir plus, nous publions ici de larges extraits de la préface de Pirates de tous les pays, de Markus Rediker, l’un des ouvrages les plus fréquemment cités dans ces articles, de Julius Van Daal*.
Quels hommes – quelles femmes parfois – étaient vraiment les protagonistes de l’épopée de la flibuste1? De quelles classes sociales provenaient-ils et quelle était la nature exacte des rapports humains à bord d’un sloop battant pavillon noir? Pourquoi et comment devenait-on pirate? En quoi les activités de ces hors-la-loi s’inscrivaient-elles dans les bouleversements sociaux et économiques de leur époque avant de fasciner leurs contemporains, puis des générations d’enthousiastes? Il n’est guère de domaine où le mythe – la légende noire de ces aventuriers mais plus encore leur gloire – ait autant occulté la réalité. Il y a pourtant bien des leçons à tirer de l’étude de la libre piraterie, flotte disparate d’esquifs frêles et redoutés, dispersée aux quatre vents des mers du Sud.
L’érudit Marcus Rediker nous livre, dans les pages qui suivent, le résultat de ses longues recherches sur ce sujet, passionnant entre tous. En se fondant scrupuleusement sur la documentation disponible, il se concentre ici sur la deuxième décennie du XVIIème siècle. (…) Le grand mérite de ce texte lumineux, c’est d’attribuer à la piraterie sa juste place dans l’histoire de la lutte des classes. Car la piraterie de cette période atteignait au plus haut point la pratique d’un mouvement de révolte des forçats de la mer contre la discipline odieuse qui régnait à bord des navires. Les travailleurs de la flotte marchande se voyaient piétinés par l’esprit de lucre des armateurs et la dureté pleine de morgue des officiers. Le développement des voies maritimes, l’accroissement du commerce mondial, les améliorations techniques dans la construction navale étaient en passe de faire du vaisseau marchand une sorte de bagne flottant, préfigurant la fabrique des premiers pas de la révolution industrielle.
Les conditions d’exploitation y étaient généralement effroyables2, la nourriture exécrable et chiche, la paye trop vite bue, les dangers certains, les chances de survie très aléatoires. Aussi l’amour du grand large n’entrait-il que pour très peu dans la vocation du matelot de France ou d’Angleterre, de Hollande ou d’Espagne. Il était souvent enrôlé de force, comme on en usait avec la piétaille des armées ou avec les gueux qu’on envoyait défricher des terres lointaines et inhospitalières. Et le malheureux qui devenait matelot de son «plein gré» était en réalité réduit à cette extrémité par la misère la plus sordide. Avec parfois comme arrière-pensée le désir de se faire pirate à la première occasion…
Sur un navire, comme dans une prison ou une caserne, l’émeute – l’émotion populaire – se nomme mutinerie; et par la mutinerie, le matelot rompait toute attache avec le vieux monde, pétri d’entraves et de contraintes, qui l’avait jeté sur les flots hasardeux pour faire circuler et croître de la valeur. C’était donc de la mutinerie, geste collectif précurseur de la grève sauvage, que procédait l’entrée en piraterie. La mutinerie était d’abord une audacieuse réaction de défense face à l’iniquité des conditions de vie à bord, permettant d’éviter la famine et l’humiliation à des pauvres qui n’avaient depuis longtemps plus rien à perdre.
Hormis la très hasardeuse fondation de colonies à l’écart de la civilisation, comme il arriva d’ailleurs sans doute en certaines îles des océans Indien et Pacifique, cette révolte ne pouvait se prolonger que par des actes de brigandages répétés. En s’emparant des «moyens de production» nautiques, les matelots indociles n’avaient d’autre choix que de les retourner contre l’ennemi – ainsi que les canons dont tous les navires étaient alors équipés. Et de poursuivre la lutte jusqu’à la mort. Ils savaient que leur mise au ban du monde marchand leur interdirait d’employer leurs vaisseaux pirates et leurs prises à quelque négoce licite. La profanation initiale qu’ils avaient commise à l’encontre d’une propriété privée, en se rendant maîtres de leur outil de travail, était vouée à se perpétuer par une guérilla permanente contre toute propriété privée.
Rediker y insiste à juste titre: la piraterie était, avant de se connaître comme utopie praticable, le résultat d’un conflit de classe nourri des visions d’une vie meilleure – c’est-à-dire une existence moins chétive mais surtout libre et fondée sur des rapports égalitaires. Le capitaine typique d’un vaisseau pirate, appelé à exercer une fonction indispensable sur un navire de haute mer, était élu par l’équipage. Choisi pour son aptitude ou son bagout, il était révocable à tout instant et ne tirait de son statut et de ses attributions guère plus d’avantages matériels que les hommes d’équipage: «[Les pirates] lui permettaient d’être capitaine à la condition qu’ils fussent capitaines au-dessus de lui», comme le note un témoin de leurs aventures. Singulier dans une époque où les privilèges féodaux sclérosaient encore amplement les sociétés européennes, cet engouement pour l’égalité transcendait les barrières de langue et de nationalité. Mieux, les pirates avaient pour coutume de libérer les captifs africains – marchandises humaines d’entre les marchandises humaines – que transportaient leurs prises; et ils en faisaient volontiers des frères d’armes et de bombance.
Quant à la liberté, si brusquement acquise, ils en usaient parfois avec maladresse et pouvaient verser dans une sorte de cruauté infantile, excessivement vindicative – comme il arrive souvent aux esclaves qui viennent de rompre des chaînes ancestrales. Mais enfin, ils en usaient. Ayant pris en main leur destinée et châtié à leur aise ceux des fauteurs de pénurie qu’ils tenaient à leur merci, leur but principal était de vivre à foison. Beaucoup de liqueurs fortes, bien sûr, et une abondance de bonne chère, une succession presque incessante de réjouissances. Et suffisamment de numéraire pour rétribuer comme des princes les faveurs des putains d’escale. L’exigence, en somme, d’une profusion d’instants véritablement vécus, dans le combat et la ripaille, dans les débats et les pagailles. Du moins, autant et plus que les inconforts et désagréments d’une cavale perpétuelle le permettaient…
C’était une république fraternelle, sans autre territoire que l’immensité océanique, sans autre constitution que d’antiques et collectifs rêves de cocagne. Et où le vouloir de chaque pirate n’était limité que par les «articles» qu’ils adoptaient de concert: ces règles simples – et peu contraignantes dans de telles circonstances – suffisaient au bon fonctionnement de ces petites communautés partageuses et éphémères. C’est ainsi qu’à l’instar des ouvriers luddites un siècle plus tard, des flibustiers pouvaient se présenter en toute bonne foi comme étant «les hommes de Robin des bois», paradigme increvable des aspirations égalitaires.
Rediker confirme en historien rigoureux ce dont les chantres frivoles de l’imaginaire flibustier étaient convaincus de longue date: la libre piraterie, ce n’était pas seulement la mise en pratique balbutiante d’une organisation sociale plus juste et plus humaine par le triomphe éphémère de quelques redresseurs de torts; c’était aussi une belle tentative de négation de la notion même d’économie. Nul parfum de «nihilisme» avant la lettre dans les dilapidations effrénées et l’intrépidité vertigineuse qu’ont décrites des chroniqueurs offusqués par cette fast life, ce vivre-vite jugé absurde, voire démoniaque. Bien au contraire: de cette fulgurance anarchique, de cette imprévoyance délibérée naissaient une volonté commune, une cohésion rebelle. Et ce goût du renversement se révélait propice à l’accomplissement des plus beaux exploits au détriment des ennemis de la liberté. Cette quête d’une vraie vie sur les eaux tumultueuses du négatif constituait une mise à nu tragique du système marchand, une réponse railleuse à son extension planétaire, une sagesse en mouvement. Dans le secteur hautement stratégique de l’offensive capitaliste qu’était alors le transport maritime, les pirates critiquaient en actes les aberrations du principe de rentabilité – et les âmes d’épiciers, les esprits policiers s’en trouvèrent à jamais désolés. Dès lors, magistrats et négociants, animés par l’effroi et la haine, mirent tout en oeuvre pour rétablir l’ordre sur les mers.
La répression implacable qui éradiqua la piraterie eut pour effet de priver pour longtemps le prolétariat maritime de la moindre perspective de dépassement de sa misérable condition. Prospérant sur la résignation des équipages et sous la protection accrue des forces navales étatiques, les armateurs purent se livrer plus tranquillement à leurs trafics. A commencer par la traite des esclaves noirs, que les pirates avaient osé saboter les armes à la main – un siècle avant que des philanthropes n’aient l’idée de s’en émouvoir dans de beaux discours un peu tardifs. La disparition de la flibuste laissait le champ libre à une entreprise de prédation autrement efficace et massive que les rapines des forbans: la mainmise du capital européen sur le commerce international, la conquête et l’asservissement de territoires immenses aux quatre coins de la planète.
Après l’élimination des derniers écumeurs des mers du Sud naquit le mythe du forban maléfique et magnifique. Ce fut le dénigrement même du mode de vie des pirates par les moralistes et autres économistes qui les rendit si populaires. Leurs vices tant décriés, leurs transgressions impies, leurs excursions périlleuses aux portes de l’enfer, leurs tempéraments farouches et presque sauvages parurent autant de titres de gloire à ceux de leurs contemporains qui voyaient poindre le règne de l’ennui obligatoire et s’en affligeaient. Aux yeux des poètes et des rebelles, la flibuste dans son ensemble avait tenté de combattre l’emprise du temps – le temps uniforme et quantifié des tâches productives, bientôt rythmées par la cloche de la fabrique puis par la pointeuse de l’usine, le temps aride qu’égrène le grand mécanisme dont l’homme n’est qu’un rouage.
En effet, les pirates aimaient furieusement festoyer, ils se consumaient en de copieuses libations au son du violon et chantaient en choeur des hymnes païens. Certains excellaient aussi à conter, en aèdes plébéiens, de petites odyssées truculentes et picaresques qui fournirent la matière de bien des légendes, d’innombrables romans et des rêves d’une multitude d’enfants. S’étant ainsi repus, les pirates qui étaient pris par l’ennemi montaient à l’échafaud en blasphémant et en maudissant leurs tristes juges. Ils allaient à la mort, conscients et fiers d’avoir connu la vraie richesse, qui n’est ni d’or ni de titres mais d’art de jouir ensemble et sans mesure. (…)
* Julius Van Daal est l’auteur de Beau comme une prison qui brûle (qui vient d’être réédité en poche par l’Insomniaque en mai 2010) et de Le rêve en armes: anarchisme, révolution et contre-révolution en Espagne (1936-1937), éd. Nautilus, Coll. Utopies en action, 2002.
- Flibustier: marin pratiquant à la fois la contrebande, la guerre de course et la piraterie. Issu d’une expression hollandaise signifiant «le libre butineur», les flibustiers dominent les Antilles au XVIIème siècle. Les plus entreprenants d’entre eux deviennent ensuite planteurs grâce à leurs gains. [NDE].
- Comme Rediker lui-même l’a décrit de façon très instructive dans Between the Devil and the Deep Blue Sea, Cambridge University Press, New York, 1993, paru en français aux éditions Libertalia, en juillet 2010, sous le titre Les Forçats de la mer, Marins, marchands et pirates dans le monde anglo-américain, 1700-1750.