Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17ème et le 18ème siècle, des équipages composés des , des exclus de la civilisation, pillèrent les voies maritimes entre l’Europe et l’Amérique. Ils opéraient depuis des enclaves terrestres, des ports libres, des «utopies pirates» situées sur des îles ou le long des côtes, hors de portée de toute civilisation. Depuis ces mini-anarchies – des «Zones d’Autonomie Temporaire» – ils lançaient des raids si fructueux qu’ils déclenchèrent une crise impériale, en s’attaquant aux échanges britanniques avec les colonies, paralysant ainsi le système d’exploitation globale, d’esclavage et de colonialisme naissant 1. (2ème partie)
Ayant échappé à la discipline tyrannique à bord des navires marchands, la chose la plus frappante dans les équipages pirates était leur nature antiautoritaire.
Liberté, Egalité, Fraternité
Chaque équipage fonctionnait selon les termes d’une charte écrite, adopté par l’intégralité de l’équipage et signé par chacun de ses membres. La charte de l’équipage de Bartholomew Roberts commencent ainsi: «Tout homme a une voix dans les affaires en cours; a un titre égal aux provisions fraîches, ou aux liqueurs fortes, saisies à tout moment, et peut les utiliser selon son bon plaisir, à moins qu’une disette ne rende nécessaire pour le bien de tous, le vote de réductions» 2
Les équipages de pirates euro-américains formaient une véritable communauté, dotée de coutumes communes, partagées sur tous les navires. Les concepts de Liberté, d’Egalité, et de Fraternité florissaient en mer plus de cent ans avant la Révolution française. Les autorités étaient souvent choquées par les tendances libertaires des équipages pirates; le gouverneur hollandais de l’Ile Maurice commenta ainsi sa rencontre avec un équipage pirate: «Chaque homme avait le même droit de parole que le capitaine et portait ses propres armes sur lui.» Ceci était extrêmement menaçant pour l’ordre de la société européenne où les armes à feu étaient réservées aux classes supérieures, et apportait un contraste saisissant avec les navires marchands où tout ce qui pouvait servir d’armes était mis sous clé, et avec la marine de guerre dont le but principal de ses soldats était de maintenir les matelots à leur place3.
Les vaisseaux pirates opéraient sur le principe de «Pas de Prise, Pas de Paie», mais lorsqu’un vaisseau était arraisonné, le butin était réparti selon un système de partage, un système répandu dans la navigation médiévale, mais qui s’était progressivement éteint lorsque la navigation était devenue une entreprise capitaliste et les marins des salariés. Il existait encore chez les corsaires et les chasseurs de baleines, mais les pirates le développèrent sous sa forme la plus égalitaire: il n’ y avait pas de parts pour les propriétaires, ni les investisseurs, ni les marchands, il n’y avait pas de hiérarchie élaborée pour différencier les salaires, chacun recevait une part équitable du butin et le capitaine généralement seulement une part ou une part et demie. L’épave du Whydah, le vaisseau pirate de Sam Bellamy, découverte en 1984, le montre bien: parmi les objets retrouvés, il y avait des bijoux rares en or provenant d’Afrique Occidentale qui «avaient été découpés et dont les entailles au couteau très visibles laissaient penser qu’on avait tenté de les diviser équitablement.»4
La rudesse de la vie en mer faisait de l’entraide une simple tactique de survie. La solidarité naturelle des matelots entre eux se perpétua dans l’organisation pirate. Les pirates se «concubinaient» souvent entre eux, de sorte que si l’un mourrait, l’autre récupérait ses biens. Les règlements pirates incluaient aussi généralement une forme d’entraide pour que les marins blessés incapables de participer au combat reçoivent leur part sous forme de pension. Les pirates prenaient très au sérieux ce genre de solidarité – un équipage pirate au moins est connu pour avoir offert une compensation à ses blessés puis s’être aperçu qu’il ne restait plus rien. Selon la charte de l’équipage de Batholomew Roberts: «Si (...) un homme perdait une jambe, ou devenait infirme durant son service, il devrait recevoir 800 dollars, provenant des fonds communs, et pour des blessures plus légères, une aide proportionnelle.» Et celui de l’équipage de George Lowther: «Celui qui aura le malheur de perdre un membre au combat recevra la somme de cent cinquante livres sterling, et restera avec la compagnie aussi longtemps qu’il lui conviendra.»5
Les capitaines pirates étaient élus et pouvaient être destitués à tout moment pour abus d’autorité. Ils ne jouissait d’aucun privilège particulier: lui «ou tout autre officier n’a pas droit à plus (de nourriture) que les autres hommes, et même, le capitaine ne peut garder sa cabine pour lui seul.» Les capitaines pouvaient être destitués pour lâcheté, cruauté et, ce qui est révélateur, pour avoir refusé «de capturer et de piller des vaisseaux anglais»: les pirates avaient tourné le dos à l’Etat anglais et à ses lois, et il n’était pas question de tolérer le moindre relent de sentiment patriotique. Le capitaine avait juste le droit de commander durant la bataille, sinon toutes les décisions étaient prises par l’équipage tout entier. Cette démocratie radicale n’était pas forcément très efficace: souvent les bateaux pirates erraient sans but jusqu’à ce que l’équipage prenne une décision6.
Les premiers boucaniers s’étaient surnommés eux-mêmes les «frères de la côte» – un terme approprié puisque les pirates s’échangeaient les navires, se retrouvaient à des points de rendez-vous, se regroupaient entre équipages pour des attaques combinées et se retrouvaient entre vieux potes. Même s’il semble surprenant qu’au travers de la vaste étendue des océans, les pirates aient gardé le contact et se soient rencontrés, en fait ils retournaient régulièrement vers les divers «ports libres» où ils étaient accueillis par les trafiquants du marché noir qui achetaient leurs marchandises. Les équipages pirates se reconnaissaient entre eux, ne s’attaquaient pas mutuellement et travaillaient souvent ensemble pour former de véritables flottes. En 1695, par exemple, les équipages des capitaines Avery, Faro, Want, Maze, Tew et Wake s’unirent pour effectuer un raid sur la flotte du pèlerinage annuel vers la Mecque, avec leurs six navires comptant au moins 500 hommes. Ils se retrouvaient aussi pour festoyer; comme lors des «saturnales» en 1718, où les équipages de Barbe Noire et Charles Vane se rejoignirent dans l’Ile d’Ocracoke en Caroline du Nord. Il est même prouvé qu’il y avait un langage pirate unique, ce qui montre bien que les pirates étaient en train de développer leur propre culture. Philip Ashton qui passa seize mois chez les pirates entre 1722 et 1723, rapporta que l’un de ses ravisseurs «selon la coutume des pirates, et dans leur propre dialecte, me demanda, si je voulais signer leur règlement». Il existe une anecdote hilarante sur un captif des pirates qui «sauva sa vie (à force de) jurer et de blasphémer» – suggérant ainsi que l’une des particularités de ce langage pirate était l’utilisation généreuse de jurons et de blasphèmes. Grâce aux séparations et aux regroupements – les hommes changeant fréquemment de bateaux – il existait une grande continuité parmi les divers équipages pirates qui partageaient les mêmes cultures et les mêmes coutumes et qui, au fil du temps, développèrent une «conscience pirate» spécifique. La perspective que cette communauté pirate puisse prendre une forme plus permanente constituait une menace pour les autorités qui craignaient qu’elle ne développe un «Commonwealth» dans les régions inhabitées, où «aucun pouvoir dans les parties du monde ne serait parvenu à le leur contester».7
Vengeance
Un aspect particulièrement important de ce que nous pourrions appeler la «conscience pirate» était la vengeance envers les capitaines et les maîtres qui les avaient exploités auparavant. Le pirate Howell Davis déclara: «leurs raisons pour devenir pirate étaient qu’ils voulaient se venger des vils marchands et des cruels commandants de vaisseaux». En capturant un marchand, les pirates lui administraient généralement la «Distribution de Justice», «en s’informant auprès de leurs hommes sur la manière dont le commandant se comportait et ceux de qui on se plaignait» étaient «fouettés et passés à la saumure». Il est intéressant de noter que la torture favorite infligée aux capitaines capturés était la «Corvée» – en souvenir d’autres corvées – lors de laquelle le coupable devait courir en cercle autour du mat d’artimon entre les ponts, tandis que les pirates l’encourageaient à accélérer en lui piquant les fesses à l’aide de «pointes de sabres, de couteaux, de compas, de fourches, etc.», ceci au son d’une gigue endiablée. Il semble que les pirates étaient déterminés à donner au maître le goût de sa propre médecine – en créant un cercle littéralement vicieux ou un manège de discipline qui évoquait la vie pénible du marin. Le plus militant de ces redresseurs de torts des mers était sans doute Philip Lyne, qui lors de son arrestation en 1726, confessa qu’il «avait tué 37 maîtres de vaisseaux.»8
L’historien radical Marcus Rediker a découvert d’intéressants indices sur l’intérêt porté par les pirates pour la revanche dans les noms donnés à leurs bateaux – le groupe de noms le plus répandu contenait le mot revenge9, comme par exemple le Queen Anne’s Revenge de Barbe Noire, où celui de John Cole, le New York Revenge’s Revenge. Le Capitaine marchand Thomas Checkley avait raison en décrivant les pirates qui avaient capturé son navire comme se prétendant des «hommes de Robin des Bois». Il y a d’autres indices à ce sujet dans le nom d’un autre bateau, le Little John10 qui appartenait au pirate John Ward. Pour Peter Lamborn Wilson: ceci «nous donne une indication précieuse sur ses idées et sur l’image qu’il avait de lui-même: il se considérait à l’évidence comme une sorte de Robin des Mers. Certains indices nous suggèrent d’ailleurs qu’il donnait aux pauvres et qu’il était nettement déterminé à prendre aux riches.»11
La réponse de l’Etat à ces joyeux marins des sept mers fut brutale – le crime de piraterie était puni de mort. Les premières années du 18ème siècle virent les «officiers royaux et les pirates (piégés) dans un système de terreur réciproque» avec l’antagonisme des pirates contre la société s’accentuant et les autorités étant plus que jamais déterminées à les traquer. Des rumeurs voulurent que les pirates qui avaient tiré profit du pardon royal de 1698 se virent refuser ses avantages en se rendant, ce qui ne fit qu’augmenter la méfiance et l’antagonisme; les pirates résolurent alors de «ne plus tenir compte des offres de pardon, mais en cas d’attaque, de se défendre contre leurs compatriotes déloyaux qui tomberaient entre leurs mains.» En 1722, le Capitaine Luke Knott se vit accorder 230 livres pour la perte de son emploi: après avoir livré 8 pirates, «il fut obligé de quitter le service marchand, les pirates le menaçant de le torturer à mort si jamais il tombait entre leurs mains.» Il ne s’agissait aucunement d’une menace en l’air – en 1720, les pirates de l’équipage de Barholomew Roberts «brûlèrent et détruisirent, ouvertement et en plein jour (...) des vaisseaux sur la route de Basseterre (St. Kitts) et eurent l’audace d’insulter H. M. Fort», pour se venger de l’exécution de «leurs camarades à Nevis». Roberts envoya ensuite un courrier au gouverneur, lui indiquant qu’«ils viendraient et brûleraient la ville (Sandy Point) autour de lui pour y avoir pendu les pirates». Roberts se fit même faire un drapeau le montrant debout sur deux crânes avec les inscriptions ABH et AMH - A Barbadian’s Head et A Martican’s Head12. Plus tard au cours de cette même année, il donna corps à sa vendetta contre ces deux îles en pendant le gouverneur de la Martinique en bout de vergue. Comme des primes étaient offertes pour la capture des pirates, ceux-ci y répondirent en offrant des récompenses pour la capture de certains personnages officiels. Et lorsque les pirates étaient capturés ou exécutés, d’autres équipages pirates vengeaient généralement leurs frères en attaquant la ville qui les avait condamnés, ou les bateaux qui se trouvaient dans son port. Cette forme de solidarité montre qu’une véritable communauté pirate s’était développée, et que ceux qui naviguaient sous «la bannière du Roi de la Mort» ne se considéraient plus comme Anglais, Hollandais ou Français, mais comme des pirates13.
Do or Die*
* Collectif libertaire britannique qui publie la revue d’écologie radicale du même nom. Ce texte a été publié dans leur revue No 8 (2001). Traduction FTP, corrections Archipel. Pas de copyright. Pour en savoir plus: http://www.eco– action.org/dod/index.html
- Par exemple, la Compagnie des Indes faillit être mise en déroute par les pirates dans les années 1690. Robert C. Ritchie - Captain Kidd and the War against the Pirates, pp. 128-34
- Daniel Defoe (Captain Charles Johnson) - Histoire Générale des Plus Fameux Pyrates (Paris, Phébus, 1990)
- Robert C. Ritchie, Captain Kidd and the War against the Pirates, p. 124
- Lawrence Osborne - A Pirate’s Progress: How the Maritime Rogue Became a Multiracial Hero Lingua Franca, Mars 1998
- Ritchie, Op. Cit., p. 59, 258, n38; Markus B. Rediker – Libertalia the pirate’s utopia, in David Cordingly (ed), p. 264; Defoe, Op. Cit., pp. 212, 308, 343
- Rediker, Op. Cit., p. 262.
- Ritchie, Op. Cit., pp. 87-88, 117; Douglas Botting and the Editors of Time-Life Books - The Pirates (Amsterdam, Time Life, 1979), p. 142; Rediker, Op. Cit., p. 278; Defoe, Op. Cit., p.7
- Cordingly - Life Among the Pirates, p. 271; Ritchie, Op. Cit., p. 234; Botting - The Pirates, p. 61; Rediker, Op. Cit., pp. 269-272
- Vengeance (ndt)
- Un des plus célèbres compagnons de Robin. Il doit son nom français, Petit Jean, alors qu’il est toujours présenté comme quelqu’un de grand et fort, au fait que little, en anglais, veut aussi dire «jeune»
- Rediker, Op. Cit., p. 269; Peter Lamborn Wilson - Utopies Pirates: Corsaires Maures et Renegados (Paris, Dagorno, 1998)
- Une Tête de la Barbade et Une Tête de la Martinique (ndt)
- Rediker, Op. Cit., pp. 255, 274, 277; Ritchie, Op. Cit., p. 234; Botting - The Pirates, pp. 48, 166; Platt and Chambers - Pirate, p. 35