Quelle est la part de l’Occident dans l’islam moderne? Dans le débat actuel sur l’islam, on parle souvent d’une identité qui serait incompatible avec les valeurs occidentales. Thomas Bauer montre ici que l’islam moderne, qu’il soit radical ou modéré, ne peut pas être considéré comme une continuation de l’islam traditionnel, qu’il doit plus aux valeurs imposées par la colonisation qu’à ses sources historiques. (Suite et fin)
L’existence de quatre écoles de droit sunnites était considérée comme un enrichissement, et le fait qu’à l’intérieur de chaque école de droit, des opinions différentes pouvaient cohabiter n’était pas vu comme un problème, mais plutôt comme une opportunité pour se démarquer.
Et le droit islamique?
Le savant universel As-Suyûtî (décédé en 1505) qui était connu pour vouloir avoir toujours raison, a publié un texte dans lequel il écrivait que la divergence d’opinions parmi les savants était un don de Dieu pour sa communauté. Aujourd’hui on ne ressent presque plus rien de cet enthousiasme traditionnel pour la pluralité des opinions. Vers la fin du XIXème siècle sont apparues des tentatives de codifier le droit islamique, ce qui était contre sa nature. Des Etats modernes ont besoin de règles claires, et ce ne sont ni les musulmans «modérés» ni leurs concurrents fondamentalistes qui vont avouer qu’il est possible que deux affirmations, apparemment contradictoires, puissent être en même temps vraies et fausses.
Mais tout indique que c’est exactement cette attitude qui était courante pendant une longue période, dans une grande partie du monde islamique pré-moderne. On n’attendait pas du tout trouver à l’intérieur d’un même discours, sur le droit islamique par exemple, une seule et unique réponse claire. Certains domaines de la vie n’étaient pas du tout régis par un seul discours. Il y en avait toujours plusieurs, religieux et laïcs, qui donnaient des réponses différentes. Ces réponses ne sonnaient souvent pas à l’unisson mais cela ne semblait pas déranger grand monde. Ibn Nubãta, par exemple, publiait en 1332, c’est-à-dire deux cents ans avant la parution du Prince de Machiavel, un texte de conseils aux souverains au moins aussi machiavélique. La religion n’y jouait aucun rôle. Le Coran et le prophète n’y apparaissaient pas.
Le discours moderne sur l’islam ne tient jamais compte de ce texte. Pas plus qu’il ne tient compte des milliers de poèmes consacrés à des souverains, poèmes qui représentaient le principal discours politique de l’islam pré-moderne. Aujourd’hui, pour reconstruire la pensée politique de cette période, on n’y fait pratiquement jamais référence. Partout en revanche, on a privilégié le discours religieux au point de le considérer comme seul représentatif. Cette vision parcellaire ne correspond pas à la réalité, mais elle a influencé la pensée islamique moderne et c’est ainsi qu’on arrive à un des cas les plus bizarre d’asynchronité: c’est la similitude entre l’image de l’islam qu’ont quelques orientalistes et l’opinion publique occidentale avec celle que se donne l’islam radical contemporain. Les deux groupes font abstraction de la réalité historique pour s’imaginer une culture complètement basée sur des textes religieux et normatifs, et ils pensent qu’il n’y a qu’une seule et unique interprétation, sans ambiguïté, de ces textes.
Un exemple particulièrement triste de ce développement est celui des hommes et des femmes accusés d’adultère dans les pays islamiques et qui ont été menacés ou réellement lapidés. Le cas de l’Iranienne, Sakine Ashtiani, et la manière dont les médias occidentaux en ont parlé, en livre un exemple dramatique. Dans le Frankfurter Allgemeinen Zeitung, le cas a été documenté et commenté par Tilman Nagel. En le lisant, on a l’impression que lui et les islamiques purs et durs sont d’accord sur le principe que dans l’islam, l’adultère doit être puni de lapidation. Ni lui, ni les juges iraniens ne disent que ce n’était pas le cas avant le XXème siècle: dans les textes de lois normatifs de l’islam, si l’adultère doit être puni de lapidation, on trouve tellement d’obstacles procéduraux que dans la plupart des écoles de droit, il est pratiquement impossible de prononcer une telle sentence. A cela il faut ajouter que dans l’histoire de l’islam, les règles de la sharia sont considérées comme une ligne directrice qui, dans la pratique judiciaire, peut être modifiée et adaptée à d’autres traditions juridiques. Dans ce domaine aussi, il y a pluralité de discours. Dans les pays centraux de l’islam (pour les autres pays, je ne suis pas assez documenté), il n’existe aucune trace écrite de lapidations, excepté les cas plus ou moins légendaires des débuts de l’islam: des rebelles et des brigands avaient été crucifiés et les poètes en ont fait des poèmes spectaculaires – l’attrait des sensations fortes n’est pas un phénomène nouveau. Beaucoup de chroniqueurs ont décrit en détail les tortures et autres assassinats commis par des seigneurs, mais on ne trouve aucun récit de lapidation de l’an 800 au XXème siècle, à cette exception près: c’est arrivé dans l’Empire ottoman aux alentours de 1670 et c’était, comme dans les cas modernes, motivé par des ambitions politiques. L’événement avait fait scandale à l’époque et le juge responsable avait été démis de ses fonctions. Le chroniqueur était également choqué. Il ne considérait pas la lapidation comme un acte islamique. Il constatait avec effroi qu’une telle chose ne s’était plus produite depuis l’ère du début de l’islam. Pour lui la lapidation était atavique et inhumaine.
Mise à part cette exception qui avait fait scandale, il n’y a donc de toute évidence pas eu de lapidation. D’autres peines avaient été mises en place. Elyse Semerdjian a analysé les archives du tribunal d’Aleppo couvrant une durée de 360 ans. Elle a constaté qu’entre 1507 et 1866, il y avait eu 121 accusations pour des actes sexuels illégitimes. Mais évidemment personne n’avait été lapidé. Durant toute cette période, la punition des femmes accusées et condamnées pour prostitution était de quitter un certain quartier de la ville.
On peut alors affirmer que dans l’islam classique, il y a des situations dans lesquelles une règle juridique est en même temps valable et non valable. Peu de gens critiquaient le principe de la peine de lapidation, mais tous critiquaient son application.
Cette tolérance face à l’ambiguïté juridique est devenue incompréhensible de nos jours. Et c’est pour cette raison qu’aujourd’hui, dans les pays islamiques, contrairement aux mille ans précédents, des hommes et des femmes se font lapider pour l’adultère, même si, pour arriver à ces condamnations à mort, d’autres normes et prescriptions du droit islamique doivent être violées. Mais il semble que ces prescriptions ont moins d’importance que le fait de vouloir démontrer au monde que le droit islamique est clair et sans équivoque. Il semble alors qu’un phénomène, soi-disant aussi typiquement islamique que celui de la lapidation, n’ait pas pu être repris directement et sans détours des normes islamiques traditionnelles. Il a fallu d’abord le déclin de la tolérance traditionnelle de l’ambiguïté pour que les normes traditionnelles soient réévaluées et réorganisées. Evidemment je ne veux pas dire ici que la lapidation dans l’islam est quelque chose d’importé de l’Occident. Mais aussi abject que cela puisse sonner, il s’agit d’un phénomène lié à la modernisation.
La conséquence de la perte de la tolérance traditionnelle de l’ambiguïté pour l’islam est catastrophique. Une grande partie de l’héritage de l’islam avait été produite dans une société avec une très grande tolérance de l’ambiguïté qui permettait par exemple à Ibn Hadjar al-Asqal d’être à la fois un savant hadith sévère et d’être vénéré pour ses poèmes homo-érotiques. Aujourd’hui, dans une société pratiquement sans tolérance à l’égard de l’ambiguïté, cet héritage est en train d’être redéfini. Des interprétations et des normes qui pouvaient, dans le passé, coexister de manière égalitaire deviennent aujourd’hui absolues et seules valables, au détriment d’autres. Mais les structures dans lesquelles ces éléments traditionnels sont insérés ne sont pas authentiquement islamiques, ce sont des structures formées par une vision du monde et une idéologie occidentale.
La perte de la tolérance de l’ambiguïté dans l’islam ne s’explique pas uniquement par son histoire. Stephen Toumin a démontré que ce sont les guerres de religions, entre l’assassinat de Henri IV et la guerre de trente ans, qui ont mis fin en Europe à l’humanisme et au climat de tolérance de la Renaissance. Ce développement n’est parvenu dans le monde islamique qu’au cours du XIXème siècle, en adaptation avec l’Occident qui s’avérait plus performant au niveau technique et économique mais qui ne connaissait pas, ou plus, une tolérance de l’ambiguïté comparable à celle de l’islam traditionnel. C’est d’après ces nouveaux paramètres que l’islam s’est complètement restructuré. Mais ce qui à l’époque représentait un effort considérable d’adaptation à un nouvel environnement culturel et politique et qui a permis au monde islamique d’opposer à l’expansion occidentale une propre identité culturelle a abouti à un «piège identitaire» (comme le dit le titre d’un livre de Amartya Sen). Il faut dire que ce n’est pas que dans le monde islamique qu’on est tombé dans ce piège. En Occident, plus que jamais, on est prêt à considérer l’islam de la fin du XIXème et du XXème siècles, restructuré d’après les schémas occidentaux, comme étant le véritable et authentique islam et de faire à partir de là une projection en arrière sur toute son histoire.
Il faut comprendre que l’islam moderne n’est pas juste une continuité de l’islam traditionnel, mais plutôt un conglomérat de visions du monde et d’idéologies modernes et très diverses. Beaucoup d’aspects de l’islam moderne ont en commun d’obéir à l’exigence moderne de la non-ambiguïté qui trouve ses origines en Occident. Des éléments traditionnels sont insérés sélectivement dans ces systèmes d’après l’orientation voulue. Les nouvelles formes qui naissent sont au moins aussi occidentales qu’islamiques. Et surtout là où on pense tomber sur quelque chose de purement islamique, on ne voit souvent que notre propre reflet, ne serait-ce que décalé temporellement. Et c’est ainsi que, quand nous étudions des phénomènes d’autres cultures, nous nous étudions toujours aussi nous-mêmes.
* Chercheur sur l’islam et le monde arabe à l’université d’Erlangen en Allemagne