Il est bien tard dans le siècle1 pour s’émouvoir du génocide des Tsiganes, perpétré pendant la deuxième guerre mondiale dans tous les pays européens, à l’initiative du IIIème Reich. Bien tard, au sens où le XXème siècle finissant et le XXIème s’ouvrant, on ne réussit plus à comptabiliser le nombre de génocides qui eurent lieu, les uns avant (génocide arménien, 1915-1923), d’autres après (génocide rwandais, 1995), par exemple.
Désormais, cette catégorie particulière qui consiste à anéantir tout un groupe humain est devenue l’une des signatures les plus fondamentales des temps modernes. Les Tsiganes, dans cet ensemble, peuvent sembler désormais un peu noyés dans toutes ces exactions systématiques dont le monde s’est accoutumé.
Mais ce retard a des causes qu’il convient de rappeler. Les victimes dans leur ensemble, et quels que soient les alibis de leur persécution, pour l’essentiel ne purent pas parler pendant longtemps. C’est un temps de latence classique et caractéristique des traumas, tant individuels que collectifs. La condition des victimes de la seconde guerre mondiale fut et reste celle de traumatisés par définition, incurables. La première marque d’un traumatisme profond est le silence. Les Tsiganes ou mieux, les Roms2, comme les autres survivants de l’Europe nationale-socialiste, s’empressèrent de se taire. Et le peu d’entre eux qui tenta de parler ne fut pas entendu, pas cru, pas compris. Inaudible.
Chaque catégorie de victimes du troisième Reich et de ses alliés européens avait une raison non seulement de se taire, mais aussi de se cacher: la honte. Ainsi des homosexuels qui n'osaient pas parler, des prostituées des bordels des camps, ou des survivants culpabilisés d’avoir gardé la vie quand tous les autres étaient morts. Ceci pour replacer le silence des Roms dans un ensemble commun à toutes les victimes de ce temps. Seuls les déportés politiques parlèrent en premier et encore, pas tous (David Rousset, Germaine Tillion par exemple, en France).
Les Roms avaient leurs propres raisons particulières de se taire. Le mépris endémique qu’ils ont toujours enduré à travers tous les régimes quels qu’ils soient, dans tous les âges historiques, et sur toute la surface du globe. Un mépris intimement ancré dans la formation de leur personnalité, intériorisé et parfaitement conscient de leur part. Ayant toujours été au rebut de l’humanité, ils avaient le plus grand mal à imaginer pouvoir s’exprimer comme tout le monde.
Ma bister, N'oublie pas!
Deuxièmement dans la culture romani, on ne parle pas des morts. Lisez les romans de Matéo Maximoff, écrivain rom français d’ascendance russe, pour mesurer cette place spécifique des morts dans la civilisation romani. Cet impératif, nié par les Roms modernistes, fut l’un des plus graves obstacles auxquels les Roms durent faire face. Les Roms ne sont pas un peuple homogène, sans classes sociales; ils sont structurés comme l’ensemble des sociétés dominantes où ils vivent. Leurs cadres moyens intégrés, ou assimilés ou leurs intellectuels et leurs militants de la dignité des Roms ont choisi explicitement de s’en tenir aux usages dominants. «Ma bister!», (N’oublie pas, en langue romani) fut leur mot d’ordre et tous ceux-là se retrouvent chaque 2 août à Auschwitz en commémoration de la nuit de liquidation du camp des familles roms par les nazis en 1944, pour faire place à l’arrivée massive des Juifs hongrois.
Les modernes Roms d’Europe qui ont placé toute leur stratégie dans l’antiracisme et la lutte pour leur droits civils dans la modernité, ont choisi de faire fi des traditions, afin de rejoindre la pratique majoritaire relative à la mémoire et au respect dû aux humains assassinés dans les camps de la mort et partout. Depuis la création de l’Union Romani Internationale à Londres en 1971, ils ont placé leur revendication numéro Un dans la reconnaissance du génocide des Tsiganes par les Etats d’Europe, quelle que soit l’ampleur de la responsabilité de ces Etats. A ce jour, seule la Pologne a reconnu sa responsabilité dans l’anéantissement des Roms polonais: l’Allemagne a entamé sa marche vers cette reconnaissance, mais sauf erreur, elle n’est pas encore admise entièrement. Mentionnons toutefois ce fait que le 27 janvier, jour choisi pour la commémoration des victimes des camps, date anniversaire de la libération d’Auschwitz, un Rom survivant sera entendu officiellement pour la première fois au Bundestag: quant à la France, sa version officielle des faits est qu’elle n’est responsable de rien, puisque ce serait l’occupant qui aurait ordonné la persécution des Roms de France, version que pour ma part, je ne partage pas.
Une campagne, toute en diplomatie, tente de faire insérer la mémoire des Roms français persécutés sous la deuxième guerre mondiale, le jour anniversaire de la rafle du Vel d’hiv' (vélodrome d’hiver) le 16 juillet 1942, rafle qui ne toucha aucun Rom (semble-t-il) mais exclusivement des Juifs. C’est désobligeant pour les Juifs de France, qui ont souffert du régime de Vichy et ont perdu 70.000 d’entre eux, douleur qui justifie largement une journée de deuil spécifique en leur honneur. C’est, pour les Roms de France, une façon non moins désinvolte de traiter leur exclusion de la mémoire publique, car il est nécessaire de leur attribuer une journée de deuil national également, à condition qu’elle leur soit exclusivement dédiée: faute de quoi, le risque est grand de se débarrasser d’un problème gênant sans considération réelle. En amalgamant Juifs et Tsiganes de France dans une même journée de commémoration, les deux groupes risquent de ne s’y point retrouver dans la dignité due à l’événement. C’est donc jusqu’ici une manière de se défausser d’un problème qui n’a pas encore reçu de la part des autorités de l’Etat français la mesure du désastre qui a frappé nos concitoyens. La journée noire des Roms de France est le 6 avril 1940, date où la troisième république agonisante décréta l’interdiction de circulation pour les Roms du pays. Cette journée fut suivie d’autres décrets liberticides contre ce peuple de France, mais le 6 avril pourrait en représenter le symbole.
Travail de mémoire
En revanche, le film de Tony Gatlif «Liberté» a touché des groupes roms français au cœur. Autant les gardiens les plus méticuleux des traditions redoutaient que le cinéaste ne «fasse du folklore avec nos morts» (sic), autant après avoir visionné le film, ils décidèrent qu’il s’agissait bien d’un monument en leur honneur à eux, enfin, et les langues se délient. Même chez les Manouches les plus farouches, éventuellement analphabètes, ce film a servi de déclencheur. Ils parlent, ils collectent les souvenirs de leurs Anciens, ils ressortent les photos de famille et chacun actuellement en ce pays, Rom, Gitan Manouche/ Sinto et Yeniche, laisse remonter à la surface, les horreurs enfouies depuis des décennies. Un travail de mémoire est à l’oeuvre en France parmi les plus humbles des Roms du pays.
On ne sait pas le nombre des victimes roms de la deuxième guerre mondiale. Aucun spécialiste des chiffrages, statisticien professionnel n’a examiné ce problème et les recherches ne font que commencer. Le chantier est ouvert, mais non clos. Le dernier Rom français interné dans un camp de concentration3 français fut libéré en janvier 1947, car le décret officiel de fin de la guerre et de ses mesures d’exception n’entra en vigueur qu’en mai 1946. Jusque-là, nul ne se soucia de libérer les Roms détenus en camp de concentration sur le territoire du pays. Au contraire les nouvelles autorités espéraient poursuivre l’oeuvre d’acculturation en disciplinant ces réfractaires aux sociétés de contrôle.
Quasiment aucune réparation ne leur fut accordée en France, sinon au compte-goutte, leurs biens confisqués ne furent pas rendus, leurs bijoux volés non plus, et leurs maisons lorsqu’ils en possédaient une, furent saccagées et pillées. Les Sinti et Roma allemands sont les plus avancés en Europe pour la revendication d’une considération due à leur sort passé, où les trois quarts d’entre eux furent assassinés. Il s’agit probablement des plus lourdes pertes d’Europe. Or, à l’instar des Juifs allemands, les Sinti étaient souvent très bien intégrés au pays, insérés, et s’en revendiquaient citoyens de plein droit. Ils avaient combattu pour leur pays lors de toutes les guerres, mais rien n’enraya leur évacuation de l’espace nazifié. Les Polonais subirent ensuite le sort le plus difficile, conjuguant et impureté de race non aryenne et infériorité de race slave. Les Roms des Pays baltes furent massivement anéantis, les Yougoslaves au camp de Jasenovacs en Croatie furent sanguinaires, les Roms de Russie succombèrent aux Einsatzgruppen4 sur l’arrière-front, et les Roms néerlandais furent décimés. Comme les Juifs qui offrirent Anne Frank en modèle de persécution, les Roms néerlandais offrirent au monde l’une des images la plus célèbre de la destruction des Roms d’Europe en la personne de Settela, que l’on considérait comme un symbole de la déportation des Juifs, et dont l’histoire mise à jour révèle qu’il s’agit bien d’une Romni hollandaise.
L’histoire du génocide des Tsiganes d’Europe a certes suscité plusieurs travaux dans divers pays et pourtant, elle ne fait que commencer.
- Clin d’œil à Victor Serge, dont le roman, S’il est minuit dans le siècle, traite des purges de l’ère stalinienne (note auteuse et archipel).
- J’emploie le terme de Rom conformément aux recommandations de l’URI, pour l’ensemble du peuple rom d’Europe, indépendamment des sous-appellations qu’il se donnent localement.
Je réemploie le terme de «camp de concentration», banal aux lendemains de la guerre, puis récemment expurgé de l’historiographie officielle française en raison de sa connotation brutale, afin de signifier qu’il n’y eut pas de camp de la mort avec chambre à gaz en France. C’est exact. Toutefois le mémorial de Yad Vashem en Israël ne s’arrête pas à ces arguties, et continue de nommer «camp de concentration» ce qui était des camps de concentration en Europe, France incluse, sans être pour autant des camps de la mort au nombre de six. L’appellation administrative française utilisait aussi bien les termes de «camp d’internement» que «camp de concentration». N’étant pas une historienne au service de l’innocence française, je n’ai pas d’obligation à amoindrir son rôle dans l’ensemble raciste de l’Europe des années 1940.
Les groupes d’intervention étaient des unités semi militaires chargées de l’assassinat systématique des populations (note archipel).
Rencontre avec une Culture: Roms, Tsiganes, Gitans, Manouches
On se souvient des déclarations xénophobes, l’année dernière, de Nicolas Sarkozy à l’encontre des Roms et de la mise en place d’une politique d’expulsion musclée des Roms de France. Face à cette hystérie raciste, des habitants de Reillanne, une petite ville dans les Alpes-de-Haute-Provence, ont décidé d’organiser toute une série de manifestations sous l’intitulé: «Rencontre avec une Culture». Pour les organisateurs, extérieurs à tout parti ou organisation politiques, il s’agissait de faire connaître la culture et l’histoire des Roms afin de s’opposer aux préjugés et à la stigmatisation dont ils font l’objet.
Le programme a commencé en novembre avec un grand week-end: projections de films, concerts, débats et soupe géante. Plus de 300 personnes y ont participé.
Tout au long de l’hiver, on pouvait voir des expositions, assister à des lectures musicales et suivre diverses manifestations dans la bibliothèque municipale, les cafés et restaurants du village ainsi qu’à la librairie. Une rencontre entre poésie, flamenco et danse contemporaine fut organisée sur le thème de «l’errance».
Un autre temps fort fut la venue de l’écrivaine et historienne Claire Auzias (voir article). Elle a signé ses derniers livres à la librairie et ensuite animé une discussion à l’issue de la projection du film «Le Mensonge»1. Le film parle du génocide tsigane pendant la Seconde guerre mondiale ainsi que de la non-réparation et la non-reconnaissance en Allemagne de ce génocide. Il dénonce le fait que, dans les années soixante, ce sont les même «experts» en eugénisme qui avaient participé au génocide pendant la guerre qui étaient de nouveau «experts» auprès des tribunaux en Allemagne fédérale pour repousser les demandes d’indemnisation de la part des rares survivants Sinti.
Au mois de janvier la conteuse Nouka Maximoff, fille de l’écrivain tsigane Matéo Maximoff a été accueillie à l’école pour une journée consacrée aux contes tsiganes. Elle a ensuite offert ces contes à la population: «Le peuple de la nuit, histoires épouvantables des Roms».
Fin janvier, l’école de Reillanne a organisé des «Classes Culture» sur le thème du nomadisme avec la réalisation par les enfants d’un journal quotidien et pour clore momentanément ces rencontres, le carnaval de cette année sera consacré à ce thème.
Paul Braun
Radio Zinzine
- Das Falsche Wort (Le Mensonge), 1987. Version française ou allemande chez Katrin Seybold GmbH, Munich