Nous poursuivons ici la série d’articles* présentant des livres qui gravitent autour d’un même thème, et tordent le cou à quelques mythes qui ont la vie dure. Non, la faim n’est pas une fatalité, dont il faudrait rendre responsables les caprices du climat, la surpopulation du globe ou une quelconque infériorité raciale. Même si certains continents ont plus d’atouts que d’autres, la faim reste la conséquence de facteurs sociaux et économiques, politiques donc, plus que géographiques: la faim est un fléau principalement créé par l’homme. (2ème partie) Résistances
Pendant 20 ans, entre 1850 et 1870, des révoltes s’étendront à tout le pays. En Chine, ce fut la révolution des Taipings (grande harmonie), guerre paysanne qui durera de 1851 à 1864, véritable guerre civile qui fit entre 20 et 30 millions de morts. Partie de l’extrême sud de la Chine, à l’ouest de Canton, cette insurrection s’étendra tout le long du Yangsi, et Nankin, dans le delta du Yangsi, deviendra la capitale de leur Etat dissident pendant treize ans. Héritiers d’une longue tradition de jacqueries égalitaires, les Taipings revendiquèrent la taxation des céréales, la restauration de greniers de réserves pour le grain et un partage équitable des productions et des ressources. A la même époque, ce sont les paysans Niam qui se révolteront dans tout le bassin Est du fleuve Jaune, au Nord. Il y aura aussi des insurrections musulmanes dans le Centre, le Nord et le Sud. Les Taipings préfigurent la révolte des Boxers, dans le nord de la Chine, en 1900, pour des raisons assez proches et de plus, fortement antioccidentales et antichrétiennes. Les Boxers se révolteront à Pékin et dans tout le delta du Fleuve Jaune, en réaction à la défaite contre le Japon et aux zones d’influence accordées aux Occidentaux. Ils se révolteront aussi contre les missionnaires, catholiques et protestants, que leur imposeront les vainqueurs des guerres de l’opium. 1900 fut une année de famine qui succéda à une sècheresse catastrophique, et on estime que 30% de la population de la province du Shanxi, berceau de la révolte des Boxers, succombera à cette famine. Les Boxers, paysans pauvres, travailleurs agricoles, bateliers, victimes de la faim et du chômage, rentreront en rébellion. «Milices de justice et de concorde», les Boxers se retrouvaient dans des clubs d’arts martiaux et pratiquaient une forme de boxe sacrée.
En 1857, en Inde, la grande révolte des Cipayes affaiblira la dynastie Moghole alors au pouvoir, et consacrera la Reine Victoria comme «Impératrice des Indes». Les Cipayes étaient des soldats indiens intégrés à l’armée britannique. Leur révolte, contre l’empire colonial, la spoliation économique et la persécution religieuse, eut un très large soutien dans la population. La politique de la canonnière et une très forte répression de toutes ces révoltes favorisera, un temps, la restauration de l’aristocratie foncière et des princes.
Un mot sur le blé
Le blé tient une place à part dans cette histoire, car l’évolution de son «économie» influencera le devenir de toute la paysannerie. Avant 1850, le commerce international de céréales est relativement mineur, sauf pour l’Angleterre qui a déjà sacrifié ses paysans pour développer son industrie et qui importe une grande partie de son blé. A partir de 1874, date de l’émancipation des serfs, la Russie cesse d’être le principal fournisseur de céréales de l’Angleterre. Du blé indien sera alors massivement exporté vers l’Angleterre: au plus fort de la famine des années 1877/1878, l’Angleterre exportera 300.000 tonnes de blé vers l’Europe. En pleine débâcle de l’agriculture anglaise, entre 1875 et 1900, époque des grandes famines en Inde, les exportations de céréales vers l’Angleterre passeront de 3 à 10 millions de tonnes par an, soit la consommation annuelle de 25 millions d’Indiens qui mourront de faim. Depuis la fin de la guerre de sécession, en 1865, les Etats-Unis recommencent à exporter massivement du blé et du maïs vers l’Europe et deviennent le 1er fournisseur de céréales des Européens à partir de 1870. L’afflux de céréales américaines bon marché provoque un effondrement des prix et un déclin de la production agricole européenne car les céréales représentent alors 30 à 40% de cette production. Le secteur agricole représentant encore 60% de la population d’Europe continentale, cette situation a des répercussions très importantes sur le niveau de vie des paysans. On a parlé de «grande dépression européenne» à partir des années 1870/1873. La baisse structurelle du prix mondial des céréales ne profitera pas aux paysans indiens, pas plus qu’aux paysans européens, les décourageant de produire. Cette situation chassera au contraire les paysans de leurs terres, accentuera leur dépendance, renforcera les castes en Inde et accélèrera leur paupérisation et leur prolétarisation. Pendant la tragédie de 1899/1902 dans la présidence de Bombay, à l’ouest de l’Inde côtière, les réserves alimentaires sont là en quantités suffisantes et la gravité de la famine est essentiellement due à la pénurie d’emplois agricoles causés par la sécheresse et à la hausse des prix agricoles provoquée par une pénurie artificielle de céréales sur le marché indien.
Nouvelle économie
Mais la révolution industrielle britannique ne dépend pas nécessairement de la conquête et de l’asservissement économique de l’Asie. Les flux décisifs de capitaux et de ressources naturelles qui stimuleront le décollage industriel de l’Europe, puis des Etats-Unis, viendront d’abord du commerce des esclaves et de l’économie de plantations de coton et de canne à sucre du Nouveau Monde américain. Le commerce triangulaire entre l’Angleterre, l’Afrique, et les Etats-Unis procure d’immenses profits aux négociants britanniques. L’Angleterre paye les esclaves africains achetés à la Hollande, au Portugal ou à la France avec des objets manufacturés. La vente de ces esclaves en Amérique lui permet d’y acheter des produits tropicaux, canne à sucre raffinée en Angleterre, coton transformé dans les usines anglaises. Le Traité de Versailles de 1783 consacrera l’indépendance des Etats-Unis d’Amérique, constitués de quelques petits Etats de la côte Est qui ne rassemblent que 4 millions d’habitants en 1791, et qui opteront pour une politique protectionniste qui leur permettra de développer leur économie. Le vieil empire britannique se verra obligé d’ouvrir de nouveaux marchés pour vendre ses produits et de trouver d’autres sources d’approvisionnement pour le sucre et le coton dont l’Angleterre est grosse consommatrice. Celle-ci continuera à commercer librement, par l’intermédiaire d’un fort lobby sucrier de planteurs à Westminster, avec les Etats sudistes partisans du libre-échange et de l’esclavage, jusqu’à la guerre de Sécession, en 1860. A cette date, 80% du coton lui vient des Etat-Unis, 15% de l’Inde et 3% de l’Egypte. Pendant la guerre de Sécession, en 1865, 50% du coton viendra de l’Inde, 21% de l’Egypte et seulement 20% des Etat-Unis. Une fois la guerre terminée, vers 1870, les Etats-Unis reprennent la 1ère place avec 54%, la part de l’Inde redescend à 25%, et celle de l’Egypte à 12%. A cette époque, les Etats-Unis se sont agrandis de nombreux Etats et comptent une population supérieure à 30 millions d’habitants, autant que l’Angleterre et presque autant que l’Allemagne ou la France. La domination britannique de l’Inde est la plus rentable quand l’Inde, dans la seconde moitié du XIXème siècle, devient un marché vital pour les cotonnades du Lancashire. Pendant toute une génération, les paysans indiens et chinois sont les véritables piliers de la suprématie financière de la Grande-Bretagne. Mais le chiffre d’affaires de la Compagnie des Indes Orientales n’est pas très important par rapport au flot de marchandises et de capitaux qui traversent déjà l’Atlantique vers l’Europe. La Flandre, les Pays-Bas, le nord de la France s’enrichissent déjà de la richesse de l’industrie lainière et cotonnière de l’Angleterre. Le déficit commercial important de l’Angleterre avec les Etats-Unis et le reste des pays européens est financé en grande partie par ses excédents commerciaux avec l’Asie. La mainmise sur l’Egypte à cette époque sera surtout destinée à contrôler le canal de Suez, ligne maritime la plus directe pour acheminer les produits indiens – blé, coton, sucre – vers l’Europe, ainsi que des produits manufacturés, textiles surtout, vers le continent asiatique. L’Angleterre forcera aussi l’Egypte à produire du coton, au détriment des cultures vivrières des paysans. La conquête de nouvelles terres dans les grandes plaines du Middle West américain (Dakota, Texas, etc.), la Prairie canadienne (Manitoba, Saskatchewan), les pampas argentines et en Australie change la donne. Sous l’égide de grands cartels tels que Bunge et Dreyfus, le commerce des céréales devient véritablement intégré à l’échelle planétaire. L’intégration à l’économie mondiale de ces vastes étendues steppiques qui deviennent d’immenses greniers à blé et maïs, permet aussi à la Liverpool Corn Trade Association et à la chambre de commerce de Chicago de monopoliser le marché des céréales. Cette nouvelle situation, et le raccourcissement des distances de transport, provoquera une baisse à long terme des prix des céréales et bouleversera en profondeur les systèmes de production paysans, au Nord comme au Sud. L’introduction, au début du XIXème siècle, de la machine à vapeur dans le transport ferroviaire et maritime réduira les temps de parcours et abaissera le coût de transport et le prix des marchandises. Mais tout ce commerce échappe de plus en plus aux Britanniques, même si Londres demeure encore la place financière dominante. Le centre de gravité de la richesse mondiale se déplace vers les Etats-Unis et l’Allemagne qui manifestent déjà une hégémonie naissante dans les domaines du pétrole, de la chimie et de l’électricité.
L’hypothèse malthusienne
Une question pertinente peut être le rôle de la démographie dans le déclin de la sécurité alimentaire au XIXème siècle, par rapport au rôle du drainage de richesse vers l’Angleterre et de la destruction du tissu social indien, comme cause de la famine dans l’Inde victorienne. En Inde et en Chine, la subdivision du patrimoine à la faveur de l’héritage est en général la règle et on a constaté une réduction de la taille des lopins familiaux à cultiver, tout comme après la révolution française. Celle-ci rend toujours plus difficile la subsistance des familles. Cependant, dans le Deccan Indien, tout comme au Brésil et en Afrique, la pression démographique sur la terre est assez faible et seule la moitié des terres arables est cultivée. On constate au contraire un déclin de la part de l’Asie du Sud dans la population mondiale entre 1750 et 1900, autour de 20%, alors que la part de l’Europe augmente, pour rejoindre et même dépasser l’Asie. En Chine du Nord, la population ne dépasse pas de façon significative son niveau de 1840 avant 1950, un siècle de stagnation démographique: dans le Shanxi, 1/5 de la population disparaît pendant la famine des années 1870. Cette région ne retrouvera sa population de 1875 qu’en 1953, malgré une forte immigration en provenance des provinces voisines du Nord. La population de la Chine n’est pas plus élevée en 1920 qu’en 1890, alors que le revenu par habitant y a considérablement décliné. En Inde, dans le Deccan Oriental,
1/5 de la population disparaîtra aussi dans les années 1870, la surface cultivée chutera dramatiquement et les conséquences se feront sentir pendant toute une génération. Dans le Gujarat, pays de Gandhi, les sécheresses de la fin de siècle extermineront le bétail. Il n’y aura plus de lait ni de fumier, et 1/3 de la population disparaîtra. La population diminuera même entre 1870 et 1920. Au Pendjab, plus au nord de L’Inde, 90% des bêtes de trait périssent en 1896/1897. Dans la présidence de Bombay, le niveau de cheptel de 1890 ne sera atteint qu’en 1930. Près de la moitié des surfaces ne seront plus cultivées. L’expansion démographique sera bloquée et on assistera à une stagnation démographique pendant 50 ans. L’Europe aussi avait connu cette situation au Moyen Age pendant 4 siècles, de 1350 à 1750. En 1950, l’Inde compte 400 millions d’habitants, comme l’Europe, et la Chine 500 millions. Cette partie de l’Asie n’est pas beaucoup plus densément peuplée que l’Europe. Autour de 1950, l’Inde compte, selon les régions, entre 80 et 250 habitants au km2, plutôt moins que les Pays-Bas, l’Angleterre ou la Belgique, qui comptent 250 hab/km2. La Chine, elle, compte 40 habitants au km2. Par contre, des densités très fortes ont toujours existé dans les bassins et les deltas des grands fleuves et sur les côtes. On compte alors jusqu’à 4.000 hab/km2 à Shanghai, en Chine, où la production agricole peut compter sur des ressources en eau importantes, et une moyenne de 1.500 hab/km2 cultivé. Dans la vallée du Gange, en Inde, on compte 1.000 habitants au km2. Il faudra attendre les années 1950 pour voir décoller la population de l’Asie.
Les origines du Tiers-monde
Au moment où l’Inde et la Chine font leur entrée dans l’histoire moderne, au début du XIXème siècle, elles ne sont pas ces misérables «terres de famine» chères à l’imaginaire occidental. Tout comme leurs contemporains chinois, les différents souverains indiens considèrent la protection du paysan comme une obligation essentielle, synonyme pour eux de stabilité et de sécurité. Les stéréotypes attribuent à une pauvreté et une surpopulation immémoriales la responsabilité des principales famines du XIXème siècle. On peut penser au contraire que c’est l’intégration violente des économies rurales autochtones au marché mondial à partir de 1850 qui a gravement fragilisé les paysans et les travailleurs agricoles face aux risques de désastres naturels.
Karl Polanyi, lui, explique qu’une des causes principales des famines est le marché libre des céréales, combiné à un manque total de revenus, et ajoute que les masses indiennes sont mortes parce que les structures des communautés villageoises avaient été détruites par les Anglais.
Avec le Deccan indien et la plaine du Fleuve Jaune chinois, on a deux exemples de la façon dont l’économie mondiale dirigée depuis Londres a engendré la «périphérisation» et la paupérisation de régions qui, au XVIIIème siècle, étaient encore au centre de vastes systèmes de pouvoir à l’intérieur du continent asiatique. Le «Tiers-monde» est le résultat d’inégalités de revenus et d’accès aux ressources qui ont pris forme de façon décisive pendant le dernier quart du XIXème siècle.
A l’époque de la prise de la Bastille, de grandes différences existent entre les classes sociales, au niveau de la planète, mais il n’y a pas globalement de différences très grandes de revenus entre les diverses sociétés. La différence de niveau de vie entre un sans-culotte français et un paysan du Deccan indien est relativement négligeable par rapport à celle qui sépare chacun d’entre eux de sa classe dirigeante respective. En revanche, à la fin du règne de Victoria, l’inégalité entre les nations est devenue aussi profonde que l’inégalité entre les classes. Une «grande divergence» sépare déjà certains pays occidentaux du futur «Tiers-monde». L’humanité est désormais irrévocablement divisée en deux.
* Voir Archipel No 192 (Avril 2011), 193 (Mai 2011), 199 (Décembre 2011) et 204 (Mai 2012).
Sources
Mike Davis: Génocides tropicaux (1870-1900), La Découverte-Poche.
Paul Bairoch: Mythes et paradoxes de l’histoire économique, La Découverte-Poche.
Erich Hobsbawm: L’Ere des empires (1875-1914), Hachette-Pluriel.
Karl Polanyi: La grande transformation, Gallimard-Tel.
Rosa Luxemburg: L’accumulation du Capital, Maspero-2 vol.