Cet article du journaliste Norbert Trenkle paru suite aux attentats contre Charlie Hebdo sur le site de la revue théorique Krisis* nous a paru toujours aussi pertinent aujourd’hui. Dans la première partie, l’auteur évoquait le piège du culturalisme, la recherche d’une identité collective, et montrait en quoi la colonisation avait créé des conditions favorables à l’islam, plus qu’aux autres religionnismes présents dans les pays colonisés. (2ème partie)
En plus, l’islamisme possédait, face à ces autres religionnismes, l’énorme avantage idéologique de pouvoir être mobilisé contre «l’Occident», et de ne pas seulement se consolider à travers la construction d’une représentation collective de l’ennemi, mais en outre de recueillir l’héritage du nationalisme et du socialisme, ainsi que de l’anti-impérialisme. Au niveau idéologique, c’est un avantage concurrentiel que ne possèdent pas par exemple les sectes évangéliques en Amérique latine ou en Afrique, pas seulement parce que celles-ci ont été largement créées par des prédicateurs venant des Etats-Unis et d’Europe, mais en outre parce qu’elles se définissent précisément comme appartenant à ladite «communauté chrétienne mondiale».
L’islamisme, par contre, dans sa construction identitaire, put revenir aisément à la précédente hostilité ouverte historique entre «Couchant» et «Levant», qui joua un rôle constitutif lors de la formation de «l’Occident» et représenta, et représente toujours, une surface de projection idéale pour définir une identité collective en se distinguant de cet «autre». Ce qui aggrava encore les choses, c’est qu’en «Occident» également, cette confrontation culturaliste fut reprise avec enthousiasme, en partie pour «expliquer» la faillite de la modernisation de rattrapage, qui ne devait évidemment rien avoir affaire avec la logique interne du grandiose système capitaliste mondial qui, dans la foulée de son processus de crise fondamental, déclare «superflues» des régions entières du globe et leurs populations; en partie, également, par simple besoin idéologique, après la fin de la guerre froide, d’affirmer sa propre identité collective à travers l’invention d’un nouvel ennemi mondial1.
Ce n’est pas un hasard si la parution de l’écrit incendiaire paradigmatique de Samuel Huntington portant le titre programmatique du Choc des civilisations se situa dans les premières années qui suivirent l’effondrement dudit socialisme réel, qui constituait lui-même un maillon central dans le processus de faillite de la modernisation de rattrapage capitaliste (on peut d’ailleurs constater que sur le territoire de l’ancienne Union Soviétique les religionnismes, tant islamistes que russes-orthodoxes, se sont vivement épanouis).
Cette hostilité ouverte identitaire s’est vue encore renforcée par le fait que de nombreuses régions du globe habitées par des musulmans ont été particulièrement touchées par la guerre et la violence, parce qu’elles se trouvaient et se trouvent encore au centre d’intérêts géostratégiques. Cela affecta naturellement tout d’abord les réserves pétrolières, mais également, durant la guerre froide, la lutte des grandes puissances pour leurs zones d’influence, comme dans le cas de l’Afghanistan, qui a été littéralement broyé par le conflit Est-Ouest et qui est devenu par la suite l’un des points névralgiques de l’islamisme militant. S’ajouta à cela le conflit israélo-palestinien, qui a été chargé, au sein du monde arabe et de l’idéologie anti-impérialiste, d’une énorme signification symbolique largement au-delà de son véritable caractère de problème territorial limité et relativement mineur, et transformé en une surface de projection du ressentiment antisémite, dont l’islamisme recueillit également l’héritage. Sur cette question précise, on voit encore une fois très clairement que l’islamisme n’a rien à voir avec l’islam traditionnel, qui, lui, ne connaissait ni antisémitisme ni antijudaïsme; celui-là est plutôt un produit importé de «l’Occident éclairé» qui n’a pu s’implanter dans ledit espace musulman que dans la foulée de la modernisation de rattrapage capitaliste2.
Les guerres, tant internationales que civiles, incessantes au Proche et Moyen-Orient, liées à des interventions des grandes puissansses contribué à déstabiliser profondément toute la région et à détruire les conditions d’un développement capitaliste et d’une intégration au sein du marché mondial à peu près cohérents, préparant ainsi le terrain pour la force de conviction des promesses de salut islamistes. Elles ont en outre conduit parallèlement à la brutalisation de générations, surtout de jeunes hommes, qui ont été socialisés dans un état, parfois ouvert, parfois larvé de guerre permanente, et ont intériorisé la disposition à la violence qui l’accompagne. Et cela fournit en fin de compte le cadre pour la création de personnages héroïques mythifiés, auxquels de jeunes hommes, surtout (et pas seulement en provenance des régions en question), purent et peuvent s’identifier. Comme Ben Laden avait déjà été largement fêté comme un nouveau Che Guevara, l’Etat Islamique a perfectionné la mise en scène médiatique et l’héroïsation de ses atrocités. L’islamisme militant a réussi ainsi à acquérir le statut d’une culture de contestation radicale, ce qui lui fournit une énorme affluence d’adeptes venant de toute la planète, prêts à se sacrifier3.
C’est là que se révèle clairement, encore une fois, le caractère hautement moderne, et en aucune façon religieux et traditionnel, attaché à ce mouvement. Il fournit le matériau pour une construction identitaire de démarcation d’individus de part en part formatés par le capital (surtout de jeunes hommes, mais pas seulement), qui n’ont souvent pas le moindre lien familial ou culturel avec l’islam, et qui se dressent de manière régressive à travers leur «conversion» contre leur entourage. Mais, malgré le nombre important de ces «convertis», ce sont toujours des jeunes migrants avec des liens familiaux dans ledit arc de crise islamique qui constituent les groupes les plus nombreux du soutien islamiste dans les pays capitalistes du centre. Mais cela ne tient pas au fait qu’ils seraient issus d’une certaine tradition religieuse, qu’ils redécouvriraient maintenant, car cela s’explique le plus souvent par une réaction contre l’exclusion sociale et raciste4. Cela ne signifie pas qu’il s’agisse principalement de marginaux sans avenir qui n’auraient de toute façon plus rien à perdre. L’exclusion se déroule souvent de manière beaucoup plus subtile et elle est surtout ressentie comme particulièrement humiliante par ceux-là mêmes qui possèdent absolument les qualités personnelles pour une réussite sociale comme d’habitude définie dans la concurrence, mais n’en butent pas moins de manière renouvelée sur des barrières non directement visibles, érigées par la société majoritaire, et qui réclament beaucoup d’efforts pour être renversées. La situation est similaire dans les pays du Proche et du Moyen-Orient, où ce sont souvent les classes moyennes dépitées qui s’orientent vers l’islamisme, parce que leurs espoirs de réussite sociale ont été brisés. Ce qui est déterminant, alors, ce n’est pas le fait de savoir si quelqu’un se trouve dans une situation de «pauvreté objective», mais le sentiment subjectif de faire partie des perdants ou de se voir menacé de relégation sociale. Et ces peurs, que le système de concurrence capitaliste produit de toute manière en permanence, sont tout particulièrement attisées dans le contexte du procès de crise globale.
En ce sens, il existe un point commun fondamental entre les fanatiques islamistes et leurs adversaires militants de Pegida et du Front National. Dans les deux cas, la force motrice est l’impulsion régressive d’évacuer la pression sociale produite par la crise à travers la discrimination d’un ennemi imaginaire5. Face à cela, on s’égare complètement en en appelant à une compréhension «interculturelle» ou «interreligieuse»; car on n’a pas affaire ici à un conflit entre différentes «cultures», mais à une polarisation agressive entre diverses identités collectives régressives au sein même du système capitaliste mondial, une confrontation qui devient elle-même un facteur de la crise globale, en ce sens qu’elle engendre une sorte d’état de guerre permanent. Il est également vain, dans cette situation, de mettre en avant les valeurs républicaines ou démocratiques de liberté et d’égalité. Ces valeurs ont perdu depuis longtemps leur force de rayonnement parce que l’exclusion sociale et raciste, la monétarisation de tous les domaines de la vie et les incessantes campagnes étatiques de contrôle, y compris dans les démocraties occidentales, les ont vidées de leur contenu. Il est bien plutôt indispensable de trouver une nouvelle orientation émancipatrice qui vise le dépassement de la logique capitaliste et de sa subjectivité devenue insensée.
* Groupe de théoriciens allemands d’orientation marxienne qui, depuis sa création en 1986, publie deux fois par an une revue théorique du même nom, sous-titrée Contributions à la critique de la société marchande. Le groupe se définit comme un «forum théorique pour une critique radicale de la société capitaliste»
- Voir Trenkle 2008 et 2010.
- Voir Holz 2005.
- Voir Roy 2005.
- Dans le compte rendu d’un colloque sur le salafisme, on peut lire, au sujet des jeunes qui se joignent à ce mouvement: «Les jeunes admirent chez les prédicateurs salafistes le fait qu’ils ne se laissent pas intimider par le rejet ouvert qui les frappe. Au contraire: ils défendent ouvertement leurs points de vue et ne se laissent pas interdire la parole.» La démarcation face à la génération de leurs parents, qui se comporterait, selon la perception des jeunes, de manière défensive face à une situation de marginalisation sociale et d’ascension sociale bloquée, joue également un rôle important. Le salafisme offre ici une possibilité de reprendre l’offensive, d’acquérir une capacité d’action et de vaincre ainsi de manière régressive le sentiment d’impuissance. Voir Alevitische Gemeinde [Communauté alévite] Deutschland e.V. (2013).
- Voir Bierwirth 2015.