QUESTIONS D'HIER ET DE DEMAIN: Des radicaux extrêmes

de Wolfgang Wippermann, 10 juin 2010, publié à Archipel 182

Dans cet extrait de son ouvrage, Diaboliser en comparant: la RDA et le Troisième Reich, l’historien Wolfgang Wippermann, connu entre autres pour sa critique du Livre noir du Communisme, s’interroge sur ce qu’est, au juste, un «extrémiste»?*

Les antifascistes ne devraient pas parler d’«extré-misme» sans y réfléchir à deux fois. Les termes «radical» et «extrémiste» ne relèvent pas du langage du droit. Et certains chercheurs travaillant sur l’«extrémisme» ressemblent plus à des exorcistes qu’à des savants.
Déviance
Selon Wikipédia, est «extrémiste» toute «déviance de la norme sociale» et toute «position politique qui vise la transformation fondamentale de l’ordre social en épuisant, questionnant ou transgressant les limites de l’Etat de droit démocratique». Selon cette définition, tous les fraudeurs, abstentionnistes, objecteurs de conscience, etc. doivent, ou du moins peuvent, être considérés comme extrémistes.
Cela est tout simplement grotesque. S’agit-il, une fois de plus, d’un de ces articles douteux de Wikipedia qui nous agacent si souvent?
Pas du tout! On peut trouver une définition similaire et largement plus problématique du terme «extrémisme» dans un Dictionnaire politique publié par le Centre fédéral pour l’éducation civique, BpB1: «Politiquement, le terme extrémisme renvoie à la contestation par principe et au refus des ordres, règles et normes de l’Etat constitutionnel démocratique ainsi qu’au rejet fondamental des données sociales et économiques liées à cet Etat. Les attitudes extrémistes se basent d’habitude sur un désaccord de principe avec la diversité socioculturelle, la tolérance et l’ouverture, et représentent souvent la tentative d’imputer tous les problèmes politiques, économiques et sociaux actuels à une seule origine.»
Si on se base sur cette définition, toute personne peut être traitée d’extrémiste. En effet, à qui n’est-il jamais arrivé de ne pas voter, alors qu’il s’agit là du non-respect d’une «règle» importante de «l’Etat constitutionnel démocratique»? Qui ne s’est jamais plaint du chômage, et donc ne s’est pas contenté d’accepter en silence une «donnée sociale et économique», mais s’est permis de la critiquer? Et qui n’a jamais cherché «l’origine» du chômage et autres «problèmes économiques et sociaux» actuels dans l’ordre économique établi, dans la prétendue économie sociale de marché?

La genèse d'un terme

Comment avons-nous pu arriver à ce dangereux non-sens? Il n’est pas difficile de se rendre compte, et l’article de Wikipédia le confirme, que la notion d’extrémisme trouve son ancrage «dans l’environnement des théories sur le totalitarisme». Celles-ci ont pourtant été réfutées par la recherche scientifique et étaient par ailleurs devenues peu opportunes du fait des changements politiques. Dès lors, on a cherché un terme de remplacement qu’on a cru trouver avec «radicalisme». Mais comme le terme «radical», dérivé du latin radix, la racine, implique simplement l’idée d’aller au fond, donc à la racine des choses – ce qui en soi n’est ni blâmable, ni dangereux politiquement – la recherche d’un terme de remplacement s’est poursuivie, jusqu’à la découverte de l’«extrémisme».
L’Office fédéral pour la protection de la Constitution, BfV2, a joué un rôle moteur. Jusqu’en 1973, il surveillait des «radicaux»; après cette date, ses rapports annuels parlent d’«extrémistes». Ce changement terminologique n’a été ni prescrit, ni légitimé par le pouvoir législatif. Ce dernier a continué d’utiliser le terme «radicaux». De même le Radikalenerlass, décret excluant de la fonction publique les radicaux au niveau fédéral et des Länder, n’a jamais été rebaptisé Extremistenerlass. La notion d’extrémisme a été introduite par le BfV et certains de ses collaborateurs officiels et officieux. Avec quelques autres politologues, ils ont fondé une nouvelle branche des sciences politiques – les recherches sur l’extrémisme – dont les représentants principaux furent et sont toujours les politologues reconnus Uwe Backes et Eckhard Jesse.
Somme toute, il s’agit là d’un procédé plutôt problématique qui met en lumière une compréhension ambiguë du droit et de la constitution par la République Fédérale Allemande, où la recherche et l’enseignement sont censés être indépendants. Ceci ne constitue pas une attaque du BfV, cependant, quand un organe de l’exécutif se mêle de cette manière des affaires de la recherche indépendante, des limites sont transgressées. Il est d’autant plus étonnant que ces agissements aient été si peu remarqués et encore moins critiqués.
En outre, cette évolution a de lourdes conséquences au niveau politique et elle est inquiétante également par ses aspects juridiques. Il suffit de penser aux nombreuses victimes du Radikalenerlass, qui ont perdu leur travail ou n’ont même pas pu en trouver, du fait qu’elles étaient considérées comme «radicales» ou plus tard comme «extrémistes», alors que ces mots ne sont en aucun cas des termes juridiques. On ne les trouve ni dans la Constitution, ni dans une quelconque loi, et ils ne doivent donc entraîner aucune poursuite juridique. Seules les personnes et organisations jugées «hostiles à la Constitution» doivent être «surveillées» par le BfV. Selon la Constitution, un parti «hostile à la Constitution», c’est-à-dire dont est prouvé «le rejet fondamental de l’Etat constitutionnel démocratique», peut ensuite être classé comme «anticonstitutionnel» et interdit par la Cour constitutionnelle fédérale, sur réquisition d’une des chambres du parlement (Bundestag ou Bundesrat) ou du gouvernement fédéral.

La preuve par l'absurde

Mais l’affaire ne se résume pas à cela. Non seulement le terme «extrémisme» ne relève pas du droit, mais il s’agit d’une notion politique pour décrire un phénomène n’ayant aucune réalité, inventé par quelques politologues qui ne fournissent même pas une justification satisfaisante. En guise d’illustration voici encore quelques exemples qui viennent compléter les définitions insuffisantes mentionnées précédemment.
Le politologue Hans Günther Merk définit «l’extrémisme comme un comportement qui se dirige contre le système de valeurs d’une communauté humaine». La question inéluctable est de savoir de quelle «communauté» il s’agit, tout de même pas de la «Volksgemeinschaft»3 de l’époque des Nazis? Doit-on classer alors les Résistants parmi les extrémistes? Au final, même Merk ne voulait pas aller aussi loin. Il modifia donc sa propre définition et affirma que les extrémistes seraient des personnes qui se positionnent «pour le moins contre les valeurs de la totalité du monde libre» et/ou agiraient «à l’encontre d’un ordre constitutionnel libéral et démocratique [selon la Constitution]»4. C’est incroyable! Ici, un politologue ouest-allemand prétend définir ce que sont ou doivent être les «valeurs» du «monde libre», et ajoute que celles-ci doivent se définir en fonction de la Constitution allemande. Le «monde», du moins celui qui est censé être «libre», devrait une fois de plus «être guéri par le caractère allemand».5
Les chercheurs sur l’extrémisme, Uwe Backes et Eckhard Jesse, ne font pas preuve d’une telle audace. Selon eux, l’extrémisme est «un terme rassemblant différentes orientations et buts politiques» qui «ont en commun le rejet de l’Etat constitutionnel démocratique et de ses valeurs et règles du jeux fondamentales». Revendiquant un pouvoir d’interprétation qui dépasse la démocratie allemande, Uwe Backes précise dans une autre publication que ceci serait valable pour tous les «Etats constitutionnels».
Il convient de rappeler que, selon notre Constitution, le simple «rejet de l’Etat constitutionnel démocratique» n’est pas considéré comme «hostile à la Constitution» et encore moins comme «anticonstitutionnel». Le fait de transgresser les «règles du jeu», quelles qu’elles soient – par exemple ne pas participer aux élections – est, sans doute, à déplorer, mais en aucun cas à condamner d’une quelconque manière.

Des extrémités extremistes

Il faut également critiquer leur identification imprécise de l’anarchisme et du communisme. D’autant plus qu’on ne trouve chez eux pas la moindre ébauche de définition ou de différenciation de ces deux phénomènes politiques. Il est à se demander si tous les communistes rejettent effectivement «l’Etat constitutionnel démocratique», tout comme les anarchistes qui se méfient effectivement de toutes les organisations politiques. L’affirmation que des extrémistes de droite et les communistes et anarchistes, désignés comme extrémistes de gauche, œuvrent ensemble contre «l’Etat constitutionnel démocratique» reste à prouver et relève assurément d’une attitude irresponsable. On peut lire ceci: «Les extrémistes de droite et de gauche ont parfois besoin les uns des autres. En fin de compte il n’est pas dans leur intérêt que l’autre variante extrémiste, qu’ils prétendent combattre, disparaisse entièrement. En réalité, ils cherchent à provoquer exactement le phénomène qu’ils semblent attaquer avec tant de violence.» Cette affirmation contient trois thèses hasardeuses et fausses.
Tout d’abord, certains partis de gauche ou de droite sont censés être de nature extrémiste, du fait que leurs représentants siègent aux extrémités de l’hémicycle parlementaire. Mais cela n’est pas universel et ne l’a jamais été. Dans le parlement britannique, la gauche et la droite, ou plus exactement le parti du gouvernement et celui de l’opposition, sont assis face à face, tandis que dans la première Assemblée nationale française de 1790, la Gauche prenait place sur les sièges situés dans la partie supérieure de la salle qui était également en forme de demi-cercle. C’était le parti de la Montagne et ces membres étaient appelés les Montagnards. Il n’y a donc pas de règle fixe et universelle concernant la répartition des sièges parlementaires.
Ensuite, ce ne sont pas toujours les partis les plus à gauche ou à droite qui sont assis aux extrémités. Au Bundestag actuel par exemple, les représentants du FDP (libéraux) sont assis là où devraient être ceux du CDU (conservateurs), tout à droite. Personne ne va pour autant en conclure qu’il faudrait considérer le FDP comme plus à droite que le CDU, voire qu’il serait d’extrême droite.
On ne peut donc pas qualifier d’extrême gauche ou d’extrême droite certains partis politiques du seul fait que leurs représentants prennent ou doivent prendre place aux extrémités de leur parlement respectif. D’autre part, des partis placés plus au milieu peuvent tout à fait se doter d’objectifs extrémistes, ou, pour être plus précis, antidémocratiques. Cela ne faisait aucun doute à l’époque de la République de Weimar, où les représentants du DNVP6 antidémocratique se trouvaient à gauche du NSDAP7. De même, une partie des députés sociaux-démocrates qui se trouvaient à droite du KPD (communiste), étaient loin d’adhérer aux principes de la démocratie parlementaire. Leur mot d’ordre était «La république ne suffit pas – notre but est le socialisme!» En résumé: ce qui est ou doit être le centre démocratique est relatif et modifiable. Ceux qui profitent de ce fait sont évidemment les partis politiques qui disent d’eux-mêmes qu’ils appartiennent à ce centre démocratique.

Exercice de géométrie

La deuxième affirmation de Backes et Jesse est encore plus problématique: leur thèse, qui reste à démontrer, selon laquelle des «extrémistes de gauche et de droite» feraient cause commune pour combattre le centre démocratique, se rapprochant et, finalement s’harmonisant par la même occasion. Le sort de la République de Weimar est une preuve cousue de fil blanc mais souvent appréciée pour venir étayer cette thèse fantaisiste. Elle aurait été détruite par les extrémistes de gauche et de droite, c’est-à-dire les communistes et les nazis. Cela n’a pas été le cas. De fait, ces composantes démocratiques furent réduites petit à petit par le haut (entre autres par l’application abusive de l’article 488), avant que la République ne soit éliminée complètement par une coalition entre conservateurs et fascistes. C’est pourquoi on ne peut pas parler d’une «prise de pouvoir» national-socialiste – et encore moins «communiste-national-socialiste». Le leader du KPD, Ernst Thälmann, a été arrêté, celui des conservateurs, Alfred Hugenberg, est devenu ministre.
La thèse de l’harmonisation manque de toute base historique ou empirique. Elle est suggérée par la référence à un hémicycle imaginaire, dont les extrémités de gauche et de droite se rapprocheraient. Backes et Jesse tentent de démontrer leur thèse en utilisant un autre symbole graphique – le fer à cheval. Pris dans leur élan, ils ont fait du fer à cheval un cercle et l’ont appelé «extrémisme».
Le politologue Manfred Funke, de Bonn, réussit quant à lui à dépasser cet exercice de dessin. Il a prétendu prouver l’existence du phénomène extrémiste, qui n’est pas soutenable dans la réalité, à l’aide du modèle d’un double cercle. Selon ce modèle, les bons démocrates sont assis dans le cercle intérieur, entouré d’un cercle extérieur grouillant d’extrémistes.
A juste titre tout ceci semble plus que risible, et pourtant le modèle se voulait sérieux et a été présenté comme relevant d’une recherche scientifique, plus précisément en sciences politiques. En réalité il s’agit d’une simple duperie, qui n’est pas sans rappeler les mystifications par lesquelles des prêtres tentaient de prouver la véracité de différentes légendes religieuses, démasquées grâce aux Lumières. L’affaire de l’extrémisme présente des similitudes. L’extrémisme est une légende que des politologues cherchent à prouver à coup de mystifications.
Il s’agit ici d’un procédé quasi unique dans l’histoire des sciences. Pour trouver des démarches semblables, il faut chercher dans le passé lointain. Un exemple pourrait être la chasse aux sorcières du début des temps modernes. Bien que les sorcières n’existaient pas plus que les extrémistes, leur existence a été prétendument prouvée par des stratagèmes et des documents «scientifiques». Et cela non seulement par des exorcistes fanatiques tels que Heinrich Kramer, l’auteur du tristement célèbre Marteau des Sorcières, mais également par des savants tels que Jean Bodin, qui fournit les bases théoriques de l’absolutisme.
Certains des chercheurs travaillant sur l’extrémisme ressemblent plus à l’exorciste Kramer qu’au savant Bodin. Dans ce contexte, il faut de nouveau mentionner Manfred Funke qui d’abord psychologise «l’extrémiste» avant de le soumettre à un exorcisme sévère. «L’extrémiste aspire à rendre méprisable, jusqu’à l’anéantissement, le paradigme social dans lequel il vit». «En secret, l’extrémiste est un homme de masse minoritaire», préconisant «l’abolition des conditions données, approuvant par principe le recours à la violence afin d’imposer ses nouvelles valeurs». Cependant, il peut toujours être convaincu de sa perversion par des traitements corrects relevant des sciences politiques ou plutôt de l’exorcisme, tant qu’il manifeste encore des «scrupules qui n’excluent pas le retour en arrière et le compromis».

  1. Bundeszentrale für politische Bildung, centre créé dans les années 1950 dont la mission est de sensibiliser l’opinion publique à l’importance de la démocratie et de la participation politique.
  2. Bundesamt für Verfassungsschutz, créé en 1950.
  3. Littéralement «communauté populaire» ou «communauté nationale».
  4. Die freiheitlich demokratische Grundordnung, l’ordre constitutionnel libéral et démocratique, désigne les bases de l’ordre politique et social actuel en Allemagne. Il s’agit d’une expression fixée dans la Constitution allemande.
  5. «Am deutschen Wesen mag die Welt genesen», slogan nazi emprunté au poème Deutschlands Beruf d’Emanuel Geibel (1861).
  6. Deutschnationale Volkspartei (Parti national du peuple allemand), de tendance nationale-conservatrice, hostile à la constitution de Weimar. Allié du NSDAP, il se dissout en 1933. La plupart de ses membres rejoignent alors le parti nazi.
  7. National-sozialistische deutsche Arbeiter Partei (Parti national-socialiste des travailleurs allemands – le parti nazi)
  8. Article selon lequel le président était libre de prendre toute mesure appropriée pour sauvegarder la
    sécurité publique.
    * Deuxième partie dans Archipel du mois prochain. Traduction Inga Frohm, toutes les notes sont de la traductrice