La biologie moderne ne se soucie pas de savoir ce qu’est un être vivant. Les idéologies scientifiques comblent cette ignorance et aussi les biologistes. Suite de notre rétrospective sur l’œuvre atypique de l’historien et philosophe de la biologie André Pichot… (3ème partie)
Dès 1944, le physicien Erwin Schrödinger (1887-1961) pose le problème du vivant en termes physico-chimiques en une série de conférences qui seront considérées rétrospectivement comme fondatrices de la biologie moléculaire1. Réduisant l’organisme à une immense accumulation de molécules, Schrödinger cherche l’origine de «l’ordre» propre au vivant. Son raisonnement est très simple. Le «cristal périodique», avec le monotone alignement militaire de ses atomes, est pour lui «l’objet le plus complexe de la physique». Ce cristal est pour lui le symbole même de ce qu’il conçoit comme étant l’«ordre» en physique. L’«ordre» physique de l’être vivant doit donc être généré à partir d’un cristal. L’«ordre» de l’être vivant étant plus compliqué et diversifié que celui d’un «cristal périodique», ce cristal doit donc refléter cette complication et diversification par son irrégularité: ce doit être un «cristal apériodique». Cette irrégularité du cristal constitue une sorte de «code» contenant l’ordre impératif de l’information capable de générer l’«ordre» moléculaire de l’être vivant2.
Le mythe du «programme génétique»
En 1953, James Watson et Francis Crick (1916-2004) (qui reçoivent le prix Nobel en 1962) – s’inspirant (sans les citer) des travaux de cristallographie de Rosalind Franklin (1920-1958)3 – découvrent la structure en double hélice de l’acide désoxyribonucléique (ADN): l’appariement des deux paires de bases complémentaires de nucléotides (A et T, C et G) donne corps au code génétique: trois paires de bases forment une combinaison qui code pour l’un des 21 sortes d’acides aminés qui composent les protéines. La succession des nucléotides dans l’ADN spécifie donc la composition des protéines, c’est-à-dire la classe des molécules qui composent en grande partie tout être vivant. Dans les années qui suivent, François Jacob (1920-2013) et Jacques Monod (1910-1976) (qui reçoivent le prix Nobel en 1965) découvrent que certains fragments de l’ADN contribuent également à la régulation de l’expression de gènes4.
S’inspirant de la «théorie de l’information» (plus exactement la théorie de la transmission du signal dans les télécommunications) de Claude Shannon (1916-2001) et de la cybernétique (la théorie du «contrôle et de la communication chez l’animal et la machine»), de Norbert Wiener (1894-1964) apparues toutes deux dans les années 1940, les biologistes moléculaires adoptent l’idée que les êtres vivants seraient dirigés par un «programme génétique» sur le modèle des programmes d’ordinateurs.
En fait, cette idée – qui n’est justifiée dans aucun article scientifique et ne repose sur aucune validation expérimentale – semble être le produit d’une généralisation abusive effectuée à partir de l’existence du code et des régulations génétiques. Or les notions de code, de régulation et de programme n’ont aucun lien nécessaire: c’est un peu comme si l’on prétendait que puisqu’une locomotive suit des rails et est équipée d’un régulateur de vitesse, elle serait «programmée» pour faire tel trajet à tels et tels horaires!
Le mythe du «programme génétique» est donc né dans les années 1960, et un demi-siècle plus tard, il est encore très populaire chez nombre de biologistes. Les raisons en sont diverses: il y a d’abord l’analogie avec les machines les plus perfectionnées développées à l’époque, les ordinateurs (que l’on qualifiait alors de «cerveaux électroniques»); analogie et qui recélait la promesse de très nombreuses applications pour le «génie génétique». Dans les pays anglo-saxons, il ne faut pas non plus négliger le fait que cette idée entre en résonance avec celle de la prédestination des individus qui est un élément important de la religion protestante; et de fait, dans les années 1980 et 90, une véritable mystique de l’ADN servira de justification aux politiques conservatrices5.
Contrairement à ce que prétend François Jacob6, ce n’est donc pas la nature qui «bricole» les êtres vivants, mais bien les biologistes qui construisent leurs théories de bric et de broc, et sur ces bases branlantes bidouillent les êtres vivants, sans réellement savoir ce qu’ils font.
Après la deuxième Guerre Mondiale, l’utilisation de la génétique des populations avait contribué à réduire considérablement la diversité génétique des espèces domestiques de plantes et d’animaux au profit des semenciers et des sélectionneurs. Les organismes génétiquement modifiés (OGM) développés à partir des années 1990 ont pour ambition explicite de parachever cette «privatisation du vivant» – avec l’aide de tout un arsenal juridique et normatif. Du côté de l’être humain, si les promesses de «thérapies géniques» n’engagent que ceux qui y croient, le séquençage des génomes permet d’ores et déjà à une «médecine prédictive» de jouer sur la peur des «prédispositions génétiques» à diverses maladies…
Des idéologies scientifiques
En qualifiant le darwinisme, la génétique et la biologie moléculaire d’idéologies scientifiques, il ne s’agit pas de prétendre que ces théories sont entièrement fausses. La sélection naturelle se manifeste assurément dans certaines conditions, mais la lutte pour la vie due à la rareté des ressources alimentaires ne constitue pas le seul rapport des êtres vivants entre eux7. Certains gènes obéissent bien aux lois de la génétique découvertes par Mendel, mais cela est surtout vérifié dans les cas les plus simples. L’ADN code bien les protéines et régule l’expression de certains gènes, mais de nouveaux mécanismes d’expression, de régulation des gènes et de formation des protéines ont été découverts depuis8, etc.
Le problème n’est donc pas que ces théories soient fausses, mais bien que, sur la petite part de vérité et de réalité qu’elles recouvrent, on en a fait des explications générales et exclusives des phénomènes du vivant. Les êtres vivants sont en effet si complexes qu’il est toujours possible d’accumuler «un grand nombre de faits» (comme le fit Darwin) en faveur d’une thèse et de croire ainsi avoir enfin percé les «secrets de la vie»: pour celui qui ne sait se servir que d’un marteau, le monde n’est qu’une immense accumulation de clous à enfoncer… Et la spécialisation scientifique croissante fait aisément perdre de vue la totalité organique que constitue n’importe quel être vivant.
Les idéologies scientifiques ont ainsi considérablement simplifié l’étude des êtres vivants, en excluant tout ce qui ne rentrait pas dans leur cadre: par exemple, les fondateurs de la Théorie synthétique de l’évolution (unification du darwinisme et de la génétique dans les années 1940) se sont permis d’ignorer superbement la physiologie et l’embryologie; et la biologie est certainement la seule science à avoir ses «dogmes»…
Surtout, ces trois idéologies scientifiques ont en commun d’exclure le métabolisme cellulaire et la physiologie des organismes comme déterminants actifs au profit d’éléments matériels ayant le rôle de systèmes de commande. L’activité du métabolisme est négligée, réduite au rôle de simple exécutant du «centre de contrôle» de la cellule vivante: le noyau, le patrimoine génétique, l’ADN. Une telle «division du travail» rappelle étrangement celle qui préside à nos sociétés hiérarchisées où le rôle des dirigeants est central, plus important et prestigieux que celui de la piétaille des exécutants…
Une conception machiniste du vivant
Pichot montre ainsi que la biologie a avancé à reculons: des théories générales sur le vivant ont été mises en avant, qui ont suscité des recherches, dont en réalité les résultats montraient la validité très limitée de ces théories. Plutôt que d’analyser plus finement ces résultats, de discuter les concepts et idées mis en œuvre, les biologistes ont préféré maintenir le flou dans leurs idées et s’enfoncer toujours plus profondément au cœur de la matière vivante afin d’y trouver le ressort ultime de la vie. De nombreuses observations et connaissances utiles ont ainsi été accumulées, mais le problème reste entier de leur donner une interprétation adéquate dans le cadre d’une théorie cohérente de l’être vivant qui soit capable de guider les recherches. Car maintenant que l’ADN se dérobe comme principal «centre de commande» de la cellule vivante, les biologistes se lancent dans la cartographie de l’épigénome, du protéome, etc., en espérant que ces cartes leur permettront de comprendre l’activité qui a lieu sur le territoire…
Dans son dernier ouvrage9, Pichot analyse l’impasse dans laquelle s’enfonce la biologie moderne: en se voulant strictement mécaniste – au sens où seuls interviennent des rapports entre éléments matériels – elle s’est en réalité fourvoyée dans une conception machiniste du vivant. Si, bien sûr, il y a des mécanismes à l’œuvre dans le vivant, ce n’est pas pour autant que l’être vivant, en tant que totalité organique, est une machine. Car dans une machine, les rapports entre ses différents rouages sont fixes et déterminés une fois pour toutes de manière à transformer les flux de matière qui la traversent. Par contre, l’être vivant est une organisation matérielle capable, en incorporant les flux de matière qui la traversent, de se composer par elle-même: les rapports entre ses différents éléments sont dynamiques, ils peuvent se modifier et se recomposer pour former une nouvelle organisation. Cela est particulièrement évident lors du développement embryonnaire et de l’évolution.
En en faisant une machine, la biologie moderne soutient une conception fixiste de l’organisation du vivant: toute modification ou évolution est le produit de facteurs externes au vivant, indépendants de son activité propre, involontaires, incidents et contingents. La conservation de l’être vivant dans son être est conçue comme la conservation de l’»identité» de l’être vivant, c’est-à-dire de diverses constantes physiologiques, de ses structures et son information génétique. L’être vivant passe alors son temps à tenter de se conserver dans un environnement hostile, à lutter contre les changements délétères de son milieu et contre les autres organismes. Dans cette conception purement réactive de la vie, où la mort semble jouer le rôle principal, toute évolution positive et bénéfique ne peut être que le produit du hasard. Mais si «le hasard n’est que le nom que nous donnons à notre ignorance» (Henri Poincaré), alors il faut reconnaître que la biologie moderne ne sait pas expliquer les transformations du vivant.
«Le plus simple pour essayer de résoudre ces problèmes, est de prendre directement en considération la fin primaire, c’est-à-dire la vie en tant que conservation de l’être vivant dans son être (...). En effet, l’être vivant est éminemment temporel, il ne reste jamais le même; il naît, se développe, vieillit et meurt. Sa vie est un «parcours», de la naissance à la mort au sein d’un environnement changeant. Et s’il reste lui-même tout au long de ce parcours, c’est en étant jamais le même, et en se transformant constamment. (...)
L’être vivant ne se définit pas de manière absolue et intemporelle comme une entité matérielle d’une certaine composition et d’une certaine structure. Il se définit dans le temps et par rapport à un milieu extérieur. Il évolue au cours du temps, et s’il reste le même en se transformant, c’est parce que son évolution reste distincte de celle que son milieu extérieur subit dans le même temps. La conservation de l’être dans son être est moins le maintien de constantes structurales et matérielles que le maintien d’une évolution temporelle distincte de celle du milieu extérieur.(...)
Concrètement, cela signifie que l’être vivant, dans son évolution (individuelle ou [en tant qu’espèce]), canalise le jeu des lois physico-chimiques dans certaines voies aux dépens des autres possibles, alors que l’environnement, lui, évolue en suivant toutes les voies possibles selon les proportions voulues par le libre jeu de ces lois et des équilibres qu’elles régissent.»10
Cette conception temporelle et dynamique aboutit à une définition originale du vivant:
«Le vivant se définit donc par la capacité de sa matière à se constituer en une entité distincte de ce qui devient ainsi son milieu extérieur, milieu avec lequel il effectue divers échanges (matière, énergie, information) régis de manière stricte par l’organisation physico-chimique de part et d’autre de la frontière les séparant (frontière qui, dans le cas de la cellule, est concrétisée par la membrane cellulaire, la cellule étant l’élément matériel le plus simple satisfaisant à cette définition).
Tout se passe comme si une partie de la matière prenait son indépendance vis-à-vis du reste de celle-ci; indépendance relative puisqu’elle doit en tenir compte à tout moment, mais indépendance tout de même puisque, si elle en tient compte, c’est pour en rester distincte.
[Cette définition montre] combien est particulier le statut de la biologie non réductionniste que nous proposons. Ce statut curieux provient bien évidemment de ce que la définition du vivant, sur laquelle elle se fonde, est la définition du vivant par lui-même. En se définissant lui-même, le vivant fait irruption dans la théorie biologique, qui ne le définit pas autrement que lui-même ne le fait (et qui donc ne définit pas le milieu extérieur autrement que le vivant lui-même ne le fait dans le mouvement même de son autodéfinition).»11
Dès lors, cette définition mécaniste, mais non machinique, ouvre la voie à une conception plus généreuse du vivant: l’être vivant se distingue des objets inanimés et des machines par son autonomie et sa liberté. L’être vivant est à lui-même son propre déterminisme: il ne se suffit pas à lui-même (définition de l’autarcie), mais il est capable de canaliser les phénomènes physico-chimiques dans certaines directions, ce faisant – sans que, pour la plupart des espèces, ce soit de manière consciente et réfléchie12 – il se donne à lui-même ses propres règles de conduite (définition de l’autonomie). Cette autonomie signifie que s’il est dépendant du milieu pour quelques éléments particuliers et simples, ses réserves constituées, il est indépendant des conditions générales de son existence. A partir de là, la liberté de son activité se déploie dans les formes (plantes) ou son comportement (animaux).
Les êtres vivants, bien loin d’être les simples jouets des circonstances, du hasard et de la nécessité13, sont au contraire, de par leur activité autonome, des sujets à part entière, c’est-à-dire capables dans une certaine mesure de faire eux-mêmes leur propre histoire. Le vivant est l’acteur de son développement et le créateur de son évolution.
* Bertrand Louart est par ailleurs rédacteur de Notes & Morceaux Choisis, bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle, publié aux éditions La Lenteur, 127 rue Amelot, F-75011 Paris.
- Erwin Schrödinger, Qu’est-ce que la vie, 1944; éd. du Seuil, coll. Point Sciences, 1983.
- A. Pichot, Mémoire pour rectifier les jugements du public sur la révolution biologique, revue Esprit, août-septembre 2003.
- James Watson, La double hélice, 1968; éd. Robert Laffont, 2003. Brenda Maddox, Rosalind Franklin, la dark lady de l’ADN, éd. Des Femmes-Antoinette Fouque, 2012.
- Sur la biologie moléculaire, voir A. Pichot, Expliquer la vie, de l’âme à la molécule, éd. Quae, 2011, pp. 994 et suivantes.
- Dorothy Nelkin et Susan Lindee, La mystique de l’ADN, 1994; éd. Belin, 1998.
- F. Jacob, La logique du vivant, éd. Gallimard, 1970. Cette «logique du vivant» reste en réalité celle de la machine et n’a rien à voir avec celle que nous évoquons dans la suite.
- Cf. Pierre Kropotkine, L’entraide, un facteur de l’évolution, 1902.
- Sur les limites de la génétique classique et les récents développements de l’épigénétique, voir Andras Paldi, L’hérédité sans gènes, éd. du Pommier, 2009.
- A. Pichot, Expliquer la vie, de l’âme à la molécule, éd. Quae, 2011, «Les limites de la biologie moléculaire», pp. 1121 et suivantes.
- Op. cit., pp. 1138-1139.
- A. Pichot, Eléments pour une théorie de la biologie, éd. Maloine, 1980, pp. 28-29.
- «Si l’évolution de la vie est autre chose qu’une série d’adaptations à des circonstances accidentelles, elle n’est pas davantage la réalisation d’un plan.» Henri Bergson, L’évolution créatrice, 1907; éd. PUF, 2006, p. 104.
- Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, éd. du Seuil, 1970.