La biologie moderne prétend que les êtres vivants sont comme des machines. Mais quelques êtres vivants ne sont pas de cet avis. Suite de notre rétrospective sur l’œuvre atypique de l’historien et philosophe de la biologie André Pichot.
(2ème partie) Les raisons qui ont amené les biologistes à soutenir la conception de l’être vivant comme machine sont nombreuses. La première d’entre elles, et probablement la plus puissante, est liée à la forme même de la méthode des sciences.
Cette méthode, développée à partir du 17ème siècle pour l’étude des objets physiques, demande un certain nombre de conditions pour pouvoir être appliquée: l’objet doit être isolé, ses mouvement ou ses transformations sont étudiées indépendamment de toute force et influence étrangère à celles qu’exerce de manière contrôlée l’expérimentateur; l’objet doit être simple, on étudie ses «qualités primaires», celles qui peuvent aisément être mesurées et quantifiées; enfin, la connaissance issue de ces études doit être «universelle», en ce sens que l’application d’un protocole expérimental partout ailleurs avec les mêmes objets doit permettre de reproduire des résultats identiques et aboutir à l’énoncé des mêmes «lois de la nature».
Seulement voilà, les êtres vivants ne se plient pas aisément à de telles conditions: ils peuvent certes être isolés, mais c’est dans leurs rapports avec leur milieu et leurs semblables que l’on peut véritablement les comprendre; on peut certes les mesurer, mais ce sont leurs qualités non mesurables qui sont les plus pertinentes pour les reconnaître (forme, comportement, etc.); enfin, les connaissances à leur sujet sont très souvent variables en fonction des individus, de l’espèce et de ses rapports avec le milieu. De plus, même au plan purement physico-chimique – qui semble celui auquel la méthode des sciences pourrait le plus aisément s’appliquer (et qui est celui de la biologie moléculaire) – la complexité des êtres vivants est telle qu’il semble impossible d’étudier la totalité des processus physico-chimique et de comprendre comment leurs articulations aboutissent à une activité autonome, c’est-à-dire à la vie.
Comme le souligne le chercheur en physiologique végétale Gérard Nissim Amzallag, l’application de la méthode scientifique à l’étude du vivant engendre «l’inadéquation chronique de l’être vivant à son cadre d’investigation»1. Autrement dit, la méthode des sciences, qui a été développée par et pour la physique, l’étude des objets considérés comme inertes et morts, atteint ici ses limites. L’être vivant est trop complexe et turbulent dans toutes ses innombrables formes et manifestations pour une méthode qui réclame l’isolement et la stabilité de l’objet, reproductibilité des expériences, quantification et mathématisation des résultats comme condition d’étude et de connaissance.
Même le plus simple des êtres vivants n’est pas un objet physique ordinaire, car s’il se plie aux mêmes lois que les autres objets physiques, c’est pour en faire autre chose: la physique peut calculer la trajectoire d’une pierre qu’on lance, mais la biologie ne pourra jamais prévoir la trajectoire d’un oiseau qui prend son envol, bien que tous deux soient également sujet à la gravitation et aux frottements de l’air. L’étude des êtres vivants nécessiterai donc d’abord de reconnaître en quoi consiste cette spécificité par rapports aux objets inertes et morts qu’étudie la physique, et ensuite d’élaborer une méthode adéquate pour les étudier qui complète la méthode scientifique expérimentale.
Déni de spécificité
Or, à partir du 19ème siècle, sous l’effet de l’expansion de la société capitaliste et industrielle, et grâce aux succès des sciences et techniques dans la maîtrise de la matière brute, un certain scientisme a imposé l’idée que la méthode scientifique expérimentale était suffisante et seule valable pour appréhender la totalité des phénomènes. La spécificité, et donc les limites, de la méthode des sciences ont été occultées. Et la physique a été érigée en modèle de scientificité pour toutes les sciences, de la biologie à la sociologie.
Cette application sans discernement de la même méthode à des objets pourtant différents a eu de graves conséquences pour l’étude des êtres vivants:
«L’inadéquation fondamentale du vivant au cadre d’investigation emprunté à la physique classique engendre une pathologie chronique en biologie: la fraude, sous tous ses aspects, mais également l’introduction systématique de critères idéologiques, extra-scientifiques, dans l’adhésion, la vérification et la diffusion d’une théorie plutôt qu’une autre, ces deux aspects de la pathologie en question étant, bien entendu, intimement liés.»2
Fraude au sens large, puisqu’il ne s’agit pas de falsification de données ou de résultats, mais plutôt de faire entrer de force l’objet d’étude, les êtres vivants, dans les limites trop étroites de la méthode scientifique expérimentale, en mettant de côté les faits et aspects que cette méthode ne peut appréhender.
Les critères idéologiques, quant à eux, interviennent à plusieurs niveaux. A leur racine, il y a d’abord la réduction abusive du vivant à une machine. Il y a là d’ailleurs une sorte de schizophrénie: d’un côté, les biologistes, en tant qu’êtres vivants eux-mêmes, savent qu’ils ne sont pas des machines; d’un autre côté, les exigences de la méthode scientifique sont telles que la biologie, le corpus des connaissances accumulées sur les êtres vivants, prend pour modèle la machine. Ce refoulement de leur subjectivité de la part des chercheurs a pour conséquence que cette conception du vivant comme machine demeure inconsciente à la biologie moderne. Cette conception est implicitement admise par tout le monde, mais jamais formulée explicitement, jamais analysée ni discutée3. Et c’est à partir de ce non-dit, de ce refoulé, de cet impensé que toute sortes d’idées sont empruntées au contexte social pour y revenir ensuite et justifier l’état de chose existant.
La biologie moderne peut donc tout a fait légitimement être qualifiée d’idéologie scientifique, au sens où le philosophe des sciences Georges Canguilhem (1904-1995) l’entendait4. Par là, il désignait le produit d’une science n’étant pas encore arrivée à maturité du fait qu’elle n’appréhende pas son objet dans sa spécificité. Cette science a donc un fondement mal assuré et utilise des méthodes approximatives et des notions mal définies. Elle prend son modèle sur des sciences déjà constituées et importe des idées, notions et concepts d’autres domaines, pas seulement scientifiques. D’une manière générale, l’idéologie se donne pour l’expression de ce qu’est la réalité, alors qu’en fait, elle est le moyen de protection et de défense d’une situation établie, d’un ensemble de rapports sociaux. Plus particulièrement, l’idéologie scientifique n’est pas une théorie à proprement parler, mais plutôt un système d’idées, des idées qui font système, c’est-à-dire qui s’enchaînent logiquement se soutenant les unes les autres au-dessus de la réalité dont elles prétendent rendre compte en emprisonnant la pensée dans le cercle vicieux des définitions et références circulaires.
De fait, cette absence de réflexion sur la nature de l’être vivant a eu, de par le passé comme aujourd’hui encore, de nombreuses conséquences désastreuses, et pas seulement pour la science…
Idéologies scientifiques
La biologie moderne repose actuellement sur trois piliers, trois idéologies scientifiques, qui sont apparues successivement et se sont complétées pour former une théorie unifiée ayant sa cohérence propre, mais ne faisant qu’accommoder à diverses sauces l’être vivant comme machine.
Il y a d’abord le darwinisme. Le mérite de Charles Darwin (1809-1883) n’est pas seulement d’avoir proposé le mécanisme de la sélection naturelle pour expliquer l’adaptation des êtres vivants à leurs conditions d’existence (processus d’adaptation à laquelle on réduira ensuite toute l’évolution du vivant, en écartant le processus de complexification des êtres vivants, expliqué par Lamarck et que l’évolutionnisme darwinien ne comprend pas). C’est avant tout d’avoir arraché à la théologie naturelle l’idée de l’être vivant comme machine. Darwin s’oppose en permanence aux «créations spéciales», à l’idée que Dieu aurait lui-même créé les différentes espèces; la théologie naturelle «démontrait» cette idée en arguant que puisque les êtres vivants sont semblables à des machines, c’est qu’un Suprême Ingénieur les avait conçues et créées. En «montrant» à son tour que les espèces sont le produit d’un mécanisme purement matériel et totalement impersonnel, d’une combinaison de variation et de sélection, Darwin fait entrer l’être vivant comme machine dans le giron de la science5.
Il s’inspire des écrits du pasteur Robert Thomas Malthus (1766-1834) sur l’origine de la pauvreté et des débats sur l’abolition des lois d’assistance aux indigents, abolition réalisée en 1834 qui allait aboutir à la création du «marché libre» du travail dans l’Angleterre industrielle de la première moitié du 19ème siècle. Accroissement de la population, raréfaction des ressources, lutte pour la vie, sélection du plus apte, tous les ingrédients de l’idéologie du «marché libre et autorégulateur» se retrouvent dans le mécanisme de la sélection naturelle. En retour, ils serviront d’argument pour «naturaliser» l’essor du capitalisme et l’impérialisme sous la forme du darwinisme social et du racisme scientifique6.
Vient ensuite la génétique. La notion d’hérédité apparaît en biologie dans la seconde moitié du 19ème siècle et vient en droite ligne de la notion socio-juridique d’héritage. Elle est conçue comme une fonction physiologique à part entière, à l’égal de la nutrition ou de la reproduction. Autant la génération désigne le processus général de la reproduction, autant l’hérédité désigne, à l’intérieur de ce processus, la transmission des «caractères adaptatifs» au cours de l’évolution des espèces. Il est en effet difficile de concilier l’idée d’une évolution des espèces avec la stabilité de celles-ci, que l’on observe ordinairement. A la fin du 19ème siècle, August Weismann (1834-1914) formalise l’hérédité, sur la base de spéculations purement théoriques, en séparant le germen (les cellules germinales) du soma (les cellules du reste de l’organisme): seules les cellules germinales, porteuses du matériel héréditaire, passent d’une génération à l’autre; l’hérédité des caractères acquis au cours de la vie d’un individu devient donc impossible (Lamarck admettait cette «hérédité des caractères acquis» comme tout le monde en son temps; c’est Darwin qui est un des premiers à en proposer une théorie en 1868). La transmission d’une substance à travers les générations est en effet plus aisée à concevoir que la continuité d’un processus physico-chimique.
Au début du 20ème siècle, des biologistes «redécouvrent» les travaux sur l’hybridation des plantes que le moine Gregor Mendel (1822-1884) avait publiés en 1865. Les lois de Mendel répondent alors à l’idée que l’on se fait de l’hérédité: des particules isolables (les gènes) qui déterminent des caractères héritables (la couleur, l’aspect, etc.); le génotype détermine le phénotype, l’invisible détermine le visible par de savants calculs7. C’est cette capacité de la science de l’hérédité à produire des résultats par le calcul qui va permettre à la génétique de rencontrer une audience et un grand succès chez les biologistes: on va recenser les gènes, dresser des cartes des génomes, élaborer des modèles en génétique des populations, etc. Les découvertes et publications scientifiques sont nombreuses, mais malgré ces succès les applications pratiques sont quasiment inexistantes. Cela n’empêche pas les discours eugénistes de se diffuser à partir de 1883, date à laquelle Francis Galton (1822-1911), le cousin de Darwin, invente le terme et la discipline (l’eugénique) sur la base de spéculations sur le «génie héréditaire».
Eugénisme scientifique
«A la fin du siècle dernier et au début de celui-ci, on dégénérait beaucoup; c’était la mode, dans les cabinets médicaux comme dans les salons. (...) On dégénérait à cause du déclin de la civilisation (les bonnes manières se perdaient avec l’avancée de l’industrialisation et du prolétariat) ou par excès de civilisation (les préciosités d’Oscar Wilde, les évanescences du symbolisme ou les arabesques de l’art nouveau, tout dénonçait une culture s’exténuant dans un raffinement morbide). Bref, on dégénérait pour une raison ou une autre, mais en tout cas on dégénérait. Simultanément, dans les mêmes cabinets médicaux et dans les mêmes salons, l’humanité progressait à pas de géant. Partout on célébrait la science. […] Face à la dégénérescence généralisée (de la santé, des mœurs, de la politique et de l’art), la science et la technique se dressaient, derniers remparts de l’humanité et de la civilisation. Voilà le contexte dans lequel diverses doctrines ‘biologico-politico-sociales’ voient le jour: le darwinisme social, l’eugénisme négatif et l’eugénisme positif».8
En effet, face au développement rapide de l’industrie, à l’émergence de la classe ouvrière comme force sociale et à tous les bouleversements que cela induisait, diverses idéologies se constituent, élaborées et partagées par de nombreux médecins et biologistes, à droite comme à gauche, qui cherchent dans la nouvelle science de l’hérédité des solutions techniques à ces problèmes politiques et sociaux. L’idée sous-jacente est que l’être humain n’est pas adapté au monde de la machine et de l’industrie qu’il est pourtant en train de créer lui-même; il faut donc un programme eugéniste qui sélectionne les individus et améliore la «race». Le roman de science-fiction Le meilleur des mondes résume bien cette idéologie. Il est publié en 1935 par l’écrivain Aldous Huxley (1894-1963), frère du renommé biologiste, eugéniste et socialiste Julian Huxley (1897-1975), lequel n’hésitait pas à déclarer qu’il fallait faire de l’eugénique la «religion de l’avenir»9. La suite, on la connaît…
Enfin la biologie moléculaire. A la fin de la deuxième Guerre Mondiale, de nombreux physiciens se tournent vers la biologie, qui promet des succès comparables à ceux de la physique. En effet, les progrès de la physique et de la chimie effectués durant la guerre permettent une analyse beaucoup plus avancée de la matière des êtres vivants. Les physiciens importent donc en biologie leurs techniques expérimentales (cristallographie, radioactivité, accélérateurs de particules, etc.) et aussi leur manière propre d’aborder le vivant.
* Bertrand Louart est par ailleurs rédacteur de Notes & Morceaux Choisis, bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle, publié aux éditions La Lenteur, 127 rue Amelot, F-75011 Paris.
- Gérard Nissim Amzallag, La raison malmenée, de l’origine des idées reçues en biologie moderne, CNRS éditions, 2002; préface d’A. Pichot.
- Amzallag, op. cit., pp. 19-20.
- Pour une critique de l’interprétation machinique de différents phénomènes du vivant et des aperçus sur une méthode d’étude plus adéquate, voir Gérard Nissim Amzallag, L’homme végétal, pour une autonomie du vivant, éd. Albin Michel, 2003.
- Georges Canguilhem, «Qu’est-ce qu’une idéologie scientifique», 1969, in Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, éd. Vrin, 1977.
- A. Pichot, Histoire de la notion de vie, éd. Gallimard, coll. TEL, 1993, chapitre «Darwin et le darwinisme».
- A. Pichot, Aux origines des théories raciales, de la Bible à Darwin, éd. Flammarion, 2008, chapitres 7 et 8. Voir aussi notre brochure Aux origines idéologiques du darwinisme, 2010 (texte paru dans Archipel, journal du Forum Civique Européen de mars à juillet 2009, No 169 à 173).
- A. Pichot, Histoire de la notion de gène, éd. Flammarion, coll. Champs, 1999, chapitre XI. A. Pichot, «La génétique est une science sans objet», revue Esprit, mai 2001.
- A. Pichot, L’eugénisme ou les généticiens saisis par la philanthropie, éd. Hatier, 1995.
- A. Pichot, La société pure, de Darwin à Hitler, éd. Flammarion, coll. Champs, 2001.