Ceci est la suite d’un article paru dans Archipel No 205 de juin 2012 intitulé «Asie et famines». Il s’agissait de tenter d’expliquer en quoi l’administration coloniale britannique avait contribué, en Inde et en Chine, à la paupérisation et à la périphérisation de régions qui, au 18ème siècle, étaient encore au centre de vastes systèmes de pouvoir à l’intérieur du continent asiatique.
Il proposait un autre regard sur la naissance du «tiers-monde», en tentant d’expliquer en quoi, à la fin du 19ème siècle, l’inégalité entre les nations était devenue si profonde, scellant définitivement cette «grande divergence» qui séparera certains pays occidentaux du futur «tiers-monde».
Quelques mises au point Le présent article éclaire d’un autre point de vue les développements économiques différents que vont avoir des aires géographiques d’espaces, de populations et de niveaux de vie pourtant assez proches jusqu’à la fin du 18ème siècle. Il s’appuie sur le livre de Kenneth Pomeranz Une grande divergence*, qui tente d’expliquer pourquoi ce que nous appelons «La révolution industrielle» s’est produite en Europe, en Angleterre plus exactement, plutôt qu’en Chine, au Japon ou en Inde.
Pour l’auteur, jusque vers 1750, c’est bien un monde polycentrique que nous observons, qu’aucun centre ne domine. Ce n’est qu’à partir du moment où l’industrialisation du 19ème siècle était très engagée qu’on peut évoquer un «centre européen» unique et hégémonique.
L’auteur veut sortir d’une vision souvent trop européocentrée, et écrire une histoire «à parts égales». Au niveau macrorégional, la Chine lui semble pouvoir être comparée à l’Europe dans son ensemble, leurs superficies et leurs populations étant à l’époque assez proches. Mais l’auteur propose surtout de comparer certaines régions développées de l’ouest européen – Belgique, Pays-Bas, nord de la France, Angleterre – avec des régions de la Chine – delta du Yangzi et Shandong – parmi les plus avancées, et qui lui semblent avoir occupé des positions similaires au cœur de leur univers continental.
A l’orée du 19ème siècle, l’Europe orientale diffère plus de l’Europe occidentale que celle-ci ne diffère de la Chine du delta du Yangzi. Si l’Angleterre avait fait en partie sa révolution agricole, le sol européen, lui, avait encore une productivité agricole relativement faible, alors que le delta du Yangzi avait déjà de très hauts rendements agricoles grâce à une riziculture irriguée très sophistiquée.
La faible productivité agricole du sol européen aurait pu représenter, à terme, un handicap au développement de ce continent, sauf à faire comme la Chine, à intensifier le travail agricole sur une surface limitée. Il faut rappeler qu’à l’époque dont nous parlons, la plupart des sociétés étaient essentiellement agricoles.
Si un certain capitalisme commercial se développe déjà – certains historiens en situent l’émergence au début de l’An mil – le capitalisme industriel, lui, n’émerge pas avant les années 1800. En effet, l’industrialisation de l’Europe restera limitée, en dehors de la Grande-Bretagne, jusque vers 1860.
Kenneth Pomeranz pense que le commerce atlantique, à partir de la conquête espagnole de la fin du 15ème siècle, a permis à l’Europe de réduire la pénurie d’éléments rares qu’étaient pour elle la terre et l’énergie. Cet aspect lui semble aussi important que le passage de l’Angleterre au combustible fossile que représente le charbon. D’où l’importance de la colonisation et du commerce armé dans l’émergence de divergences et dans l’avance prise par l’Angleterre en matière d’industrialisation.
Un monde aux ressemblances étonnantes
Une des questions posées par Pomeranz est la suivante: avant l’éclosion de la révolution industrielle en Angleterre, l’Europe devançait-elle déjà l’Asie? Posée autrement, pourquoi la révolution industrielle a-t-elle débuté en Angleterre plutôt qu’en Asie?
Traction animale, production agricole et transport En matière agricole, l’Europe disposait d’un très grand nombre d’animaux de trait, sans être pour cela exceptionnellement productive: l’Europe orientale par exemple, avait un retard agricole important par rapport aux régions les plus riches de l’Europe de l’Ouest et de l’Asie.
La Chine du Nord, zone d’agriculture sèche, possédait une variété de cultures et une écologie qui la faisait plus ressembler à l’Europe dans son ensemble que la Chine du sud rizicole. Le nombre d’animaux de trait y était bien plus réduit, ce qui ne l’empêchait pas de nourrir une population extrêmement dense et de cultiver toute la terre disponible, au prix d’un déboisement massif qui la conduira à une impasse.
En Europe, les transports terrestres dominaient avec les animaux de trait, mais en Chine et au Japon, les transports par voie d’eau étaient remarquablement développés.
La Chine possédait un commerce annuel à longue distance estimé à 3 millions de tonnes de grain au 18ème siècle, cinq fois le volume de grains commercé en Europe vers 1800, 20 fois le volume de grain transitant dans la Baltique. Les zones rizicoles d’Asie avaient les rendements agricoles les plus élevés du monde.
Alimentation - Consommation Au niveau protéique, si les Européens consommaient plus de viande, en tous cas les plus riches, les Asiatiques, eux, consommaient plus démocratiquement des haricots, des lentilles, des pois chiches, et surtout du soja sous forme de pâte et d’huile. Le tourteau de soja quant à lui était utilisé comme fertilisant pour la terre: de grandes quantités étaient importées de la Chine du Nord vers le Sud rizicole. La productivité à l’hectare et par cultivateur était plus élevée dans certaines parties de l’Asie qu’en Europe: pour 10 à 12 quintaux de blé à l’hectare en moyenne en Europe, l’Asie obtenait 30 quintaux de riz, et souvent une deuxième, voire une troisième récolte de céréales ou de légumineuses. A la fin du 18ème siècle, la pomme de terre, au rendement à l’hectare de 5 à 10 fois plus élevé que le blé, procurera à l’Irlande et à la Flandre 40% des calories autrefois fournies par le blé, ce qui représentait un gain considérable d’hectares agricoles. La Chine, qui produisait thé et sucre, en consommait par tête plus que l’Europe. De même, la production et la consommation textiles artisanales y étaient plus importantes par habitant.
Population Le Shandong, région située au sud de Pékin, avait environ 23 millions d’habitants, plus que la France, grand pays déjà très peuplé même si sa densité, d’environ 35 habitants au km2, n’y était pas exceptionnelle.
La densité moyenne, en Chine, était alors d’environ 70 habitants au km2. Vers 1750, cette région chinoise avait une densité de 400 habitants au km2 et nourrissait sa population sans importer d’alimentation. Les Pays-Bas, une des régions les plus peuplées et développées d’Europe, n’avaient que 160 habitants au km2 et importaient massivement leur alimentation. Si l’Angleterre et les Pays-Bas possèdent, vers 1650, l’agriculture la plus productive d’Europe et l’embryon d’une industrie textile interdépendante, leurs populations réunies n’atteignaient pas, un siècle plus tard, la moitié de celle de la France qui comptait 20 millions d’habitants. Le Yangzi, région agricole la plus développée de Chine, possédait déjà 30 millions d’habitants, l’équivalent de la population des régions étudiées de l’Ouest européen. La population européenne globale de l’époque est évaluée à 150 millions d’habitants, proche de celle de la Chine. Et vers 1850, l’Europe comme la Chine auront doublé leur population, pour arriver environ à 300 millions. Avant le Londres du 18ème siècle, beaucoup de villes d’Asie dépassaient en taille n’importe quelle ville européenne, sauf peut-être Rome et Constantinople dans leur splendeur, cette dernière étant déjà une charnière commerciale de première importance entre le continent européen et l’Asie depuis Alexandre le Grand.
Les niveaux de vie moyens en Asie, en Chine et en Europe, ainsi que les revenus estimés par habitant, étaient assez proches, tout comme l’espérance de vie: 40 ans vers 1800 dans les régions les plus développées, de l’ordre de 25 ans dans les régions plus pauvres, en Inde ou au nord de l’Allemagne. Mais à cette époque, c’était surtout une très forte mortalité infantile qui réduisait globalement l’espérance de vie.
Et l’énergie? La traction animale et l'énergie hydraulique étaient très employées en Europe, pour moudre le grain par exemple. Mais les économies rizicoles asiatiques, parmi les plus peuplées de la planète, nécessitaient moins de sources d’énergie mécanique, le riz étant consommé généralement entier, très rarement sous forme de farine. En Asie comme en Europe, c’était surtout l’énergie humaine qui dominait la production agricole et artisanale. Autour de 1700, l’utilisation de l’énergie par tête était du même ordre en Chine et en Europe occidentale.
Pour ce qui est des forêts et du charbon, en Europe occidentale au 18ème siècle, la croissance, démographique et économique, entraînera des déboisements massifs en France et en Allemagne, et une très forte érosion. L’Angleterre, confrontée à une pénurie de bois depuis 1600, verra l’augmentation de l’utilisation du charbon au 19ème siècle baisser la pression écologique sur sa forêt. Le charbon, grâce à des petites mines «paysannes», y était de plus en plus utilisé pour le chauffage domestique, la cuisine, et accompagnera le développement de la métallurgie, tout comme en Chine du Nord. La révolution de la machine à vapeur lui permettra de développer l’extraction du charbon et son transport en baissant les coûts, mais celle-ci ne commencera à se développer dans les mines anglaises qu’après 1800. A partir de 1815, 7 millions d’hectares de forêt auraient été nécessaires pour fournir une quantité d’énergie équivalente à celle que l’Angleterre tirait du charbon.
Pourtant, au début de l’An mil, la Chine exploitait déjà d’énormes gisements de charbon et de fer au Nord et au Nord-Est: son centre de gravité économique et démographique était alors au Nord. La production de cet immense complexe métallurgique était supérieure à toute la production européenne de 1700. Des guerres civiles, des invasions telles que celle des Mongols, des catastrophes écologiques tel que le déplacement du cours du Fleuve Jaune, ont entraîné le déclin de cette région. Et le centre de gravité de la Chine s’est déplacé vers le Sud, très déboisé et sans mines proches, mais au climat plus clément et à la riziculture très développée. Les transports, malgré un réseau fluvial très développé, étaient trop onéreux pour maintenir la vieille complémentarité entre le Nord et le Sud. En Angleterre, malgré une disponibilité limitée de bois et de terres agricoles, l’exploitation d’un charbon très accessible ainsi que l’utilisation de la machine à vapeur ont rendu possible un bond en avant de centres très peuplés situés au cœur des régions minières, ou très proches, l’Angleterre restant, à l’échelle de la Chine, un petit pays.
Pour ce qui concerne le textile, tout au long du 18ème siècle, l’avantage fut à l’Asie en matière de tissage, avec la soie et le coton (mais aussi de teinture, de porcelaine, de techniques du fer, de médecine et d’hygiène). En Europe, le lin, le chanvre, la laine, plus difficiles à travailler que le coton, ne représentaient pas des ressources textiles suffisantes pour concurrencer l’Asie ou alimenter la future industrie anglaise. L’Angleterre avait un espace limité, et les enclosures (la privatisation des terres communales par la noblesse, et l’expulsion des paysans condamnés à l’exode vers les villes et à la mendicité) qui permettront de développer l’élevage ovin, auront un impact insuffisant sur la production lainière. L’élevage ovin, gourmand en espace, ne se développera suffisamment que plus tard dans les colonies anglaises de l’Australie et de la Nouvelle Zélande. La filature et le tissage mécanisé dépendaient, pour décoller, des énormes quantités de fibres textiles bon marché fournies par les plantations de coton du Sud esclavagiste des Etats-Unis vers le milieu du 19ème siècle, ainsi que par l’Inde et l’Egypte. Grâce à l’industrialisation et malgré des salaires plus élevés, la baisse des coûts de production des tissus en Angleterre concurrençait les textiles asiatiques produits par une main-d’œuvre mal rétribuée qui produisait elle-même sa matière première.
Facteurs de production
L’agriculture, avant le développement de l’industrie, était partout le secteur le plus important de l’économie. Il faut rappeler aussi que la Chine était un véritable empire, géographiquement unifié et centralisé deux millénaires avant l’Europe, à travers une succession tumultueuse de dynasties qui exigeaient principalement de leurs «sujets» un impôt. Avec le temps, ceci a conduit à une multiplication des foyers fiscaux et des petites exploitations agricoles sur des terres plus ou moins librement «aliénables». Les paysans chinois étaient néanmoins relativement libres de leurs productions. Les structures de l’Etat y étaient plus stables et plus souples qu’en Europe et permettaient des adaptations à la conjoncture, au développement des marchés, et aussi des innovations, surtout dans la gestion collective des ressources en eau et dans le choix des productions.
Le statut des travailleurs: en Europe occidentale, le servage généralisé a prévalu jusqu’au 15ème siècle, et jusqu’aux 19ème et 20ème siècles pour les pays de l’Europe de l’Est et du Centre. En France, les tenures héréditaires seront de plus en plus protégées à partir du 16ème siècle, même si le servage ne sera vraiment aboli qu’à la Révolution. En Angleterre, elles seront abolies à partir de 1650 pour développer massivement les «enclosures» et pratiquer une agriculture plus productive. En Europe continentale, la persistance de structures foncières agraires féodales et le statut de dépendance des travailleurs de la campagne bloquera toute avancée de l’agriculture, induisant un sous-emploi des ressources et des personnes et un morcellement des parcelles. L’historien Marc Bloch dira qu’en Chine comme en Europe occidentale, les régions ont évolué vers «l’individualisme agraire». Si les migrations vers les zones rurales étaient déjà favorisées par la Chine aux 16ème et 17ème siècles pour rééquilibrer les régions, en Europe, il en allait tout autrement. Le travailleur y était attaché à une terre ou à une personne, en Angleterre à une paroisse, et il y avait peu de mobilité sociale. Ce n’est qu’à partir de la conquête espagnole que l’Europe pourra envoyer sa population excédentaire dans les Amériques.
«Involution» ou «Révolution industrieuse»? L’énorme croissance de l’artisanat rural, textile principalement, en Europe et en Chine, répondait au besoin des familles de diversifier leurs sources de revenu et de tirer parti de toute la main-d’œuvre disponible sur la ferme et des matières premières locales. Le développement de cette activité à la campagne était aussi le plus sûr moyen de maintenir les populations sur place et d’absorber une main-d’œuvre excédentaire. En Chine, cette politique fiscalement encouragée par l’Empire, y freinera sans doute le développement des manufactures. En Angleterre, petit pays, la proximité de la population et des lieux de production textile favorisera au contraire la naissance des premières manufactures de laine. La Chine appuiera essentiellement sa «révolution industrieuse» sur le coton et la soie, l’Europe sur la laine, le lin et le chanvre. Mais cette «proto-industrie» n’était pas nécessairement le phénomène précurseur d’une industrialisation et aurait pu devenir à terme une impasse. Ce n’est qu’avec l’arrivée du coton en Angleterre et l’ouverture de marchés en Inde, en Chine et en Amérique que la mécanisation va pouvoir se faire à grande échelle.
Mais avant la révolution industrielle, les hommes devaient travailler plus pour un revenu en baisse: entre les 12ème et 19ème siècles, il faudra plus d’heures de travail pour se procurer la même quantité de riz ou de blé. En Chine comme en Europe, l’essor de la production entre 1500 et 1800 proviendra plus d’une augmentation de la quantité de travail fourni que du développement de la productivité. Les rendements agricoles évoluent peu en Europe et les surfaces disponibles s’amenuisent: la révolution agricole n’est pas encore passée par là. En Chine, certaines régions ont déjà les rendements agricoles les plus élevés au monde et la population occupe l’espace et les possibilités du territoire de façon optimale.
On constate donc plus de ressemblances que de divergences, jusqu’au début du 19ème siècle, entre les économies des régions les plus développées de la Chine et de l’Europe.
* Kenneth Pomeranz, Une grande divergence, La Chine , l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Albin Michel-EMSH, 2010.