Le mois dernier, nous publiions la première partie d’un article de Roswitha Scholz (Les Roms et nous) où, en partant de la recrudescence des pogroms anti-Roms en Italie, elle revenait sur l’histoire du racisme anti-Tzigane, en particulier en Allemagne pendant le nazisme. (2ème partie)
S’appuyant (de manière critique) sur Carl Schmitt, Hannah Arendt et Michel Foucault, le livre de Giorgio Agamben Homo sacer, Le pouvoir souverain et la vie nue développe des considérations qui peuvent éclairer davantage la définition de l’antitziganisme. Il y est question du rapport entre la règle et l’exception: «Ce n’est pas l’exception qui se soustrait à la règle, mais la règle qui, en se suspendant, donne lieu à l’exception. La ‘vigueur’ particulière de la loi consiste précisément en cette capacité de se maintenir en relation avec une extériorité»1. L’individu est ici rabaissé au rang de simple enveloppe corporelle, à la «vie nue», tandis que c’est le souverain qui décrète l’état d’exception. Agamben accorde un rôle crucial au concept d’«homo sacer» issu du droit romain, dont il fait le titre de son livre. Est sacer le proscrit qui tombe hors du système juridique (mais, par là même, y est enfermé) et que l’on peut mettre à mort en toute impunité.
Une logique du même ordre était à l’œuvre à l’ère moderne dans les structures de persécution et d’internement qui culminèrent sous le national-socialisme. En même temps, Agamben voit resurgir aujourd’hui l’état d’exception à la faveur d’une dégénérescence de nos sociétés en crise. Cela se présente notamment sous la forme d’une décomposition des organisations étatiques de l’ex-bloc de l’Est, qui débouche sur la création de nouveaux camps et sur des «violences illégitimes» (tels que les viols de masse, par exemple) – des phénomènes qui, selon Agamben, constituent précisément l’un des prérequis originels du droit: un avertissement à valeur universelle. Bref, à ses yeux nous sommes tous des homines sacri en puissance2.
Avec sa thèse, Agamben demeure de façon réductrice sur le plan de la théorie du droit. Toutefois, le projet de rendre la totalité sociale conforme à la justice réclame nécessairement de penser le rapport entre forme juridique et exclusion sans pour autant laisser de côté la réflexion sur «la constitution de la politique et de l’économie, du travail abstrait et de la machine étatique»3 à l’ère moderne. L’«espace social de l’exclusion enfermante, de la réduction à la ‘vie nue’»4, portait encore à l’aube de la modernité le nom de «maison»: «Asile de pauvres, workhouse, maison de correction, asile de fous, foyer des esclaves, etc., sont les ‘maisons de l’horreur’ où, pour montrer l’exemple au reste de la société, on pratiquait le travail abstrait aliéné – un processus qui, plus tard, dans les goulags des dictatures nées de la modernisation et des crises, s’intensifia encore. Ce qui était à l’origine un état d’exception est devenu dans la société moderne la situation normale, sur laquelle repose tout l’édifice de l’Etat de droit»5.
La crise mondiale actuelle, celle de la troisième révolution industrielle, se distingue des crises précédentes en ce que même la souveraineté à présent «commence à se déliter, car l’espace de l’exclusion enfermante lui-même se dissout (...). La souveraineté, lorsqu’elle existe encore, réagit à cela en prenant automatiquement ses mesures de crise habituelles, bien que ce soit en pure perte»6. Travail forcé, bas salaires, camps, administration des hommes, etc., autant de mesures réactivées aujourd’hui à l’endroit des superflus d’une société du travail dont l’effondrement prend des proportions inédites. Ici, nonobstant la diversité des mesures et idéologies excluantes, la menace qui s’exprime est universelle. Et aujourd’hui comme hier «l’exclusion enfermante» se traduit par «des formes paroxystiques de racisme et d’antisémitisme»7.
Dans cette analyse, il manque toutefois le syndrome spécifiquement anti-Roms. Car les «Tziganes» ne furent pas seulement, au même titre que les Juifs, méprisés en tant que membres d’une soi-disant autre race; durant des siècles, ils furent également des proscrits, des hors-la-loi au sens d’Agamben. L’ère moderne a infligé aux Sintis et aux Roms un véritable état d’exception permanent, parce que leur constitution subjective est conçue comme l’antithèse absolue, au sein même de notre société, du processus de dressage moderne et de l’«éthique protestante». Ainsi, bien que les Tziganes soient des homines sacri par excellence, comme le démontre l’histoire de leur persécution, on a cependant tendance à les oublier y compris dans les exposés critiques sur le racisme; et cet oubli même révèle que le «Tzigane» représente en quelque sorte l’homo sacer de l’homo sacer.
On peut dire que l’antitziganisme continue de faire figure de paria parmi les types de racisme; quant au «Tzigane», dans la construction de l’«asocialité» et des «races» il représente «la lie de l’humanité» (comme le clamait déjà au 18ème siècle l’«expert tziganiste» des Lumières Heinrich Moritz Gottlieb Grellmann), autant dire un «déchet», superflu même parmi les superflus. Par conséquent, il constitue pour les individus «normaux» le repoussoir idéal; il leur montre comme ils finiront si d’aventure, au lieu de rentrer dans le rang et d’obéir au doigt et à l’œil, il leur prenait l’idée de se comporter «comme des manouches». On comprend donc pourquoi le discours postmoderne sur le métissage s’intéresse si peu aux Sintis et aux Roms. Même dans la vie courante, celui qui ose «avouer» son appartenance à ces groupes doit affronter un raz de marée de clichés. Ce qui était déjà valable pour les Juifs, le «ne dis à personne que tu es juif», s’applique a fortiori dans le cas d’une origine «tzigane». Lors d’un sondage réalisé en 1994, 68% des Allemands interrogés déclarèrent ne pas vouloir de «Tziganes» pour voisins, tandis que 22% et 37% refusaient respectivement les Juifs et les Africains8.
Antitziganisme structurel
Dans le processus de crise actuel, le syndrome anti-Roms est de retour. Derrière les guerres civiles et la «guerre pour l’ordre mondial» (Robert Kurz), il y a notamment des Sintis et des Roms broyés dans des conflits ethniques, comme l’explique dans son livre l’un de leurs représentants: «Ayant été chassés de l’endroit où ils vivaient, de nombreux membres de notre minorité se voient contraints de s’entasser dans des ghettos où les conditions de vie sont inhumaines. Là, ils sont livrés sans défense aux agressions à caractère raciste, lesquelles peuvent aller jusqu’au pogrom. Il n’est pas rare que la discrimination frappant les Sintis et les Roms provienne des pouvoirs publics eux-mêmes: police, justice»9. A partir de 1989, la situation des Roms s’est rapidement détériorée, en particulier dans l’ex-bloc de l’Est, et les persécutions ont entraîné en réponse des mouvements migratoires. Mais les médias en parlent peu, préférant s’attarder sur les demandes d’asile infondées, les enfants pickpockets, les mendiants, la question de l’hygiène et ainsi de suite. Une fois de plus, tout le stock de clichés habituels y passe.
Mais en même temps, ce dont il est question ici, c’est de l’élargissement des processus sociaux que sont l’administration de crise et l’invention de la délinquance. Tout un chacun, y compris et même tout spécialement au sein des fameuses classes moyennes, vit aujourd’hui d’une certaine façon sous la menace de la déchéance. L’administration de crise est l’occasion d’une véritable généralisation du stéréotype du Tzigane, laquelle ne se limite pas à une dénonciation des fraudeurs aux allocations et à une surveillance tous azimuts (officiellement pour nous protéger des terroristes) allant jusqu’à la mise en œuvre des papiers d’identité biométriques et des empreintes digitales numérisées. A l’heure actuelle, chacun ou presque a peur de se retrouver mendiant ou vagabond dans un quartier de misère. On assiste à une «tziganisation forcée» (Diedrich Diederichsen), mais avec, en prime, l’obligation de travailler. Ayant besoin d’appuis et d’argent pour survivre, les réfugiés des récentes migrations de masse se trouvent par définition d’ores et déjà dans la position classique des Tziganes. La politique anti-Roms préfigurait même le problème des «sans-papiers»: «La méthode consistant à enfermer les Roms dans la situation illégale des sans-papiers paraît être un des traits structurels essentiels de l’antitziganisme.»10
Les mesures prises par l’administration de crise, qui relèvent typiquement de l’antitziganisme mais visent tout le monde, se combinent ici à une idéologie de masse anti-Roms. Plus les classes moyennes voient s’approcher la menace de déchéance, plus elles reconnaissent leur propre visage dans le prototype du superflu et du proscrit des sociétés européennes, c’est-à-dire le «Tzigane»11. Tout comme on peut parler d’un antisémitisme structurel, qui se manifeste notamment par la critique des marchés financiers et le fantasme d’une conspiration mondiale où il n’est même pas question des Juifs, il y aurait lieu également d’évoquer un antitziganisme structurel lorsqu’à travers la peur de notre propre chute, de notre déclassement, de notre glissement dans l’asocialité et la criminalité, c’est implicitement le stéréotype du Tzigane qui est à l’œuvre, quand bien même les «Tziganes» ne sont pas mentionnés. Dès qu’il s’agit de passer de la discrimination sociale à l’exclusion raciste, le stéréotype du Tzigane se révèle tout à fait idoine.
Parler d’antitziganisme structurel, ça n’est pas minimiser l’antisémitisme. Dans leur spécificité respective, les deux formes de projection idéologique renvoient plutôt l’une à l’autre, bien qu’il s’avère plus difficile de mettre en évidence le caractère structurel du syndrome anti-Roms, du fait même que la question est rarement traitée ou seulement de façon superficielle. Pour qu’elle fasse l’objet d’un traitement sérieux, il faudrait que le sujet moderne reconnaisse enfin dans le miroir sa propre angoisse d’homo sacer. Aussi se hâte-t-il de regarder ailleurs. Au reste, on lui a toujours appris que le «Tzigane» est le «dernier des derniers», et c’est en toute ingénuité qu’il déverse ce «savoir» à longueur d’enquêtes. En somme, s’il est vrai que le «Tzigane» s’exprime en chacun de nous; chacun n’en est pas pour autant un «Tzigane» et n’est pas, comme lui, férocement persécuté.
La gauche et l’antitziganisme
C’est à travers les réactions aux krachs massifs du capitalisme en crise que l’on discerne les caractéristiques structurelles communes au vif antitziganisme qui sévit dans différents pays occidentaux. A la menace de déchéance que connaissent les classes moyennes, est venue s’ajouter entretemps une inflation galopante qui fait s’envoler les prix des denrées alimentaires et de l’énergie. En outre, et tout cela est lié, on voit se diffuser les idéologies racistes aussi bien dans les couches «supérieures» qu’«inférieures». Ce qui se passe actuellement en Italie l’illustre parfaitement.
Pour désigner cette barbarisation des classes moyennes en déclin, le spécialiste italien de la culture Claudio Magris a proposé le terme de «lumpenbourgeoisie», et ce avant même la flambée d’attaques contre les Roms. Les recommandations de l’UE visant à mettre un terme à cette «politique tzigane» resteront probablement lettre morte, puisqu’en dernière instance ce sont les Etats membres qui sont compétents; or, presque tous doivent affronter le «crépuscule des classes moyennes», et l’on sait qu’une alliance entre «masses et élite» (Hannah Arendt) n’est absolument pas exclue. Sur la question de savoir jusqu’où la gauche serait prête à aller en matière de critique du syndrome anti-Roms, il vaut mieux également renoncer à toute illusion. Qu’on songe simplement aux tirades d’Oskar Lafontaine à propos des travailleurs étrangers: à tout moment elles peuvent se charger d’antitziganisme. Toute la presse nous répète à l’envi que l’actuelle idéologie anti-Roms en Italie se rencontre tout spécialement dans les quartiers fortement «ancrés à gauche». Cela a beaucoup à voir avec le traditionnel centrage de la gauche sur le brave et honnête salarié, avec ses préjugés contre un soi-disant lumpenprolétariat considéré comme la lie de la société, et donc a fortiori contre des «Tziganes» que l’idéologie raciste place encore plus bas que les lumpenprolétaires «autochtones». Cette tradition demeure bien vivante dans le contexte actuel de fragilisation des classes moyennes, et sûrement pas uniquement en Allemagne et en Italie.
Wolfgang Wippermann observe que sa «corporation, celle des professeurs d’université et des historiens, ne s’est jamais préoccupée des Sintis et des Roms: le sujet lui paraissait et lui paraît toujours vulgaire. L’intelligentsia de la critique elle aussi a échoué en évitant pendant trop longtemps de se colleter avec cet aspect de l’histoire allemande. On peut en dire autant des formations de gauche: le sort des Sintis et des Roms ne semble guère éveiller leur intérêt»12. Il est grand temps que cela change. La façon dont, à gauche, on gère le «problème des Roms» pourrait constituer une sorte de test révélateur du caractère (non) émancipateur des orientations du mouvement. En Italie, la «multitude» vénérée par les post-opéraïstes13 vient de montrer une fois de plus de quoi elle est capable14. En Allemagne nous devrions pourtant nous méfier tout particulièrement de ceux, généralement à gauche, qui en appellent au «peuple bien-aimé». Et nous souvenir aussi que, dans l’histoire, les flambées d’antitziganisme ont toujours provoqué une recrudescence de l’antisémitisme, et vice versa15.
* Membre du groupe de critique sociale Exit!, issu du groupe Krisis, «forum théorique pour une critique radicale de la société capitaliste». Cet article est paru dans la revue Phase 2, No 29, septembre 2008. Traduction de l’allemand: Sînziana
- Giorgio Agamben, Homo sacer, le pouvoir souverain et la vie nue, trad. M. Raiola, Paris, Seuil, 1997, p. 26.
- Cf., entre autres, la fin du chapitre 6.
- Robert Kurz, Weltordnungskrieg. Das Ende der Souveränität und die Wandlungen des Imperialismus im Zeitalter der Globalisierung, Bad Honnef, Horlemann, 2003, p. 351.
- Ibid., p. 354.
- Ibid.
- Ibid., p. 356.
- Ibid., p. 362.
- Cf. Gilad Margalit, Die Nachkriegsdeutschen und «ihre Zigeuner». Die Behandlung von Sinti und Roma im Schatten von Auschwitz, Berlin, Metropol, 2000, p. 192.
- Romani Rose (éd.), Der nationalsozialistische Völkermord an den Sinti und Roma, Heidelberg, Dokumentations- und Kulturzentrum Deutscher Sinti und Roma, 2003, p. 10.
- Gernot Haupt, Antiziganismus und Sozialarbeit, Berlin, Frank & Timme, 2006, p. 175.
- Ce point est abordé plus en détail dans mes essais Homo sacer und «die Zigeuner» (in Exit!, No 4, 2007, pp. 177-227et Überflüssig sein und «Mittelschichtsangst» (in Exit!, No 5, 2008, pp. 58-104).
- Wolfgang Wippermann, Antiziganismus: Gespräch mit Wolfgang Wippermann, in Christoph Burmer (éd.), Rassismus in der Diskussion, Berlin, Elefanten Press, 1999, p. 106.
- L’Opéraïsme est un courant marxiste italien, ouvriériste, apparu en 1961. Les post-opéraïstes italiens les plus connus sont Toni Negri et les Tute bianche. (NDLT)
- Lire à ce sujet Anton Landgraf, Die Mittelschicht macht mit, in Jungle World, No 22, 2008.
- Joachim Bruhn tirait déjà la sonnette d’alarme il y a seize ans, au moment du pogrom de Rostock: Das Programm zum Pogrom, in Konkret, No 10, 1992.