En 1979, alors que la France comptait à peine un million de chômeurs et que les salaires des ouvriers n’avaient pas encore cessé d’augmenter, un économiste méconnu publiait un essai au titre provocateur: Que la crise s’aggrave! Ancien «banquier du développement», François Partant avait démissionné vers 1970 de tous ses mandats dans les institutions internationales, par rejet des missions qu’il y avait remplies pendant vingt ans: moderniser les économies des pays du Tiers-monde pour les faire entrer dans le monde «développé» grâce à des transferts de richesse des pays les plus industrialisés.
(2ème partie) Les mots d’ordre les plus répandus dans la grogne politique qui sourd depuis le krach boursier et ses premières conséquences «sociales» à la fin de 2008, sont aussi désarmés que désarmants. En France, la focalisation des contestataires sur les actionnaires, les dirigeants de banque et la personne du Président de la République, est le premier obstacle, de taille, à toute remise en cause sérieuse du désordre établi – soit dit en passant, ceux qui «le» détestent tant se demandent-ils parfois si l’on peut faire plus grand honneur à un Narcisse que de lui attribuer un rôle décisif dans les affaires du monde? Quand en réalité son rôle est tellement dérisoire, tellement petit.
A entendre les slogans qui émaillent les cortèges syndicaux, les occupations d’usines et d’universités, ou les congrès de refondation de l’extrême gauche, la misère du monde est essentiellement le fait d’une mince élite dirigeante, assoiffée de lucre et infectée d’idéologie libérale; d’une poignée de financiers qui usurpent le bien public et dépouillent le peuple vertueux, par appât du gain. On nous ressert donc en 2009, jusqu’à la nausée, le mythe des deux cents familles, la vieille rengaine de l’indécence des puissants. Parce que voyez-vous, quand les managers gagnaient 200 fois le SMIC, cela allait encore; mais si c’est 600 ou 1.000 alors c’est insupportable. Quelle rigolade!
Les sujets d’un régime despotique ont toujours, aussi dominés soient-ils, une part de responsabilité dans le cours des choses. Et quand ce sont les sujets du règne moderne et «démocratique» de la marchandise, alors c’est d’une participation active qu’il s’agit. Bien sûr, nous vivons dans une société terriblement compliquée; bien sûr, chacun se sent écrasé par les événements, sans prise sur les grandes évolutions de ce monde. Mais tout de même, la somme de lâchetés, de résignations, d’obéissances honteuses, à tous les niveaux de l’échelle, qui jour après jour confère effectivement aux responsables des grandes structures industrielles et financières (en fait, à ces structures elles-mêmes) un pouvoir démesuré sur nos vies... Il y a quelque chose de tellement faux dans la litanie des plaintes et des indignations: eh bien oui! Quelle surprise, ceux qui disposent «légitimement» de nos vies – de par leurs capitaux, de par leurs titres d’experts, de par leurs appuis bureaucratiques ou mafieux, et de par notre soumission – en usent et en abusent.
Ces derniers mois1, des millions de personnes se sont retrouvées dans les rues pour réclamer plus de «pouvoir d’achat», et pour «défendre l’emploi». C’est la crise, donc interdiction de réfléchir à la nature et aux conséquences de ce qui est produit, de ce à quoi l’on participe quotidiennement: pneus, bulldozers, puces informatiques, tout est bon dans le cochon – surtout la pollution et la dépossession. Interdiction aussi de faire remarquer que la consommation des ménages est le pilier de la croissance économique depuis des dizaines d’années dans un pays comme la France; que le pouvoir d’achat des salariés est donc un carburant indispensable à la course aux profits, pour que soient amortis les investissements colossaux dans «l’innovation», qui repoussent constamment les frontières de l’absurde («j’ai 10.000 chansons dans ma poche, dans le métro, pour me protéger des autres passagers qui ont aussi un i-Pod») et les capacités de résistance du vivant à l’empoisonnement. Et si nous les obtenions, ces hausses massives de salaire garanties par l’Etat, nous irions les reverser en pleurant au Comité catholique contre la faim, à la prochaine crise alimentaire en Afrique?
Lutter dans son entreprise parce qu’on estime que les salaires sont trop bas est entièrement légitime, et le sera toujours. Une grève pour une augmentation n’est pas moins digne qu’une grève pour aménager les conditions de travail, ou se venger d’une hiérarchie trop arrogante, là n’est pas la question. La question est qu’il y a une différence profonde entre une revendication salariale locale – souvent une revendication parmi d’autres – et l’émergence à l’échelle nationale d’un mot d’ordre de défense du pouvoir d’achat. Un tel mot d’ordre parle on ne peut plus clairement la langue de la domination, et pourtant, beaucoup ont l’outrecuidance de le présenter comme une remise en cause du capitalisme:
[En Occident] l’humanité du travailleur salarié est de moins en moins attaquée par une misère économique qui mettrait en danger son existence physique. Elle l’est de plus en plus par la nature et les conditions de son travail, par l’oppression et l’aliénation qu’il subit au cours de la production. Or c’est dans ce domaine qu’il n’y a pas et ne peut y avoir de réforme durable, mais une lutte aux résultats changeants et jamais acquis, parce qu’on ne peut pas réduire l’aliénation de 3 % par an et parce que l’organisation de la production est constamment bouleversée par l’évolution technique. Les organisations [politiques et syndicales] traditionnelles s’appuyaient sur l’idée que les revendications économiques forment un problème central pour les travailleurs, et que le capitalisme est incapable de les satisfaire. [...] [Or] le capitalisme ne peut vivre qu’en accordant des augmentations de salaire, et pour cela des syndicats bureaucratisés et réformistes lui sont indispensables.2
Une part du gâteau?
Plus que jamais, ce que réclament à cor et à cri la gauche et l’extrême gauche, c’est un capitalisme qui fonctionne (enfin) bien. Et ce ne sont pas les milieux réputés libertaires ou «autonomes» qui relèvent le plat. Pourtant le début des années 2000 avait vu resurgir, en marges des mouvements sociaux et des organisations bureaucratiques, une critique du capitalisme réel, c’est-à-dire une critique de l’organisation de la dépendance – matérielle, notamment. Des textes, des groupes, des actions dénonçaient de manière diffuse le système des faux besoins, la tyrannie de l’expertise et de la technologie, l’impossibilité d’éprouver une responsabilité individuelle et une liberté collective dans une société de masse désormais taillée aux dimensions de la planète entière. Aujourd’hui, on n’entend quasiment rien d’autre qu’une critique du capitalisme financier du type «un peu de profit ça va, mais beaucoup c’est vraiment immoral». Quand ce n’est pas la tarte à la crème des gouvernants-qui-méprisent-le-peuple-alors-qu’ils-lui-doivent-tout ...
C’est le grand retour de la culpabilité et du misérabilisme. Le retour de la peur: peur d’affirmer des valeurs différentes de celles de cette société, des désirs d’autonomie; peur d’être minoritaire, d’être accusé de ne pas tenir compte des autres, des pauvres, de la majorité. A lire les textes qui circulent sur «la crise», on croirait qu’il est impensable qu’un ouvrier s’interroge sur les raisons qui font que les supermarchés sont pleins, et qu’il mette en cause ce type d’abondance: «Ben oui, c’est un ouvrier», déplore le militant qui prétend représenter cette catégorie; on croirait impensable qu’un habitant de cité fasse le lien entre les bidonvilles et les famines dans les pays du Sud, et le mode de vie dans les pays du Nord (le mode de vie en général, et non pas simplement la rapacité de l’élite dirigeante occidentale, ou la volonté de domination de la race blanche). Il y a tout de même quelques exceptions: un tract distribué à Toulouse le 29 janvier 2009, «Ne Pas Avaler...», dénonce l’ouvriérisme et le progressisme idiots du Nouveau Parti Anticapitaliste; le Manifeste pour les produits de haute nécessité, rédigé par des intellectuels guadeloupéens et martiniquais notamment, tente de mettre en perspective les revendications économiques du mouvement de grève dans leurs îles; enfin, un tract du Collectif du 19 mars de la ville de Mende (Lozère), intitulé «Guadeloupe partout», fait cette remarque judicieuse: «De deux choses l’une, ou bien ceux qui travaillent – et ceux qui sont peut-être en attente de le faire un jour – se perçoivent comme de pures victimes du ‘système’, et le comble serait qu’ils en redemandent en réclamant la relance de cette machine économique qui broie le vivant; ou bien, participant au binz, on sent bien qu’on ne fait pas face au ‘système’, et que s’il ne tient que grâce à nous – à l’énergie que nous lui insufflons, à notre passivité qui le rend incontrôlable – on peut tout aussi bien le défaire. La conclusion dans les deux cas est la même: il n’y a aucune raison de continuer à collaborer au désastre, et il nous faut ouvrir des voies de sécession.»
Il y avait autrefois quelque chose de fou – de faux, mais de beau – dans la conviction marxiste que les couches sociales dont les conditions matérielles d’existence étaient les plus dures seraient les plus à même de se soulever contre l’ordre capitaliste, et d’inventer une société débarrassée de toute injustice, de toute aliénation. Aujourd’hui, il y a quelque chose de désolant dans la manière dont les «dominés» sont supposés incapables de comprendre les ressorts véritables de l’exploitation, le caractère d’impasse humaine et écologique du capitalisme industriel. Ceux qui ne veulent rien d’autre que mener la même vie misérable que les «dominants» se trouvent ainsi par avance excusés: «Eh oui, comprenez, ce sont des dominés», feignent de déplorer les gens des classes moyennes, qui se cachent ainsi derrière la difficulté qu’il y aurait à «expliquer aux plus défavorisés» d’ici et d’ailleurs la nécessité d’un changement radical de société. Parce qu’eux-mêmes en ont affreusement peur, de ce changement. Non pas dans le sens où ils n’y auraient pas intérêt, mais dans le sens où ils n’en ont pas envie.
Il serait bon de considérer qu’à notre époque, personne n’a intérêt, au sens marxiste (ou plutôt au sens matérialiste) du terme, à ce qu’une société libre, égalitaire et décente advienne. Pas plus les pauvres que les riches. Le désir d’un tel changement ne peut venir que d’une aspiration à une vie plus libre, désaliénée des rapports marchands, de la bureaucratie, de la technologie. Et ce désir de liberté n’est plus (s’il l’a jamais été) affaire de classe: il est affaire de révolte, d’indépendance d’esprit, de rencontres, d’imaginaire, de courage personnel et de créativité collective... La société actuelle est un peu comme le court central de Roland-Garros: il y a ceux qui sont en haut des gradins, avec les places les moins chères (mais qui peuvent représenter une grosse dépense pour eux); il y a ceux qui ont payé cher une place un peu plus près du terrain; et puis au bord, il y a les V.I.P. qui ne paient pas les meilleures places, alors qu’eux sont pleins aux as. La question est: doit-on se révolter pour faire payer leur place aux V.I.P.? Pour que ce ne soient pas les mêmes qui occupent les différentes parties des tribunes chaque année? Ou doit-on détruire ce stade, et faire en sorte que la société ne ressemble plus à Roland-Garros?
Egalité ou liberté?
La semaine du 1er mai dernier, inspiré par le titre du best seller politique du moment, Le Nouvel Observateur faisait sa couverture sur «L’insurrection française», se demandant gravement jusqu’où elle irait. En pages intérieures on pouvait lire que la grogne sociale soi-disant montante était animée par la passion de l’égalité, fil rouge reliant toutes les fièvres hexagonales du passé. En réalité, il nous semble que les mouvements qui agitent sporadiquement «la rue» ces temps-ci sont dépourvus de toute idée de ce que serait une égalité sociale véritable, autant que du désir de réunir les conditions concrètes que cette dernière exige – en premier lieu la désindustrialisation de la production. Au fond, c’est surtout une forme de haine de la liberté que ces mouvements manifestent, dans la mesure où on n’y perçoit pas le moindre désir d’indépendance vis-à-vis du système économique où nous sommes tous enfermés. Au contraire, tout se passe comme si, plus ce système s’avérait abominable et inacceptable, plus ses victimes demandaient à ce que leurs vies y soient attachées: par plus de médiations monétaires, par plus de lois «protectrices», par plus de machines et d’automates interposés entre nos corps et la réalité sensible3.
Il n’y a donc plus lieu de souhaiter que la crise s’aggrave – ni la crise économique, ni la crise de civilisation. Cela n’aurait de sens que si cela devait favoriser une conscience et une combativité politiques renforcées. Or, on l’a dit, les crises actuelles ont surtout pour effet de rendre moins lucide et moins déterminé. Nous sommes donc condamnés à attendre et à susciter (à susciter en les attendant) des mouvements d’envergure, qui soulèvent enfin à nouveau les questions susceptibles de mettre en danger cette organisation sociale: la question de la séparation entre nos intérêts en tant que producteurs et nos intérêts en tant que consommateurs, séparation qui fractionne nos existences en plus de faire de nous des schizophrènes permanents, par rapport au problème de l’exploitation du travail; la question de la séparation entre les travailleurs et les moyens de production, question qui mène immédiatement au problème de l’échelle et du contenu de la production; la question de l’accès à la terre, de sa propriété et de la reconstitution d’une agriculture vivrière.
Ces questions traversent une partie des mouvements anticapitalistes latino-américains, au Chiapas et autour de Oaxaca, en Bolivie, au Brésil, etc. Voilà les seules régions du monde où des résistances culturelles et matérielles d’ampleur sont parfois opposées à l’extension des rapports marchands et de la culture industrielle4. Il est impossible de prévoir si ces questions et ces résistances resurgiront un jour de manière conséquente en Europe, et, si c’est le cas, de savoir quel type d’événement les fera resurgir. En tout cas, un préalable indispensable est d’y changer complètement le programme et l’imaginaire de la contestation, dans le sens de ce que réclamait un Castoriadis il y a déjà cinquante ans:
«L’idée que le socialisme coïncide avec la nationalisation des moyens de production et la planification; qu’il vise essentiellement – ou que les hommes devraient viser – l’augmentation de la production et de la consommation, ces idées doivent être dénoncées impitoyablement, leur identité avec l’orientation profonde du capitalisme montrée constamment. [...] Le contenu essentiel du socialisme: restitution aux hommes de la domination sur leur propre vie; transformation du travail de gagne-pain absurde en déploiement libre des forces créatrices des individus et des groupes; constitution de communautés humaines intégrées; union de la culture et de la vie des hommes, ce contenu ne doit pas être caché honteusement comme spéculation concernant un avenir indéterminé, mais mis en avant comme la seule réponse aux problèmes qui torturent et étouffent les hommes et la société d’aujourd’hui. Le programme socialiste doit être présenté pour ce qu’il est: un mouvement d’humanisation du travail et de la société. Il doit être clamé que le socialisme n’est pas une terrasse de loisirs sur la prison industrielle, ni des transistors pour les prisonniers, mais la destruction de la prison industrielle elle-même.»5
Texte issu de:
La crise sans fin
Notes & Morceaux choisis No 9
Bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle
Ed. La Lenteur, automne 2009.
- Cet article date de 2009 mais il est toujours d'une actualité brûlante. (NDLR)
- Cornélius Castoriadis, «Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne», article de la revue Socialisme ou barbarie publié en 1961, points 4 et 5 de la conclusion (cf. Capitalisme moderne et révolution, tome 2, édition 10/18,1979, pp. 186-187).
- Un exemple poussé de ces tendances liberticides est offert depuis maintenant cinq ans par le sinistre mouvement Sauvons la Recherche. Sur le rôle de la science moderne dans le capitalisme industriel, et le rôle politique du mouvement des chercheurs, voir Etats généraux de la servitude, brochure de la Commission Nationale de Répression du Scientisme, trouvable sur internet; et l’ouvrage du groupe Oblomoff, Un futur sans avenir. Pourquoi il ne faut pas sauver la recherche scientifique, éd. L’Echappée, 2009.
- Il semble toutefois que ces résistances ne font pas toujours preuve d’une défiance suffisante à l’encontre de l’État et de la bureaucratie.
- Cornélius Castoriadis, «Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne», article de la revue Socialisme ou barbarie publié en 1961, point 2 de la conclusion (op. cit., p. 185).