«A l’avant-garde de la résistance aux malheurs du 21ème siècle!» **
Cette place d’honneur a été confiée à la Géorgie par lord George, le secrétaire général de l’OTAN. C’était quelque mois avant le renversement d’Edouard Chevardnadze, le 23 novembre 2003, et le plébiscite, le 4 janvier 2004, de son vainqueur et successeur Mikhaïl Saakachvili, dit «Michka» . La Géorgie fit alors de brèves irruptions sur notre scène médiatique. A la façon d’un clip: foule-chassant-président-de-parlement-masses-en-liesse, sur fond de musique répétitive: «révolution à la rose» , «de velours» , «société civile» , «Démocratie» .
Ayant suggéré qu’il y avait aussi un oléoduc en chantier et des conseillers américains en pagaille, des amis de la révolution géorgienne (de gauche et altermondialistes, je précise) m’ont mis en garde: attention à la «théorie du complot», les Géorgiens n’avaient pas besoin de Washington pour se mettre en marche, spontanément. J’ai donc veillé à consulter d’abord les sources américaines, et du nouveau régime géorgien. Or, la réalité a dépassé de beaucoup ma «fiction»: déliquescence de la Géorgie, ampleur de l’intervention états-unienne, rôle déterminant de l’oléoduc BTC. (voir encadré)
Quelle «révolution»?
La «rose» et le «velours» , c’étaient des métaphores. Dûment mises au point par les consultants en communication. La «révolution» aussi: où voyez-vous un changement radical qu’on puisse comparer à Prague 1989? Un coup de force contre Chevardnadze prompt à la capitulation, un point c’est tout. «Le velours» , c’était lui. Ses adversaires lui savent gré, aujourd’hui, d’avoir évité le bain de sang que l’ultimatum de Michka risquait d’entraîner.
Un «tyran» Chevardnadze? L’ancien dirigeant «réformateur» de la Géorgie soviétique, le ministre des Affaires étrangères de l’URSS (1985-1990) «tombeur» du Mur de Berlin, le «sauveteur» improvisé mais mal avisé de la Géorgie dévastée par le dictateur nationaliste Zviad Gamsakhourdia 1, le «parrain» de l’oléoduc clintonien n’avait pas peu servi la cause de la Démocratie chère à ses amis d’outre-Atlantique! Il devait aussi les décevoir. Un «régime corrompu» ? Non seulement: ravagé par les luttes tribales, le crime organisé. Mais comment en serait-il autrement? Et du reste, la «société civile» sponsorisée (voir encadré), les élites lobbyisées par les pétroliers n’annoncent-elles pas le passage de la corruption à une vitesse supérieure?
Il faut voir ce qu’est devenu ce pays. En une décennie, la Géorgie n’a pas seulement régressé économiquement, perdu les avantages des subventions et de l’accès au marché soviétique, tombant dans la dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie 2 Désindustrialisée et partiellement vidée de ses élites scientifiques et techniques, privée des acquis sociaux antérieurs, c’est un recul de la dignité humaine et des libertés individuelles réelles qui s’observe: retour au patriarcat, régression de la condition des femmes, surexploitation dans l’économie parallèle, règne du racket et des bandes organisées.
Des sources occidentales ont chiffré la dégradation 3. En 2001, le PIB est à 41 % du niveau de 1991. 53 % des Géorgiens vivent en-dessous du seuil de pauvreté officiel: 50 dollars US par mois. Les reculs dans l’éducation et la santé risquent de «perpétuer la pauvreté» . Le taux de fréquentation des écoles secondaires est tombé à moins de 65 %. Très scolarisées à l’époque soviétique (44 % de diplômées du supérieur), les femmes bénéficiaient de congés de maternité de 126 jours payés et de services de garde d’enfants: ce n’est plus guère d’actualité. Beaucoup d’hommes ayant quitté le pays, le fardeau des femmes s’est accru et leur position face aux employeurs s’est affaiblie. Les ménages géorgiens ont renoué avec la tradition des familles multi-générationnelles vivant sous le même toit, ce qui atténue les effets de la crise pour les enfants et les retraités. La société éclatée est aussi la proie des clans et des mafias en armes. L’Etat-nation en formation à la fin de l’ère soviétique semble être en voie de dislocation. D’où le nationalisme exacerbé aux symboliques médiévales qui refait surface, en réaction.
Un trousseau de clés pour l’Eurasie
C’est dans ce contexte que, tels les Argonautes en quête de la Toison d’Or, les chercheurs d’or noir, assurés eux d’un résultat autre que mythologique, sont venus offrir à la Géorgie l’espoir de se refaire une santé aux stations de péage de la nouvelle autoroute du pétrole. L’exploitation de la Caspienne est certes indispensable aux approvisionnements de notre civilisation motorisée.
Mais l’oléoduc BTC, loin d’être purement économique, s’inscrit dans un grand dessein, qui couvre tout l’espace eurasien. Le Caucase, du Nord au Sud, y occupe une position clé. La Géorgie est la clé de la clé. Mais il y aura bientôt tout un trousseau. La déstabilisation politique de l’Ukraine et d’autres Etats est déjà programmée. Certains de ces régimes tomberont comme des fruits pourris. La Russie aurait pour vocation de se laisser incorporer à cette stratégie: en ouvrant ses pétroles sibériens aux capitaux occidentaux 4, en cédant au secteur privé ses oléoducs 5 et le monopole du gaz (Gazprom), en acceptant que le transport des hydrocarbures de la Caspienne échappe partiellement à ses réseaux, en admettant la présence militaire croissante des Etats-Unis dans cet espace post-soviétique jugé par eux «d’intérêt vital» . L’expansion à l’Est de l’OTAN fait partie de ce programme. On sait que la population russe rechigne, et que Vladimir Poutine finaude, d’où sa mauvaise presse 6.
L’intervention des Etats-Unis
L’intervention US en Géorgie est directe et massive. On peut en juger par cette chronologie des faits récents:
Décembre 2002: US AID lance et finance un nouveau programme pour les ONG de la société civile (voir encadré). En 2002, 13.5 millions de dollars avaient été déboursés.
29-30 janvier 2003, conférence à Tbilissi sur le «concept national de sécurité» avec le Conseil National de Sécurité géorgien, le CIPDD , le Latvian Institute of International Affairs , des experts baltes, américains, britanniques et allemands. À l’ordre du jour: l’intégration à l’OTAN, la fin des séparatismes, la mobilisation de la société civile.
14-16 mai: en visite à Tbilissi, lord George Robertson, secrétaire général de l’OTAN, souligne «l’importance stratégique croissante de la région du Caucase en tant que corridor énergétique» , pour la «sécurité de tout l’espace euro-atlantique» et comme «avant-garde de la résistance aux malheurs du XXIe siècle» . 1.200 militaires géorgiens entament leur formation encadrés par des instructeurs US. 1.200 autres soldats s’y ajouteront d’ici mi-2004.
20 juin: conférence à Washington du CIPDD avec l’Open Society (Soros), le Liberty Institute et l’Association des Jeunes Juristes de Géorgie. On y dénonce, préventivement, les manipulations électorales du pouvoir.
Premières manifestations publiques du mouvement d’étudiants Kmara! (Assez!) financé par la fondation Soros .
4 juillet: visite en Géorgie de James Baker avec un projet de réforme du système électoral favorable à l’opposition et au départ en douceur de Chevardnadze.
A la même époque: relance de l’alliance destinée à faire contrepoids à l’influence russe dans la région mer Noire-Caspienne, le GUUAM (Géorgia, Ukraina, Uzbekistan, Azerbaidjan, Moldavia). Washington affecte 46 millions de dollars à divers projets, dont la formation d’unités de combat pour la protection de pipelines.
17 octobre: conférence anti-corruption sponsorisée par USAID avec le Liberty Institute , le CIPPD , le Democracy Coalition Project , le mouvement Kmara et d’autres ONG.
2 novembre: législatives. Victoire des partis favorables au président Edouard Chevardnadze. Les oppositions, l’OSCE et le département d’Etat des Etats-Unis dénoncent des «fraudes massives» .
4 novembre: début de manifestations réclamant le départ de Chevardnadze, la fin des séparatismes, l’entrée à l’OTAN. La démission forcée du président est acquise le 23 novembre, avec le concours du ministre russe des Affaires étrangères, Igor Ivanov.
Au lendemain du coup d’Etat, à Tbilissi, Donald Rumsfeld apporte son soutien au nouveau pouvoir et invite la Russie à retirer ses troupes de Géorgie. Colin Powell lui enjoint de ne pas menacer l’intégrité de la Géorgie en soutenant les séparatismes. Le 10 décembre, au Congrès du Mouvement National, Mikhaïl Saakachvili assure que la révolution est contagieuse: le pouvoir serait bientôt renversé en Ukraine, et celle-ci accueillie à l’OTAN comme «grande puissance régionale» . Trois jours plus tard, la parade militaire à Tbilissi s’ouvre sur les hymnes américain et géorgien. La Géorgie enverra d’ici l’été 2004 cinq cents soldats supplémentaires en Irak, où elle soutient sans réserve l’occupation US. Les Etats-Unis, qui formeront la nouvelle armée géorgienne, se déclarent prêts à financer le retrait des forces armées russes.
On observe que ce n’est pas un «Empire» anonyme qui intervient mais un Etat-nation impérialiste très concret avec toute sa batterie d’institutions. Au-delà d’une simple «prise de contrôle» , l’objectif est d’encadrer la mondialisation marchande dans une version conforme au modèle anglo-américain. Rien n’empêche, certes, l’Europe d’y jouer les seconds rôles ou ses propres cartes: le nouveau pouvoir géorgien fait appel à lui.
Fin janvier, Colin Powell est venu expliquer aux «société civiles» , à Tbilissi et à Moscou, comment se bien comporter. Vous imaginez la scène à Paris ou à Bruxelles? Le ministre des Affaires étrangères russe, ou même américain, distribuant leurs recommandations au monde associatif et politique?
Une nouvelle guerre froide
Entre Washington et Moscou, via Tbilissi, une nouvelle guerre froide se profile, provisoirement «cogérée» , sans dérapage: aucune des trois parties n’est intéressée à l’éclatement de la Géorgie, source possible d’un chaos caucasien incontrôlable. Sur les séparatismes, des compromis pourraient être trouvés. A condition que Tbilissi accepte un Etat fédéral, par exemple. Face à la pénétration américaine, la Russie fait valoir ses atouts: l’électricité et le gaz, les amis abkhazes et ossètes, les liens culturels auxquels Mikhaïl Saakachivili se dit très attaché. En effet, les Géorgiens restent plus familiers du monde slave et méditerranéen, de l’Europe, que «Texas-compatibles». Mais les dollars du BTC, du Pentagone et des fondations, les progrès de la langue américaine parmi les jeunes pourraient accélérer la macdonalisation du pays.
Que restera-t-il, dans cette recomposition, des identités, de la souveraineté géorgiennes, de l’autonomie de sa «société civile» ? A ce jour, on ne peut que poser la question.
Jean-Marie Chauvier
Le BTC: un oléoduc politique
Bakou-Tbilissi-Ceyhan: les capitales d’Azerbaïdjan (sur la Caspienne), de Géorgie, et le terminal pétrolier turc en Méditerranée.
Oléoduc de 1.750 Km, en chantier depuis le 1er août 2002, un des éléments du «corridor énergétique EURASIA» des E-U. Objectif stratégique: soustraire l’exportation pétrogazière du bassin de la Caspienne aux réseaux russes et iraniens.
Le BTC, patronné par la compagnie américano-britannique BP, a été jugé trop cher et peu rentable par certaines multinationales: c’est donc bien un oléoduc politique imposé par des administrations Clinton et Bush*.
Les Russes disposent de réseaux très étendus et en expansion, beaucoup plus productifs, mais qui exigent de gros investissements de modernisation. C’est l’un des enjeux de la mise au pas des oligarques russes par Poutine: les obliger à investir au lieu «d’évader» leurs capitaux vers les paradis off shore . Le Kremlin compte aussi sur les investissements occidentaux, mais sous son contrôle.
Le BTC est contesté par les écologistes de Transcaucasie: entre autres dommages, il pourrait menacer les célèbres sources minérales géorgiennes de Borjomi. Autre handicap: le BTC doit traverser le Kurdistan.
J.M.C
* voir «Caspian Basin oilpipeline company founded» by Paul Stuart, www.globalresearch.ca
1989-92: voir article précédent.
Du temps de l’URSS, pétrole, gaz et électricité étaient partagés selon les procédures d’un système administratif et non vendues contre devises fortes. La fin de l’Union a surtout servi la Russie et quelques républiques détentrices de ressources exportables.
CI: Agence Canadienne de Développement, Banque Mondiale.
L’affaire Youkos montre qu’il y a, sur ce point, opposition entre le Kremlin et certains oligarques alliés aux firmes anglo-américaines. Cf «Le Monde Diplomatique» décembre 2003 .
Les pétroles en Russie sont privatisés, mais non les oléoducs et gazoducs, encore aux mains de l’Etat.
voir Jean-Marie Chauvier dans «Le Monde Diplomatique», mars 2004 et «Quelle place pour la Russie dans le monde?», revue «Contradictions», Bruxelles 2004 et www.globalresearch.ca