Le 4 février 2013, quelques dizaines de personnes ont répondu à l’appel: il fallait agir vite pour éviter une première coupe d’arbres qui sonnerait le démarrage d’un mégaprojet de scierie et de gros incinérateur bois conduit par la société belge Erscia dans le Morvan en Bourgogne. Cette coupe avait été engagée par surprise avec le renfort de 70 gendarmes, malgré la décision du tribunal administratif de Dijon de suspendre l’arrêté préfectoral qui l’avait autorisée.
En fin de journée, les personnes présentes ont estimé indispensable de rester sur place. S’inspirant de l’exemple de Notre-Dame-des-Landes, ils ont décidé de nommer le site la ZAD (Zone à défendre) du bois de Tronçay. Plusieurs cabanes ont été rapidement installées et depuis, les opposants au projet occupent la zone. Ensuite, plus de 600 personnes se sont relayées, avec toujours une bonne vingtaine jour et nuit.1
La ZAD du Bois de Tronçay
Mais qu’est-ce qui les inquiète à ce point dans le projet d’Erscia?
Une première mégascierie (Fruytier) devait déjà être installée sur ce même site à Sardy-les-Epiry, à environ 6 km de Corbigny (Nièvre). Le site est aux portes du Parc naturel régional du Morvan et à 3 km d’une zone Natura 2000. En 2007-2008, le projet est abandonné en raison des infrastructures locales déficientes ou inadaptées (routes, voie ferrée, ligne électrique), mais aussi en raison du bois de feuillus de 110 ha à raser et des espèces protégées qui y vivent. Elle sera installée en 2009 à La-Roche-en-Bresnil (Côte-d’Or).
En 2011, la société Erscia prend le relais. Les élus locaux et le député donnent leur feu vert à son projet d’implanter un gigantesque complexe industriel composé d’une plate-forme de sciage, d’une centrale de cogénération de biomasse et d’une fabrication de granulés destinés à produire de l’électricité en Belgique. A ce jour, le préfet a publié toutes les autorisations qui ont été attaquées en justice par les habitants de Marcilly (village le plus près du site) et deux associations environnementales (Loire vivante et Decavipec).
Au printemps 2012, des citoyens de la Communauté de Communes du pays Corbigeois, qui soutient le projet, se sont procuré les documents officiels. Tous ont été alarmés par le contenu du dossier, notamment par la destruction d’une forêt de feuillus de 110 ha (!) pour implanter l’entreprise, alors que la Nièvre regorge de friches industrielles! Mais les autres éléments du projet sont encore plus graves pour l’avenir du Morvan. C’est pourquoi, en juin 2012, ces habitants se sont regroupés pour créer l’association Adret-Morvan (A-M)2. Selon l’association, dans un premier temps, cette installation générera une pollution très importante; dans un deuxième temps, elle déstabilisera la filière bois en Bourgogne et accélérera la déforestation. A terme, elle aggravera le chômage dans la filière dès 2020.
Un incinérateur dangereux
Derrière les termes «scierie» et «cogénérateur» se cachent en fait un incinérateur et une usine de production électrique. Les élus locaux affirment que ce n’est pas un incinérateur à ordures. Ce n’est pas faux… mais ils oublient juste de préciser qu’il polluera plus que l’incinérateur à ordures de Fourchambault près de Nevers! Pourquoi?
Parce qu’il ne brûlera pas que de la biomasse mais aussi différentes catégories de déchets de bois (bois peint, vernis, bois de démolition…) qui représentent jusqu’à 75% du total sur des volumes gigantesques. Qu’on en juge: la puissance thermique de la chaudière est de 54 mégawatt, pour une consommation de 20 tonnes de combustible à l’heure, 22h30 sur 24! On comprend mieux pourquoi Erscia a prévu une cheminée de 50 m de hauteur… soit la taille d’un immeuble de 18 étages qui dégagera 598.000.000 m3 de fumée chargée de polluants par an! C’est l’équivalent de plusieurs incinérateurs à ordures que la communauté de communes veut imposer à la population du pays corbigeois et des environs.
Aujourd’hui, l’incinérateur de Fourchambault, qui pourtant ne tourne pas au maximum de sa capacité, pose de sérieux problèmes de pollution en rejetant entre 20 et 30 tonnes de polluants par an. Quand on sait qu’Erscia a obtenu des autorisations jusqu’à un maximum de 272 tonnes, chacun comprendra qu’il est légitime de s’inquiéter. Pour pouvoir alimenter l’usine avec de tels volumes, Erscia a demandé et obtenu une dérogation l’autorisant à récupérer des déchets de bois jusqu’à 300 km à la ronde…
Au-delà de la pollution directe, A-M a découvert des carences majeures sur bien d’autres points qui concernent le financement du projet, les circuits d’approvisionnement, la production d’électricité dite «verte». Mais pour les habitants du Morvan, le plus grave concerne l’impact sur la forêt du Morvan, la déstabilisation programmée de la filière et le chômage qui en découle.
La forêt et la filière bois en danger
L’implantation d’Erscia, prévue pour traiter près de 3.000 mètres cubes par jour entraînerait la coupe de 5 hectares, soit l’équivalent de 7 terrains de football toutes les 24h, 2.100 terrains par an.
Une bonne partie des peuplements résineux du Morvan sont arrivés à maturité et, selon une logique essentiellement financière, sont appelés à être exploités rapidement. Les études de 2004 et 2007 prévoyaient sur la base d’une majorité de coupes d’arbres vieux de 55 à 65 ans, une augmentation de production continue avec un pic de 1,2 millions de m3/an sous écorce en 2030. Les études prévoient maintenant ce pic de production dès 2020 et une régression continue ensuite en raison de l’exploitation forestière engagée depuis plusieurs années qui privilégie les coupes d’arbres jeunes (40 ans).
Les études synthétisées dans les publications du Parc naturel du Morvan montrent que dès 2020, sans compter l’implantation d’Erscia, la ressource sera inférieure aux capacités de sciage. Implanter Erscia est à la fois destructeur pour la forêt et irrationnel économiquement. A partir de 2020, des scieries (et pas seulement les petites) devront disparaître. L’exploitation industrielle de la forêt conduit à une baisse de la ressource à partir de 2020 avec ensuite un trou de production de 30 à 40 ans… Chacun sait que l’étalement des coupes est la seule solution pour atténuer l’incidence du choc économique, écologique et social qui se prépare. Plus on incitera aux coupes avec des capacités de sciage élevées, plus le phénomène sera violent, notamment en termes d’emplois, et ce au moins dès 2020.
Le site choisi est totalement inadapté à un projet d’une telle ampleur, comme le démontre la faiblesse des infrastructures électriques, routières, hydrauliques... Comment le département compte-t-il faire face au flux d’au moins 170 camions par jour3, un camion environ toutes les quatre minutes?
En ce qui concerne l’emploi, l’étude du dossier montre que les créations d’emplois seront inférieures aux chiffres avancés et que, parallèlement, un tel projet en détruira dans d’autres domaines. Personne n’a songé à engager une étude sérieuse sur le sujet, mais l’A-M estime que 120 emplois pourraient être créés localement, et 300 seraient perdus sur le reste du département.
Quel avenir nous prépare-t-on?
L’enrésinement (50 % actuellement) va continuer à progresser au détriment des feuillus, considérés comme pas assez rentables. Pourtant, une gestion responsable des feuillus peut être rentable comme le prouvent le groupement forestier d’Autun Morvan Ecologie4 et quelques propriétaires responsables.
Les sols, acidifiés par les résineux et par une rotation trop rapide, vont s’appauvrir comme le montre également la littérature du Parc. Ce processus sera aggravé par le retrait des déchets de sylviculture des forêts qui vont finir dans les fours d’Erscia au lieu de se dégrader sur place pour enrichir le sol. Faudra-t-il, comme dans certains pays du nord de l’Europe, être contraint de procéder à des apports d’engrais par hélicoptère pour maintenir la production à un niveau assez rentable?
Une véritable schizophrénie politique
D’une main les élus locaux signent la Charte Forestière du Morvan soucieuse d’un développement local équilibré de la filière bois ainsi que d’une gestion saine de la ressource, et de l’autre les mêmes soutiennent l’implantation d’Erscia qui est à l’opposé de toutes les recommandations de la charte. En effet, elle s’inquiète notamment des surcapacités de sciage, préconise la création d’emplois dans la deuxième transformation du bois et non dans le sciage5.
Lors d’une réunion avec Adret Morvan en présence du sous-préfet, des élus locaux, des techniciens et ingénieurs de la DREAL6 et de l’entreprise Erscia organisée par le préfet en septembre 2012, les militants d’Adret Morvan ont pu se rendre compte que les élus locaux avaient approuvé un projet qu’ils n’avaient pas lu. Ils ont constaté que même les rédacteurs semblaient un peu perdus dans leur texte. En effet le coordinateur du comité scientifique d’A-M, Frédéric Skoczylas et le vice-Président Jérome Bognard ont mis les services techniques de la DREAL et de l’entreprise Erscia dans l’embarras face à l’incohérence totale du dossier.
Cette lutte qui lie un travail très méticuleux et fouillé sur les multiples conséquences d’un tel mégaprojet (voir le dossier de presse très complet récemment publié par A-M) à une action concrète d’occupation de la zone menacée mérite d’être connue beaucoup plus largement partout en France et ailleurs. Elle pourra servir d’inspiration pour les opposants aux nombreux autres projets délirants de centrales à biomasse à Bure, Tricastin, à Gardanne… qui représentent un immense danger pour les forêts. On dirait que l’on n’a rien appris du fiasco des agrocarburants. Nous nous trouvons confrontés à un autre engouement, cette fois-ci pour l’énergie bois à l’échelle industrielle, vendu avec des arguments écologiques.
Chaque dimanche, les nouveaux «zadistes» du bois de Tronçay organisent une rencontre d’information pour toute personne intéressée…
* Ecrit à partir de différentes publications d’Adret-Morvan. Pour plus d’informations, lire «L’écho des Adrets», lettre d’information sur cette lutte <www.adretmorvan.org>.
- Vous pouvez suivre l’évolution de l’occupation, avec beaucoup de photos, sur le site: <zad-boisdutroncay.org>.
- Association pour le développement dans le respect de l’environnement en territoire Morvan.
- Ces chiffres sont issus du dossier et des calculs d’Erscia. L’A-M pense qu’ils sont largement sous-évalués.
- Cette association cherche à protéger les forêts de feuillus du territoire de Morvan en les achetant grâce à l’apport financier de ses membres. Voir le site: <www.autunmorvanecolgie.org>.
- Selon cette Charte forestière, des activités de deuxième transformation (par exemple menuiserie) représentent «un potentiel d’un emploi pour 40m3 transformés, contre un ratio d’un emploi pour 1.000 m3 dans une scierie artisanale et 3.000 m3 dans une scierie industrielle».
- Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement.