Depuis de nombreuses semaines, les mobilisations et grèves contre la réforme des retraites voulue par le président Macron, ne cessent de s’amplifier. L’article le plus souvent mis en avant est celui qui prévoit de repousser l’âge du départ à 64 ans, contre les 62 ans actuels. Pourtant, c’est loin d’être le seul qui pose problème. Voici ce qu’en dit Contre-Attaque, précédemment Nantes Révoltée, dont le nouveau projet se veut incarner une contre attaque à la fois médiatique, culturelle et politique.
L’injustice de la réforme est déjà abondamment documentée: la casse sociale en cours fera payer les plus pauvres et les femmes en premier lieu, tout le monde l’a compris. Mais l’essentiel de la contestation se focalise sur l’âge de départ, pour le plus grand bonheur du gouvernement. Élisabeth Borne[1] l’a annoncé aujourd’hui [29 janvier 2023] sur France info: l’âge de départ à la retraite à 64 ans n’est «plus négociable». Une façon de montrer la détermination du gouver-nement à casser le système de retraites, malgré la détestation populaire et la fragilité de sa majorité (relative) à l’Assemblée. Mais c’est surtout une façon de s’assurer un fusible si la contestation gagne en ampleur: l’âge légal de départ à la retraite, aussi symbolique soit-il, n’est pas le cœur de sa réforme. Laisser durer la contestation jusqu’à un recul de cet âge «non négociable» a priori pourrait être une façon d’afficher une défaite de façade tout en remportant une victoire politique.
Loi Touraine:[2] un calendrier accéléré Le cœur de la réforme porte en réalité sur l’accélération de la loi Touraine, votée en 2014 par le Parti «Socialiste». On comprend pourquoi les franges les plus molles de la NUPES[3] sont aussi discrètes sur la question: ce sont elles qui ont cassé le système de retraites, le gouvernement macroniste ne fait que précipiter son effondrement. Concrètement, cette réforme allonge progressivement la durée de cotisation nécessaire pour toucher une retraite à taux plein. Pour une majorité de la population, la question sera donc de choisir entre être vieux et pauvre ou mourir en travaillant, puisque la réforme prévoit de passer à une durée de cotisation de 172 trimestres. Avec une carrière démarrée tard ou des périodes de chômage, il faudra la plupart du temps travailler jusqu’à 67 ans pour obtenir une pension complète: qui se soucie alors de l’âge légal à 64 ans? Sans changement global, les jeunes ne verront de toute façon pas leur retraite.
L’arbre qui cache la forêt
Se focaliser sur les 64 ans, c’est donc faire le jeu du gouvernement puisque le problème est ailleurs. Comme un arbre qui cache la forêt, il est mis en avant pour deux raisons: imposer une réforme «nécessaire» et servir de garantie au gouvernement. D’abord il permet de faire culpabiliser les personnes souhaitant partir tôt, en érigeant le travail comme une fin en soi, comme le mode de vie souhaitable. Le travail n’est pourtant qu’aliénation dans une société capitaliste: il symbolise la mort et la souffrance. Le terme même de «travail» provient du latin tripalium, un instrument de torture…
Pour bien faire culpabiliser les masses, quoi de mieux que de montrer les efforts réalisés dans d’autres pays? Le Japon est souvent cité en exemple, les médias de milliardaires s’extasiant sur une possible retraite à 70 ans, sans âge limite. Ces derniers jours, de nombreux reportages fleurissent sur ces employé·es japonais·es travaillant à plus de 80, voire 90 ans. C’est sans préciser que le niveau des pensions est tellement faible, et le coût de la vie tellement important, que les seniors n’ont bien souvent pas le choix. L’angle retenu est pourtant trop souvent culturel, et même raciste: ces Japonais·es dévoué·es qui voudraient travailler ad vitam aeternam, pas comme ces feignant·es de Français·es qui voudraient partir à 60 ans.
Autre exemple à suivre pour le gouvernement: la Suède, qui a instauré il y a plus de 20 ans la retraite à 65 ans. Sauf que les Suédois et Suédoises partent en moyenne à 62 ans, avec des retraites incomplètes. Et encore, certaines années passées hors-travail sont prises en compte, comme le service militaire obligatoire ou les années d’études supérieures, ce qui n’est pas le cas dans le projet de Macron. Pourtant le créateur de la réforme suédoise, le libéral Karl Gus-taf-Scherman, affirme désormais que c’était une mauvaise idée et appelle Macron à ne pas s’en inspirer.
Quelle durée de cotisation en Europe?
Malgré ces mauvais exemples, la propagande gouvernementale continue à justifier la réforme en s’appuyant sur ce qui est fait dans d’autres pays, par exemple sur le site Vie Publique[4]. Tout en admettant que les systèmes sont très différents et difficilement comparables, il s’agit de s’en inspirer pour le seul âge de départ en retraite. Le discours serait bien différent si l’on s’en inspirait pour la durée de cotisation, que Macron entend porter le plus vite possible à 43 ans. En Grande-Bretagne, un·e retraité·e peut partir avec une pension complète après 30 annuités, tandis qu’il en faut 35 en Belgique, Allemagne et Espagne, et 36 en Italie. La Grèce prévoit de passer de 37 à 40 ans de cotisation: même le rouleau compresseur de la Troïka[5] n’a pas été aussi loin que Macron lorsque l’Union européenne et le FMI ont forcé la Grèce à réaliser des réformes libérales.
Lorsqu’une personne n’a pas suffisamment cotisé, elle peut tout de même partir en retraite à l’âge légal, mais en subissant une décote. Et là encore, l’État français est sans pitié: jusqu’à 25% de retraite en moins pour ces populations souvent plus précaires que les autres (les femmes, souvent, ou celles et ceux qui ont connu de longues périodes de chômage). En comparaison, notre voi-sin allemand plafonne ce système de décote à 7% du montant de la pension: beaucoup d’Allemand·es partent à 63 ans, sans trop y perdre.
L’exemple du CPE en 2006[6]
Mais alors pourquoi focaliser sur un âge légal qui ne change rien à l’injustice sociale de cette réforme? Pour servir de fusible: l’État se montre inflexible sur un point symbolique de la réforme, la contestation monte, elle dure, les grévistes fatiguent, perdent de l’argent et de l’énergie dans la lutte, s’épuisent, et si vraiment le gouvernement se trouve en difficulté, s’il doit reculer, alors il fait sauter le fusible.
Cette manœuvre politicienne est bien connue, et l’un des exemples les plus parlant de ces dernières années est celui du CPE en 2006. Souvent présenté comme une victoire syndicale qui a forgé une génération de militant·es, il s’agit en réalité d’une immense défaite pour les luttes. Un projet de loi «d’égalité des chances» inique qui augmente la précarité, légalise le travail de nuit dès 14 ans pour les apprenti·es et un tas d’autres crasses venues de la droite chiraquienne. Pour faire passer la pilule, le gouvernement De Villepin[7] y ajoute un article qui focalisera l’attention: la possibilité de signer un Contrat Première Embauche, sorte de CDI où la période d’essai dure deux ans, sans que les «protections» du salariat ne s’appliquent. Immédiatement c’est la grève, mais le gouvernement attendra deux mois avant de retirer cet article, qui ne serait de toute façon jamais passé devant le Conseil Constitutionnel. «Victoire!» crient les syndicats qui stoppent les grèves et appellent à lever les occupations dans les facs. Tout le reste de la loi passe comme une lettre à la Poste: défaite des droits sociaux, largement amplifiée depuis par les gouvernement successifs, qui saccagent méthodiquement le code du travail.
Dans deux mois, en cas de très forte mobilisation, l’âge légal sera peut-être «ramené» à 63 ans, le gouvernement aura «fait des concessions» et Laurent Berger de la CFDT[8] signera avec bon cœur cette «victoire» syndicale. C’est à ce moment-là qu’il s’agira d’être vigilant·es, qu’il faudra tenir le plus fort, être les plus solidaires et offensif/ves, car c’est à ce moment-là qu’un véritable mouvement pourra réclamer mieux. C’est lorsqu’il n’aura plus de fusible qu’il faudra faire sauter les plombs de ce gouvernement.
Contre-attaque*, 29 janvier 2023
- Le projet de loi instituant en France le contrat première embauche (CPE) puis son adoption par le Parlement français le 31 mars 2006 entraînent, au cours des mois de février, mars et avril 2006 un important mouvement étudiant et lycéen, soutenu par des partis politiques et par la plupart des syndicats.
- Premier ministre du 31 mai 2005 au 17 mai 2007, sous Chirac.
- Confédération française démocratique du travail, syndicat considéré comme «social-traître» pour avoir très souvent négocié contre les intérêts des travailleur·euses.