Certain-e-s nous disent et nous rabâchent que ce sont nos valeurs qui ont été attaquées le 13 novembre. Les valeurs fondamentales de la République. Je ne discuterai pas ça ici, ni même le fondement de ces valeurs, je n’en ai ni le temps, ni la place, ni l’énergie. Mais force est de constater que la réponse visible, rapide de l’Etat pour défendre ses valeurs est de s’asseoir dessus de tout son poids. Quand Etat fâché, lui toujours faire comme ça!
Liberté, Egalité, Fraternité, nous disent-il-le-s. Pour la Liberté, on repassera. Au moment où la France déclare officiellement au Conseil de l’Europe qu’elle «dérogerait» à la Convention Européenne des Droits de l’Homme dont elle est signataire. L’Egalité se transforme en arbitraire total, avec environ 2.000 perquisitions administratives réalisées sur on ne sait quelle base. Les assignations à résidence1 pleuvent, visant tout un tas de gens, d’une personne qui a joué une fois au paint-ball avec les mauvais compagnons de jeu à des membres d’associations, en passant par la personne qui a fait du jogging de nuit... La Fraternité a dû s’exprimer dans le saccage par les forces de l’ordre de la mosquée d’Aubervilliers lors d’une perquisition, infructueuse, qui s’est soldée par plusieurs milliers d’euros de dégâts...
L’Etat tombe le masque
Après les attentats de janvier, on avait déjà vu poindre le vrai visage de l’Etat:
Interdiction administrative de sortie du territoire ou bombardement par l’Etat, à l’étranger (en Syrie en l’occurrence), de ses propres ressortissant-e-s dans des camps d’entraînements, nous dit-on. Et maintenant on arrive à la déchéance de la nationalité pour les binationaux ou à l’interdiction d’entrée sur le territoire pour ces mêmes binationaux.
Où et quand avons-nous vu un Etat refuser à ses propres ressortissant-e-s de rentrer dans leur pays?
La Constitution, base de notre soi-disant vivre ensemble, est évacuée par le Premier ministre lui-même qui demande au Sénat de ne pas saisir le Conseil constitutionnel sur la loi prolongeant l’état d’urgence même s’il est conscient que certaines mesures sont en délicatesse avec la constitution. On ne prend plus de gants, on n’y met même plus les formes habituelles, on fonce et dégaine tous azimuts. Et l’Etat apparaît dans toute sa splendeur.
L’interdiction de manifester dimanche 30 novembre à Paris (mais aussi dans toute la France) a été bravée par plusieurs milliers de personnes, en particulier place de la République. Il s’en est suivi cette nouvelle méthode expérimentée lors des mouvements contre le CPE2 à Lyon de la «garde à vue à ciel ouvert», avec des centaines de personnes bloquées plusieurs heures sur la place, avec interdiction de sortie ou d’entrée...
Les personnes qui ont tenté de résister à cette nasse policière se sont faites gazer, matraquer. Bilan: 340 arrestations, 317 gardes à vue. Joli score. Cazeneuve, le ministre de l’Intérieur, ressort l’éternel refrain distinguant entre bons manifestant-e-s sincères et méchant-e-s violent-e-s. Traditionnelle antienne pour ne pas apeurer les gentil-le-s manifestant-e-s et leur laisser croire qu’il-le-s ne sont pas concerné-e-s par les mesures liberticides.
Et tout l’exécutif de justifier a posteriori l’interdiction de manifester par ces heurts... Comme si ces heurts n’avaient pas aussi leurs origines dans l’interdiction.
Les discours médiatico-politiques pointent les personnes impliquées dans les luttes de Notre-Dame-des-Landes, de Sivens, contre le TAV en Italie ou contre la poubelle nucléaire à Bure... Est-on en train de créer l’ambiance pour une répression de grande ampleur contre ces mouvements qui restent une sacrée épine dans les projets d’infrastructures COP21-compatibles?
Droit dans le mur
Il y a quelque chose de pourri au royaume de Hollande. Les conséquences et réactions aux attentats du 13 novembre nous font entrer dans une nouvelle ère, une nouvelle page s’ouvre et va s’écrire en brun.
La seule réponse de nos élites est donc guerrière et sécuritaire. Naïvement, je pensais que l’état d’urgence, cette mesure d’exception, allait être temporaire. J’avais encore trop de vieux relents de foi dans la démocratie... L’exception va devenir la règle, le quotidien.
Lors de son inauguration, le plan «vigipirate» était aussi temporaire, évidemment. Pourtant, nous avons été sous «vigipirate» sans interruption depuis 1986, à des niveaux d’alerte plus ou moins hauts, plus ou moins rouges ou écarlates ou rouges ultra foncé.
La proposition de réforme constitutionnelle a été envoyée au Conseil d’Etat pour avis. On voit donc la direction que prend notre président en chef. Tout d’abord la sortie de l’état d’urgence prendra six mois avec le maintien de certaines mesures levées progressivement. Comme le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur commencent à préparer le terrain et les esprits pour une prolongation de l’état d’urgence, à l’estime, on est parti pour un an de cette petite musique. Pour commencer...
Les perquisitions administratives pourraient être étendues. Actuellement, même avec «l’urgence» il y a nécessité d’un Officier de Police Judiciaire. Ce ne sera peut-être plus le cas. Pour les assignations à résidence, les choses ne sont pas encore très claires. Par exemple on apprend dans Le Monde daté du 5 décembre que les policiers aimeraient: «prévoir la possibilité de placer en rétention administrative de sûreté des personnes visées par une fiche S3 en période d’état d’urgence.» C’est un document «établi mardi 1er décembre par la Direction des Libertés Publiques et des Affaires Juridiques (DLPAJ)». Le nombre de fiches S serait passé de 5.000 en 2012 à 10.000 en cours en 2015, dont 5.000 concernant des «islamistes». Dans les 10.000 personnes on trouve de tout: islamistes évidemment, mais aussi militant-e-s de «l’ultragauche» ou de l’extrême droite, etc.
On parle de l’interconnexion des fichiers, en particulier celui de la Sécurité Sociale, extrêmement fourni et précis et qui inclut, par le biais de l’Aide Médicale d’Etat, les sans-papiers. On en est à 80 fichiers de police actuellement.
Il y a aussi l’extension tous azimuts des pouvoirs de la police avec un assouplissement de la légitime défense pour les policiers. La police tue entre 10 et 12 personnes par an, on se demande le score que réalisera ce corps une fois adoptée une telle mesure. Sans compter que les sociétés de vigiles commencent aussi à faire entendre leur voix. Ils veulent ainsi «des souplesses en matière de législation sociale» pour sortir des 35 heures mais aussi, en incluant les heures supplémentaires «une dérogation aux 48 heures» maximum actuellement. Ce n’est pas tout. Le Huffington Post4 nous apprend que: «Selon Claude Tarlet, président de l’Union des entreprises de sécurité privée, il faudrait réfléchir à des ‘prérogatives complémentaires […]. On peut envisager que certaines entreprises privées, […] et dès lors qu’elles sont sous le contrôle exclusif de l’Etat, puissent sous certaines conditions bénéficier d’une autorisation d’armement. […]L’Etat a besoin de cette filière’ dans son dispositif de sécurité intérieure et de lutte contre le terrorisme. Car les forces publiques, malgré l’annonce de la création de 5.000 emplois supplémentaires dans la police et la gendarmerie, ‘ne suffiront pas à elles seules à faire face aux besoins’, estime-t-il.»
Dans la biodiversité des mesures étudiées, on peut parler de l’extension de la garde à vue pour terrorisme, qui passerait de 6 à 8 jours. Sur Atlantico5: «Les forces de l’ordre demandent par exemple l’autorisation de fouiller les véhicules et les bagages ‘sans le consentement des personnes’ et veulent pouvoir réaliser des contrôles d’identité ‘sans nécessité pour les forces de l’ordre de justifier de circonstances particulières’. Autres demandes: ‘une mesure d’obligation de signaler ses déplacements (mesure intermédiaire avant l’assignation à résidence)’, la possibilité de ‘conduire [un perquisitionné] dans des locaux de police ou de gendarmerie [pour] procéder aux prélèvements ADN, interdire les connexions Wi-Fi libres et partagées’ durant l’état d’urgence et supprimer les ‘connexions Wi-Fi publiques […] sous peine de sanctions pénales’.
Et la liste se poursuit, avec notamment la volonté d’allonger la durée de la retenue pour vérification d’identité à 8 heures, de pouvoir abaisser le seuil des radars routiers ‘sur une zone déterminée afin de flasher (sans émission de contravention) l’ensemble du trafic routier et ainsi localiser un véhicule’ ou encore ‘interdire et bloquer les communications des réseaux TOR en France’. Ce réseau d’anonymisation, bloqué notamment par l’Iran, ‘est utilisé par de très nombreux activistes et dissidents de pays autoritaires’, rappelle Numerama6.»
Et last but not least, la déchéance de la nationalité. J’évoquais au début de cet article la transformation de la relation de l’Etat avec ses ressortissant-e-s. Le président Hollande, à l’instar de Marine Le Pen, veut détruire le droit du sol français. Jusqu’à présent, toute personne née sur le sol français pouvait devenir française. Le président veut, dans la Constitution, mettre en place la déchéance de la nationalité pour les personnes binationales, y compris pour celles nées en France, donnant ainsi une réalité légale aux fameux «Français de souche», si chers aux identitaires… le Canard Enchaîné rigolait, il y a quelques semaines, en précisant qu’il n’y avait que 358 Français de Souche, petite commune d’Ardèche…
Quand on voit comment se passe l’état d’urgence au quotidien, avec ses perquisitions musclées – un malade cancéreux et cardiaque jeté au sol et menotté, matraquage de cinq personnes coupables d’avoir joué de l’harmonica et du tambourin «en réunion», on se dit que le climat en Russie va bientôt être plus respirable qu’ici.
Ce qui est sûr, c’est que toutes ces mesures vont attiser un ressentiment qui s’exprimera forcément un jour ou l’autre, d’une manière ou l’autre. Car l’arbitraire génère amertume et rancune, surtout si celui-ci est mâtiné de racisme ou d’islamophobie.
Et le pied sur l’accélérateur
Le 23 décembre dernier, le conseil des ministres étudiait la proposition de loi de réforme constitutionnelle pour ancrer l’état d’urgence dans le marbre de la loi fondamentale. Elle sera débattue à partir du 3 février. Les ors de la république ont bruissé ces derniers jours de différentes rumeurs à ce propos, et les analystes, certains politiques et même la ministre de la Justice (qui devra défendre cette loi au parlement) commençaient à penser que la déchéance de la nationalité pour les binationaux nés en France n’y figurerait pas. Patatras, les Daltons du virage sécuritaire que sont Hollande, Valls et Cazeneuve ont gagné contre les (timides) voix moins hargneuses: la déchéance de la nationalité sera inscrite dans la constitution. C’est la fin de plus de 200 ans de droit du sol.
Et pourtant Valls a dit lui-même que c’est «une mesure hautement symbolique», dont «l’efficacité n’est pas l’enjeu premier». Le symbole extrême droitier plutôt que l’efficacité de la lutte contre le terrorisme... tout est une question d’ambiance.
Le même jour, le Premier ministre a aussi sorti de sa besace un «projet de loi renforçant la lutte contre la criminalité organisée, son financement, l’efficacité et les garanties de la procédure pénale». Un texte «technique mais costaud» selon Matignon, qui renforce considérablement les pouvoirs des enquêteurs en matière d’antiterrorisme. L’idée est de judiciariser au maximum des éléments qui ne pouvaient encore l’être. Mais il faut étudier ceci plus précisément...
- Une assignation à résidence, c’est entre deux et quatre pointages par jour au commissariat ou à la gendarmerie, l’interdiction de sortir de la ville et l’obligation de rester chez soi de 20 h à 6 h. Le non-respect peut entraîner de 1 à 4 ans de prison et jusqu’à 45.000 euros d’amende.
- Contrat Première Embauche, un projet de loi de 2006 visant les moins de 26 ans qui avait rencontré une très vive opposition, en particulier de la part des lycéen-ne-s et étudiant-e-s, et suscité un mouvement social de grande ampleur.3. En France, fiches signalétiques des personnes recherchées, S est l’abréviation de Sûreté de l’Etat.
- Huffington post, site web d’information américain, et site français d’actualité depuis 2012.
- Atlantico, site web d’information français, généralement classé à droite, existe depuis 2011.
- Numerama, site web d’actualité sur l’informatique et le numérique.